David Ndachi Tagne
Ecole Supérieure des Sciences et Techniques de l'Information
et de la Communication
Université de Yaoundé 2
DNT- Evelyne Mpoudi Ngollé vous avez déjà publié un roman qui a paru il y a quelques années aux éditions L'Harmattan et vous en préparez un nouveau sur le thème du Sida; pouvez-vous nous parler de cette oeuvre inspirée par ce qu'on a appelé "le mal du siècle" ?
EMN - Ce n'est pas très facile de parler de façon précise d'une oeuvre qui est encore en gestation.
DNT - Bien sûr mais, on peut quand même remonter à la genèse de l'opération.
EMN - Evidemment. La genèse de l'opération, c'est l'actualité. Le fait que le Sida fait de grands ravages m'a amenée à décider de parler de ce fléau. Mon roman parle d'une famille dont l'un des conjoints, le père, est touché par la maladie. Dès lors, les questions qui se posent sont les suivantes : comment perçoit-il cette maladie ? Comment son entourage l'accepte-t-il ? Comment affronte-t-il la maladie et toutes les conséquences sociales que cela peut entraîner ?
DNT - Et à quel stade de l'écriture de ce roman en êtes-vous en ce moment?
EMN - Si je ne change pas d'avis, je pense en avoir écrit à peu près les deux tiers. Dans la chronologie des événements, la famille a déjà été informée de la maladie et les choses commencent à s'effondrer autour de notre malade. Il est allé voir un guérisseur en se disant que le médecin s'était trompé et avait établi un faux diagnostic. Pris de désespoir, on essaie de s'accrocher à autre chose,notamment, des charlatans qui vous racontent n'importe quoi et qui exigent de vous des tas de choses incroyables.
DNT - Madame Mpoudi Ngollé, quelle est votre perception du Sida aujourd'hui ?
EMN - Le Sida, je le perçois évidemment comme une immense catastrophe humaine. J'en viens parfois à me demander s'il ne s'agit pas d'une punition, mais j'aime mieux ne pas poursuivre dans cette voie. La fin du XXe siècle arrive avec ses grands maux et il faudrait qu'il y ait un grand élan de solidarité, qu'on se serre les coudes pour pouvoir juguler cette épidémie-là.
DNT - Vous êtes femme de médecin et votre époux s'occupe de cette maladie; est-ce qu'il y a une relation entre l'inspiration de la romancière et le travail du conjoint ?
EMN - Oh oui, certainement. Mon époux s'occupe effectivement du programme national de lutte contre le Sida au Cameroun et il vit avec ce problème. Il est parmi ceux qui se battent pour essayer de trouver des solutions. Pour l'instant la solution n'étant pas encore celle qu'on attend, c'est-à-dire pouvoir guérir le Sida, il participe à la lutte qui consiste à prévenir, à prévoir la maladie.Il y a tellement de documents sur le Sida autour de moi, dans ma maison, partout, que forcément je me suis laissé un peu inspirer, si vous voulez, par cet environnement.
DNT - Vous êtes aussi enseignante. Est-ce qu'autour de vous, à l'école, les élèves sont conscients du fait que ce mal existe ? Et quelles dispositions prenez-vous pour les informer ?
EMN - Oui, les élèves sont au courant. Il y a eu beaucoup de séances de travail, de rencontres avec des spécialistes de cette épidémie, beaucoup d'entretiens avec les élèves qui sont assez imprégnés de la situation. On leur distribue des documents, on organise des causeries avec des personnes qu'on appelle des "pères éducateurs" ou des spécialistes qui leur parlent du Sida et qui répondent à leurs questions. Pour l'instant, l'accent est mis sur la prévention : avertir les élèves des risques qu'ils vont rencontrer dans leur vie sexuelle, les prévenir des dangers qu'ils courent et les amener à se protéger.
DNT - A votre avis, est-ce que ce sont les filles ou bien les garçons qui montrent le plus d'inquiétude face au Sida?
EMN - Je ne saurais pas le dire. J'ai l'impression qu'en ce moment, il y a une sorte d'uniformisation qui ne tient plus compte du sexe; les jeunes de maintenant assument plus facilement leur individualité qu'ils soient de l'un ou l'autre sexe. Je crois que c'est un point positif. Quant à l'inquiétude ? Je ne sais pas. Je n'ai pas vraiment perçu d'inquiétude chez eux. Ce que je perçois, c'est beaucoup d'intérêt. Ils s'intéressent énormément à tout ce qui est dit sur le Sida et ils en profitent pour poser des questions sur ce qui les intéresse encore plus, c'est-à-dire tout le domaine de la sexualité, du développement de l'individu, parce que ce sont des enfants, des adolescents et vous vous doutez bien qu'à cet âge-là, on est très curieux de découvrir tout ce qui regarde le développement, tout ce qui regarde le sexe.
DNT - Est-ce que votre époux a lu votre manuscrit?
EMN - Oui, il a lu le début, surtout la partie où il est question d'informer le malade et de lui apprendre qu'il est effectivement malade. Il pensait que c'était l'occasion de montrer comment devait se faire la prise en charge des malades au niveau de l'information et il a eu un apport important à ce niveau-là.
DNT - Alors, un thème comme le Sida, vous le pensez comme un thème ordinaire, ou bien comme un thème littéraire extraordinaire ?
EMN - Ordinaire. Il est peut-être un peu nouveau parce que l'épidémie elle-même est récente, mais c'est un thème littéraire comme n'importe quel autre; il y a eu une époque où c'était la syphilis, une autre époque où c'était la peste, au fil de l'histoire littéraire on peut découvrir comme ça des courants qui sont inspirés par l'actualité.
