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Djibril Samb
Institut Fondamental d'Afrique Noire Cheikh Anta Diop, Dakar
Mais comment ne pas remercier aussitôt, en mon nom propre et en celui des Nouvelles Éditions africaines du Sénégal (NEAS), qui m'ont confié la lourde responsabilité de les représenter officiellement, le Jury du prestigieux Noma Award qui a couronné mon livre intitulé L'Interprétation des rêves dans la région sénégambienne, suivi de la clé des songes comparée de la Sénégambie, de l'Égypte pharaonique et de la tradition islamique, choisi parmi 107 ouvrages rédigés en 10 langues différentes, proposés par 69 éditeurs de 19 pays africains ? Je voudrais vous assurer que je mesure bien l'exceptionnelle valeur de votre Prix, non seulement parce qu'il est précédé en amont par une redoutable sélection effectuée par les éditeurs eux-mêmes et par leurs experts, et que le Jury lui-même, naturellement, est porté et je dirais a intérêt à retenir ce qu'il juge le meilleur, mais aussi, parce que l'on m'a fait savoir, de bonne source, que votre Prix est, en Afrique, la consécration suprême pour un écrivain, un érudit ou un universitaire.
Parlant de l'immense prestige du Prix Noma, je ne puis m'empêcher de rendre hommage à son éminent fondateur, feu Shoichi Noma, et à ses continuateurs, pour leur brillante idée qui leur vaudra la reconnaissance éternelle de l'Afrique, ainsi à jamais liée intellectuellement et spirituellement à la glorieuse civilisation du pays du Soleil Levant. Je ne puis non plus manquer de nourrir, par la même occasion, une pieuse pensée à l'endroit de ma compatriote, feue Mariama Ba, première lauréate du Prix Noma, pour son roman Une si longue lettre, qui continue de faire les délices de tous les passionnés des Belles Lettres africaines.
Après ce prologue, je voudrais vous livrer, comme on l'a souhaité, quelques réflexions sommaires sur le rôle du livre en Afrique, "ancienne" et moderne, avant de dire un mot de L'Interprétation des rêves dans la région sénégambienne.
Rappelons, avant tout, que l'Afrique n'est pas ce continent totalement privé d'écriture, que l'on s'est souvent plu à décrire comme réduite à la seule culture de l'oralité, même si cette notion a été reconsidérée, depuis trente ans, par une foule d'études menées principalement par les ethno-linguistes, les sémioticiens et les historiens. L'Égypte, qu'elle ait ou non inventé l'écriture, la connaît cependant très certainement depuis au moins cinq mille ans, comme l'illustre le papyrus d'Edwin Smith, si l'on fait abstraction de l'os d'Ishango, présenté comme "le plus ancien document à entailles d'Afrique" (Battestini 1997 : 44), et dont l'âge est estimé entre 8500 et 25 000 ans.
Ailleurs, en Afrique noire, on sait que l'écriture nsibidi, indépendante de toute influence externe, existe depuis 1700 au Nigeria. En Afrique occidentale, le vaï, le mendé, le guerzé, le toma, le bassa et le bamoun étaient écrits, comme l'étaient le nuba et le galla, par exemple, en Afrique orientale.
Quant au livre, il est connu et pratiqué de longue date par l'Afrique noire, de même que les gens de lettres y sont bien traités, comme en portent témoignage abondamment les historiens médiévaux. Dans sa Description de l'Afrique, au livre VII, Léon l'Africain (ob. 1550 ?) dit du roi Askia de Tombouctou qu'"il porte grand honneur à ceux qui font profession des lettres, et pour ce regard, on rapporte dans cette cité des livres écrits à la main qui viennent de Barbarie, lesquels se vendent fort bien, tellement qu'on en retire plus grand profit, que quelque autre marchandise qu'on sache vendre" .
Ibn Batoutah (ob. 1378 ?) mentionne dans ses Voyages qu'il a trouvé, chez un commandant de Tombouctou, "un exemplaire du Kitab Almodhich ou du livre intitulé L'Étonnant d'Ibn Aldjeouzy". À Gaoga, Léon l'Africain, près de deux siècles plus tard, note que le roi Homara aussi "porte grand honneur aux gens de lettres et les a en grande recommandation", tandis qu'à Tombouctou, il remarque "plusieurs prêtres et docteurs, qui sont tous assez raisonnablement par le roy salariés[Sigma]". L'on sait aussi comment, d'après Ibn Khaldoun , le roi du Mali, Mansa Moussa, lors de son pèlerinage fameux à la Mecque (1324), ramena avec lui le poète espagnol es-Saheli, qu'il plaça, ainsi que sa descendance, sous sa bienveillante protection.
Au XIe s. déjà, El Bekri (ob. 1067), qui n'a cependant jamais visité le continent, dans sa Description de l'Afrique septentrionale, signale que la ville de Ghana "possède des jurisconsultes et des hommes remplis d'érudition".
Aujourd'hui, avec les évolutions et les mutations nées de plusieurs siècles de contact avec l'Occident chrétien et le monde arabo-islamique, le livre est devenu un aspect encore plus important de la civilisation et de la culture africaines.
C'est que le livre assume plusieurs rôles irremplaçables. Tout d'abord, il est et demeure un instrument privilégié de transmission du savoir scientifique, technique et culturel. C'est pourquoi, avec des fortunes variables, les gouvernements africains ont essayé de mettre en oeuvre des politiques de promotion et de développement du livre. Parfois même, certains États africains se sont associés, par le passé, pour fonder une maison d'édition commune. Ce fut le cas des Nouvelles Éditions africaines (NEA) créées en 1972 par le Sénégal, mon pays, la Côte-d'Ivoire et le Togo. Malheureusement, l'expérience n'a duré que dix-sept ans (1972-1989), mais chaque pays se retrouve avec ses Nouvelles Éditions, sans doute moins fortes isolément, mais ayant conservé une vitalité certaine pour les cas des Nouvelles Éditions africaines du Sénégal (NEAS) et des Nouvelles Éditions ivoiriennes (NEI).
