Aïcha Fofana est née en 1957 à Bamako. Son père Bénitiéni Fofana fut ministre de la Santé. Après des études secondaires au Lycée Notre-Dame du Niger, elle a poursuivi ses études de Langues à la Sorbonne, à l'Université de Manneheim (ex RFA) et à Oxford, en Angleterre. Elle est traductrice et interprète bilingue anglais-allemand et consacre le meilleur de ses loisirs à l'écriture. Auteur de deux romans et de plusieurs pièces de théâtre, elle a monté plusieurs spectacles en étroite collaboration avec la metteur en scène Victoria Diawara. |
Votre roman "Mariage on copie" est très visuel, il rappelle le cinéma. Vous avez aussi écrit pour le théâtre. Tous les genres semblent vous intéresser.
Mon violon d'ingres c'est l'écriture, je me destinais au journalisme et c'est vrai que le cinéma m'intéresse aussi beaucoup. Il est d'ailleurs en plein essor au Mali où d'excellents cinéastes nous ont propulsés sur la scène internationale. En ce qui me concerne, j'ai fait des études de langues, ce qui m'a conduite à devenir traductrice interprète. Dans mes moments perdus, je me suis mise à écrire. Le livre dont vous parlez remonte à quinze ou vingt ans. A l'époque, nous étions trois amies. On se rencontrait souvent pendant les vacances et on avait chacune des opinions différentes. L'une d'entre nous avait étudié en Union Soviétique, moi en France et la troisième était restée ici. Chacune voyait l'itinéraire de l'autre sous un angle différent, en admirant l'une ou en plaignant l'autre. On n'arrivait jamais à se mettre d'accord. C'est ce qui m'a donné l'idée d'écrire un livre mettant en relief les divergences de point de vue de plusieurs femmes. L'une est très traditionaliste, l'autre très moderne et la narratrice, au milieu, essaie de trouver des compromis. C'est ce qui a fourni la trame de mon histoire: des femmes qui se confient les unes aux autres.
Votre roman décrit donc des destins de femmes du Mali?
Oui, du Mali et de la sous-région. Les Afriques sont multiples mais le genre de problèmes rencontrés par mes personnages sont valables pour tous les pays sahéliens.
Un de ces problèmes semble-t-il est celui de la modernité qui se heurte souvent à la tradition. Si l'on prend par exemple votre personnage qui est avocate et très moderne, on pourrait penser que forte de sa scolarisation, toutes les portes lui seront ouvertes, cependant vous écrivez à un moment donné: "même si elle est avocate, une griote reste une griote"
Ce que j'ai voulu dire, c'est qu'un peu partout les femmes sont souvent considérées comme des mères, des reproductrices, des épouses d'abord. Mes personnages qui sont placés dans un contexte africain sont bien sûr victimes des carcans de notre société. C'est pourquoi mon personnage d'Amina a de la peine à se libérer de ce poids malgré ses diplômes. Notre société malienne est très castée, tout comme la société sénégalaise et bien d'autres. On ne s'affranchit pas comme ça des anciennes hiérarchies. Elles restent suspendues comme une espèce d'épée de Damoclès sur la tête de nos intellectuels. Dans le contexte africain, quel que soit leur niveau intellectuel, on leur rappelle toujours leur origine. Ça peut être forgeron, ça peut être griot, etc. Je ne dirais pas que dans le contexte d'aujourd'hui c'est vécu comme une tare, mais plutôt comme une sorte de complexe. Voyez par exemple les ouvrages de mes aînés, le personnage qui est griote dans Les Gardiens du Temple de Cheik Amidou Kane ou encore les romans de Massa Makan Diabaté, qui est lui-même un griot et qui fait un pied de nez à sa caste car, héritier de la parole, il a su maîtriser l'écriture aussi bien que l'oralité.
Est-ce là un signe d'une certaine évolution des valeurs traditionnelles?
Tout évolue, certes, et la société est sans cesse remodelée, mais les choses changent lentement. Aujourd'hui, la seule chose qui semble à même de gommer cette appartenance à une caste, par ailleurs de manière fort superficielle, c'est l'argent. Bien des gens mènent un train de vie ostentatoire pour compenser, pour faire oublier la discrimination dont ils souffrent. Mais la société n'évolue que très lentement et reste très hiérarchisée. Une femme comme Amina doit en tenir compte.
Le problème de Koumassé est différent.
Oui, elle n'est pas une fille de caste, mais elle vit aussi à la frontière de deux mondes. C'est une jeune fille qui est semi-scolarisée. Elle a dû quitter son village et représente toutes les femmes qui ont dû prendre le chemin de l'exode pour des raisons économiques. Elle se trouve à cheval entre le monde rural et le monde urbain, mais elle est très lucide. Elle connaît ses atouts et elle sait ce qui lui manque. C'est une personne qui veut maîtriser son destin et qui y parvient relativement bien. En cela, elle est à l'opposé de Niélé...