DNT - Et dans le contexte africain, n'y a-t-il pas des tabous qui se développent autour de thèmes comme celui-la ? Il y a la sexualité et surtout il y a une maladie qui terrorise ?
EMN - Justement, et je prends grand plaisir, moi, à bousculer les tabous. L'un des principaux problèmes rencontrés par ceux qui sont engagés dans cette lutte contre le Sida, c'est justement les tabous. Il y a tellement de tabous qui entourent tout ce qui a trait à la vie sexuelle, dans nos civilisations africaines, que c'est déjà toute une révolution que d'amener les gens à parler de sexe, à parler de préservatifs, à parler de l'utilisation même de ces préservatifs, etc.
DNT - Que cherchez-vous à accomplir en vous engageant de la sorte et en écrivant cette oeuvre qui met en scène le Sida ?
EMN - L'une des choses que je vise, c'est l'ouverture du dialogue, que des personnes qui sont dans la même famille puissent parler plus ouvertement de certaines choses; que dans la société, on soit un peu plus à l'écoute des uns et des autres; si vous voulez, je privilégie ce problème d'échange, de communication. Evidemment, ce n'est pas le seul thème du roman, il y en a d'autres mais c'est difficile de parler d'un ouvrage qui n'est pas encore terminé.
DNT - Pourrait-on dire que vous êtes à l'affût de thèmes quelque peu iconoclastes; vous avez parlé de la folie dans votre premier roman, et maintenant vous parlez de cette maladie qui fait peur et dont on dit que ... on n'est même pas sûr qu'elle puisse se soigner ... êtes-vous, à votre sens, une romancière du désespoir ou de l'espoir ?
EMN - Je dirais plutôt de l'espoir. Je suis une personne très optimiste et je suis sûr qu'un jour on trouvera bien le moyen de soigner cette maladie, comme on en a trouvé pour d'autres; d'ailleurs ces derniers temps, l'actualité nous apprend qu'il y a de nouveaux traitements qui offrent des jalons d'espoir. Ils ne guérissent peut-être pas encore le Sida, mais ils ralentissent au moins le développement de la maladie. Oui, il n'y a pas de doute, je suis une romancière de l'espoir.
DNT - Est-ce que vous connaissez des sidéens ? Est-ce que vous avez vécu leur drame de près ?
EMN - Peut-être pas de très près, mais je connais des personnes atteintes du Sida. En les côtoyant, je sens le désespoir dans lequel elles vivent. Au début, lorsque les familles sont informées, il y a d'abord un tabou, et la loi du silence s'installe autour de la maladie. Et puis pendant que s'installe cette loi du silence, c'est ... presque le monde qui s'effondre.Il y a une espèce de peur panique qui s'empare de l'entourage du malade qui finalement se retrouve souvent complètement seul.C'est une solitude très très désespérée parce que le malade sait déjà qu'il n'y a pas de traitement et se voit dépérir, tout seul; et je crois que les malades souffrent plus encore de leur solitude que de leur maladie. Le rôle des médecins et de tous ceux qui combattent l'épidémie, est d'informer les familles sur les risques qu'ils courent, mais surtout aussi les informer sur les risques qu'ils ne courent pas. Il faut convaincre les familles de ne pas abandonner leurs malades; leur montrer que personne ne risque d'être contaminé en saluant, en faisant une bise ou en s'occupant d'un malade.
DNT - Est-il important pour vous que ce livre soit écrit par une femme ?
EMN - Oui. Je crois qu'en tant que mères de famille, les femmes ont un grand rôle à jouer dans cette histoire-là. Parce que c'est à nous, les mères de famille, de prévenir et nos enfants et nos époux et notre entourage des risques qu'ils courent et je crois que le regard de la femme sur un problème est un regard différent de celui des hommes. Et puis le regard Africain est aussi très important parce que tout le monde sait que maintenant l'épidémie a trouvé son terrain de prédilection en Afrique. Il faut absolument que les Africains apportent leur témoignage au sujet de cette épidémie.
DNT - Est-ce que vous pensez à des lecteurs qui pourraient être ailleurs, en Amérique, en Australie ou en Europe, en écrivant ce livre ? Est-ce que ça peut leur apporter quelque chose également ?
EMN - Bien sûr. Je crois que c'est important de savoir comment on perçoit le problème ailleurs que chez soi. Quel est le regard que les autres portent sur ce problème? Comment essaient-ils de le résoudre? C'est d'autant plus important que nous avons à faire à une pandémie qui, par définition, ne connaît pas de frontières.
DNT - Est-ce que vous avez déjà choisi le titre de ce roman ?
EMN - J'hésite entre "Jusqu'au bout de la solitude" et "Voyage au bout de la solitude", mais je pense que je vais pencher pour le premier.
DNT - Merci Evelyne Mpoudi Ngollé.
Dr David Ndachi Tagne est critique littéraire, journaliste, écrivain, éditeur et animateur culturel au Crac, Yaoundé. (Pour plus de renseignements, consulter la page de Dr Ndachi Tagne sur Internet).
Il a publié dans plusieurs domaines:
- théâtre: (M. Handlock, Editions CLE, 1985);
- roman: (La reine captive, l'Harmattan, 1986);
- récit: (La vérité du sursis, Editions Silex, 1987) ;
- biographie: (Anne Marie Nzié,Voix d'or de la chanson camerounaise, SOPECAM, 1990);
- poésie: (Sangs mêlés, sang péché, l'Harmattan, 1992);
- et ouvrages didactiques: (Guide du journaliste africain en environnement, CRAC, 1996).
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