Le livre est aussi un puissant instrument d'affirmation et de renforcement de l'identité africaine. En vérité, l'Afrique noire, depuis la nuit des temps, n'a jamais ni méconnu ni renoncé à l'ouverture aux autres, à la diversité des contacts et des échanges féconds avec d'autres peuples. Cependant, surtout en cette ère où la tentation de l'uniformisation compromet parfois ce que la mondialisation peut avoir de fécond, elle ne renie pas pour autant la préservation de sa personnalité, de sa civilisation et de sa culture. Même des pays autrement plus puissants que ne le sont généralement les pays africains revendiquent le droit à la différence ou à l'exception culturelle. Aucune nation, il est vrai, n'a intérêt à délaisser ce qui la constitue comme entité vivante, historique, c'est-à-dire ses souvenirs communs, et son destin collectif.
Enfin, loin d'être un instrument d'enfermement sur soi, sur ses particularités, ou d'être un miroir offert à un narcissisme délétère, le livre est un moyen de dialogue, de découverte réciproque, d'échanges avec l'Autre. Bref, c'est un puissant moyen d'universalisation de l'homme, de rapprochement entre les hommes et entre les peuples jusque dans leur intimité. Car, dans toute expérience humaine, si singulière qu'elle nous apparaisse tout d'abord, il y a une part immarcescible qui parle à tout l'Homme, qui lui fait signe, qui l'appelle à une auto-reconnaissance. C'est l'un des sens que l'on peut donner au mot fameux du célèbre Térence : Homo sum, humani nil a me alienum puto.
L'un des buts poursuivis par mon Interprétation des rêves dans la région sénégambienne, au-delà de la motivation de toute recherche fondamentale qui est de développer la connaissance humaine et d'affiner notre compréhension du monde, c'était précisément de révéler ce qui pouvait rapprocher l'imaginaire sénégambien de l'imaginaire universel, de telle sorte que l'Australien par exemple, vivant aux antipodes de cette région, puisse réaliser, en lisant tel symbolisme onirique ou en prenant connaissance de telle expérience onirique, combien le Sénégambien, dans son intimité même, lui est tout à coup si proche dans le temps même où il mesure sa différence, qui n'est cependant pas de l'ordre de l'irréductible. En somme, ce livre devrait illustrer, dans un domaine limité mais essentiel, combien les hommes, tout en étant différents, sont proches les uns des autres, et comment s'articulent concrètement, dans une sphère déterminée de la vie humaine, "universalisme et particularisme, globalité et diversité, sans tomber dans les travers ni du culturalisme ni du relativisme" (Samb 1999: 140).
C'est pourquoi, m'adressant à un aréopage d'éditeurs, de professionnels du livre, d'universitaires et d'érudits, j'exprime le souhait que L'Interprétation des rêves puisse être traduit rapidement au moins en anglais, en allemand et en japonais, en vue de mieux faire connaître à un public plus étendu l'intimité psychologique et les ressorts profonds de l'imaginaire des Africains noirs. Feu Shoichi Noma n'eût sûrement pas désavoué une telle ambition.
Pour conclure, j'ai plaisir à rappeler à tous nos amis, et notamment aux éditeurs et professionnels du livre, que les responsables des NEAS m'ont chargé tout spécialement d'être leur mandant et de mener tous contacts et tous échanges utiles, quel qu'en soit le niveau. Ils expriment, à l'endroit du Jury du Prix Noma, leur pleine satisfaction pour cette haute distinction qui honore et le Sénégal, cette Grèce noire de l'Afrique, et les NEAS elles-mêmes. Ils renouvellent leurs encouragements aux efforts importants du Prix Noma qui contribue magistralement au développement de l'édition en Afrique. Ils vous disent que si vous distribuez des Prix prestigieux, votre oeuvre, elle, est sans prix, car elle vous a déjà valu la reconnaissance de tous, et pour toujours.
Je vous remercie.
Références bibliographiques
Battestini, S. Ecriture et texte : contribution africaine. Québec, Ottawa: PUL ; Paris: Présence Africaine, 1997.
El Bekri. Description de l'Afrique septentrionale. Trad. par Mac Guckin de Slane. Ed. rev. et corrigée. Paris : Maisonneuve, 1963. (Texte arabe).
Ibn Batoutah. Voyages d'Ibn Batoutah. Texte arabe, accompagné d'une traduction par G. Degrémery et B. R. Sanguinetti. Paris : Imprimerie nationale, 1922.
Ibn Khaldoun. Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale. t. 2. Trad. de l'arabe par Le Baron de Slane. Nouv. éd. publ. sous la direction de P. Casanova. Paris : P. Geuthner, 1927.
Léon l'Africain, Jean. Description de l'Afrique : Tierce partie du monde. vol. 3. Nouvelle édition annotée par Ch. Schefer. Paris : E. Leroux, 1898.
Samb, D. Comprendre Abdou Diouf : Chroniques politiques Dakar : H2000, 1999.
Professeur Djibril Samb est le Directeur de l'Institut Fondamental d'Afrique Noire Anta Diop de Dakar. Il est Commandeur de l'Ordre du mérite et Lauréat de l'Académie française. Philosophe, platonicien et spécialiste de la Grèce antique, il est également un fin observateur de la culture sénégalaise.
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