... pour qui, affirme-t-elle: "il est difficile de vivre [dans la capitale] sans un minimum de connaissances, non pas les connaissances des vieux du village, mais ce nouveau savoir, acquis notamment par les jeunes"
C'est ça, mais paradoxalement elle souffre plus de la tradition que de la modernité. Niélé soulève par exemple le problème du lévirat...
Du lévirat?
Oui, dans certaines ethnies, la veuve demeure la propriété de la famille du mari après la mort de ce dernier. Après les quatre mois et dix jours de son veuvage, la veuve est donnée automatiquement en mariage à son beau-frère. Ça peut choquer un regard occidental, mais si on se met à la place des sociétés qui respectent cette pratique, on voit qu'il s'agit d'abord de protéger l'héritage familial. On se dit que si la femme part dans un autre foyer, une partie des acquis risque d'être dilapidé. C'est aussi une sécurité matérielle pour les enfants car on se dit qu'il y aura toujours quelqu'un pour s'occuper de leur éducation. D'un autre côté ces pratiques excluent tout sentiment. On ne tient absolument pas compte de l'avis de la femme et ses propres intérêts sont tout-à-fait ignorés. C'est ce que Niélé représente: une femme qui est contrainte à subir une de nos coutumes qui devrait évoluer.
Et il y a Jocelyne...
... qui est une étrangère, mais qui est prise dans le même filet que les autres du moment qu'elle vit dans la société malienne et qu'elle a épousé un ressortissant de ce pays. Comme les autres, elle ne reste pas là à subir sa condition et c'est l'un des aspects positifs du roman, toutes mes héroïnes se révoltent chacune à sa manière.
Vous faites en quelque sorte un close-up de la condition féminine sous divers angles?
Certainement, mais il ne faudrait toutefois pas limiter l'ouvrage à cela. Le mariage et les personnages qui occupent le centre de la scène sont aussi prétexte à soulever d'autres problèmes.
Par exemple?
Celui de l'exode et des régions qui sont de plus en plus défavorisées à cause d'un système de production qui pousse les gens à quitter leur village comme Koumassé. Actuellement, je pense que c'est tout le drame de nos sociétés, les systèmes de production et cette histoire de dette qu'on brandit comme un épouvantail. La société investit dans des cultures de rente et les revenus engendrés par ces dernières ne servent finalement qu'à importer d'autres produits, produit ailleurs. C'est un engrenage, un cercle vicieux qui, à la longue, détruit le pays et nous transforme en simples consommateurs. A ce propos, il y a un autre aspect que je voudrais relever, un aspect que je souligne d'ailleurs dans le titre du roman en utilisant le mots "mariage on copie". C'est un clin d'oeil au lecteur. Je trouve que non contents de devenir des consommateurs, nous nous acharnons à vouloir recopier inlassablement ce que l'Occident nous offre. Avec mon roman, j'essaie un peu de tirer la sonnette d'alarme. A un moment donné mon cameraman dit qu'on recopie tout jusqu'à nos systèmes démocratiques et c'est vrai que dans tous les domaines on fait une espèce de placage de ce qui nous vient d'ailleurs sans faire de tri, sans réfléchir à ce qu'il y a à prendre et à laisser.
Est-ce là un thème que vous reprenez dans votre deuxième roman "La fourmilière"?
Dans une certaine mesure. La fourmilière parle des pesanteurs de la société et de la famille, la grande famille malienne. J'y soulève la question du refus mais aussi de la nécessité de s'adapter; le cadre du roman c'est ça... la vie d'une grande famille que je compare à celle d'une fourmilière car j'ai remarqué que les deux types de sociétés offrent plus d'une similarité: il y a les soldats, les fourmis ouvrières qui chez nous sont nos bonnes qui font tout pour leur reine, qui triment dur pour quelques privilégiés. Le thème que j'aborde est surtout économique.
Et l'intrigue?
Sans la dévoiler complètement, je peux vous dire que c'est l'histoire du grand Commerçant qui règne sur cette vaste famille. Il ne fait rien pour s'adapter à l'évolution du monde. Il mène ses affaires de manière empirique, sans aucune règle de comptabilité. A force de mener une vie ostentatoire, à force de laisser sa famille proliférer sans aucun contrôle, son commerce fait faillite. Il fait alors appel à son fils aîné afin de redresser la situation. Ce dernier a étudié à l'extérieur et il introduit un autre système de gestion qui est basé sur la rigueur et le calcul. J'oppose ces deux façons de percevoir l'idée du commerce et des échanges. Un griot représentant la tradition va s'opposer au fils qui revient et le rappeler à l'ordre. "Nous on a toujours été généreux, on a toujours donné", lui it-il. En fin de compte, il va être obligé de faire des concessions, mais le griot exprime la puissance de tout ce monde traditionnel qui entend bien rester fidèle à certaine vision des choses.
Une vision qui n'est d'ailleurs pas uniquement négative?
Non, et c'est pourquoi le fils ne va pas arriver au bout de son projet de modernisation. Il y a des choses qu'il faut à tout prix conserver. Par exemple cette solidarité qui fait que quel que soit l'échec d'une personne, il y a toujours quelqu'un pour la récupérer. Ce sens du partage aussi. Bon, et puis ce respect qu'on a des anciens. Personnellement, je pense que l'Occident a perdu tout ça et que du haut de sa technique, il se déshumanise. Certaines valeurs exprimées dans la tradition africaine représentent quelque chose de très précieux. Cela dit, tout n'est pas idyllique, et il faut reconnaître que sans gestion, on ne s'en sort pas non plus; les richesses ne sont pas inépuisables et on ne peut plus vivre sans se préoccuper de l'avenir. Il est aussi certain que plus le niveau d'instruction sera élevé, plus les gens vont être à même de trouver leurs propres solutions sans avoir à les copier sur l'Europe. A nous de trouver une troisième voie...
oui...
... oui, une troisième voie qui permettrait à chacun d'échapper à la pression sociale et de gagner son autonomie. Tenez, c'est d'ailleurs un thème que je soulève aussi dans La fourmilière. Vous verrez par exemple dans le roman que lorsque le personnage principal veut tout simplement déménager, quitter la grande famille pour s'installer dans une villa vu qu'il en a les moyens, il se retrouve avec toute sa famille sur le dos. Tout le monde vit entassé les uns sur les autres et à la remorque les uns des autres, et le désir de se tenir un peu à l'écart pour mieux s'épanouir ne signifie pas pour autant tomber dans l'individualisme occidental. Il y a des excès à corriger.
Vous avez écrit des romans mais aussi des pièces de théâtre. Qu'est-ce qui vous a conduit au théâtre?
Bon, c'est un peu le hasard. J'avais suivi un stage sur le théâtre à Lomé et ça m'a fourni l'occasion de m'initier à la dramaturgie. Dans nos pays, si vous écrivez un roman, il faut attendre longtemps pour être publié, et une fois le livre sorti, tout le monde n'y a pas accès: il coûte très cher et tout le monde ne sais pas lire. Au contraire, le théâtre c'est spontané, direct, accessible à tous. L'approbation ou la désapprobation du public est immédiate. Je me suis dit: "Tant qu'à faire c'est un raccourci pour faire passer un message, alors, on y va!"
Le théâtre permet donc de traiter des thèmes d'actualité?
De tous les thèmes, comme d'ailleurs les romans. Mais j'ai effectivement choisi un contenu politique lié à l'actualité pour ma première pièce Excellence on fait le ménage, ce qui a d'ailleurs provoqué quelques remous.
Lors de sa sortie?
Non, déjà lors de sa mise en scène. Comme Madame Diawara [ndr: metteur en scène] vous le dira, certains comédiens ont été réticents et ont hésité à accepter de jouer, disant avoir peur; c'était après les événements... vous savez on a connu notre révolution. Bref, il s'agissait d'une critique de la corruption. Sous prétexte de nettoyer un quartier résidentiel, deux balayeurs donnaient leurs points de vue sur les campagnes de propreté et de luttes contre l'insalubrité que le gouvernement avait lancées. Le dialogue fonctionnait à deux niveaux. L'un des balayeurs comprenait la chose de manière terre à terre et parlait du nettoyage des rues à cause du problème des ordures qui proliféraient. Son acolyte comprenait ce problème de nettoyage comme celui des ordures étatiques. Alors de quiproquo en quiproquo l'un des balayeurs se retrouve aux mains des gardes du Palais...
Le succès de cette première pièce vous a conduite à en écrire une seconde...
... deux autres: L'Africaine de Paris qui a pour thème l'aliénation culturelle et la troisième qui parle des grandes institutions financières qui écrasent nos pays. L'Africaine de Paris présente un homme qui est hybride. Il balance entre le style de vie occidental et le style de vie africain traditionnel. Il ne voudrait renoncer ni à l'un ni à l'autre. Ses deux épouses incarnent son dilemme. Alors qu'il était en France, il a épousé une Africaine qui reflétait le contexte dans lequel il se trouvait et quand il revient chez lui, tel un caméléon, il replonge dans le contexte africain et se convainc qu'il lui faut une épouse traditionnelle. Lorsqu'on a monté la pièce, on a bien rigolé avec le metteur en scène parce que pour traduire le côté hybride de l'individu qui était tiraillé entre deux cultures et deux modes de vie on a habillé notre personnage à moitié comme un occidental et à moitié comme un Africain, vous voyez le tableau...
Ma troisième pièce met en scène le fils de ce personnage. Un fils qu'il a eu en Europe où il a été élevé et où il a toujours vécu.. Il arrive au Mali en qualité d'expert d'une institution internationale. Tout ce qu'il dit reflète le discours académique qu'on lui a inculqué en Europe. J'oppose son néolibéralisme rigide au bon sens de la personne qui l'accompagne, un guide qui lui permet de retrouver les membres de sa famille et qui lui montre que sa vision des choses est trop carrée, trop rigide, qu'elle ne cadre pas avec la réalité. On ne peut pas venir comme ça, en prétendant nous développer à coup de millions...
(silence)
Et finalement s'étonner que les choses ne bougent pas....
Merci Madame Fofana
Jean-Marie Volet
The University of Western Australia