N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle |
Coupable, non coupable
ou légitime démence?
UNE NOUVELLE
de
Aïcha Fofana
Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur |
Aux yeux de certains, l'enceinte du tribunal ne représentait guère
qu'une vaste scène de théâtre où comédies
et tragédies se jouaient selon le même rituel : on distribuait
les rôles, on changeait de costume et on sonnait les trois coups. Comment aurais-je pu leur donner tort? Une comédie aurait pu être au programme ce jour-là, mais c'était bel et bien une tragédie qui me faisait hâter le pas, pressée d'enfiler ma robe et de rejoindre moi aussi la scène. Il était question d'un assassinat qui avait polarisé l'attention des média et du public et l'affaire que j'avais à plaider allait requérir toute ma concentration.
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Le temps d'un rapide coup d'oeil sur la salle bondée et ma cliente fut introduite, telle une bête traquée, encadrée de deux policiers. La foule hua l'accusée, manifesta son impatience et le président dû taper sur sa table pour ramener le silence. Le spectacle pouvait commencer. On déclina noms et identités, et le procureur commença à lire d'une voix grave le chef d'accusation. "Reconnaissez-vous les faits qui vous sont reprochés?" Un hochement de tête servit de réponse, tant la voix de ma cliente était cassée, laminée par les larmes et les nuits blanches. Je la sentais abattue, effondrée et dans mon box, j'avais hâte de devenir le porte-parole de celle qui aujourd'hui ne pouvait plus s'exprimer; d'être "la voix des sans voix", comme le disait Césaire dans un texte qui m'avait marquée lors de mes études.
Lorsqu'on m'avait demandé d'assurer sa défense, c'est au tréfonds du désespoir que je l'avais trouvée, muette et résignée, enfoncée dans les profondeurs d'un cachot d'où j'avais promis à sa famille de la tirer. Qui était la victime dans cette affaire? Etait-ce bien l'homme du monde qui était mort et dont on attribuait l'assassinat à ma cliente? L'accusation semblait avoir beau jeu mais plusieurs personnes connaissant le disparu avaient été convoquées à ma demande, et leur témoignage allait, j'en étais sûre, éclairer la Cour.
L'heure de la défense arriva et le premier témoin fut introduit.
- Puis-je parler librement Monsieur le Juge?
- Oui, dans la mesure où votre témoignage pourra nous aider à mieux cerner la personnalité de la victime. La jeune femme appelée à la barre se disait Barmaid mais on devinait que ses occupations ne s'arrêtaient pas là. Elle était vêtue d'une robe qui laissait deviner des formes avantageuses et, juchée sur de hauts talons, elle était très consciente du fait que sa tenue lui valait d'être le point de mire de l'assistance. Dans un souci de coquetterie, elle rejeta en arrière ses longs cheveux artificiels et reprit la parole:
- Je suis contente de pouvoir dire en plein jour tout ce que je sais, tout ce qui se chuchote, tout ce que tout le monde sait mais n'ose pas dire. Les bars et les restaurants sont des lieux où se font et se défont les réputations; ce sont des lieux de plaisir mais aussi des endroits où l'on rencontre toutes sortes de détresses. Toutes les catégories sociales s'y retrouvent et la ligne de démarcation qui sépare les uns et les autres n'est souvent qu'un simple faisceau de lumière ou une lumière tamisée. J'ai vu des hauts cadres pleurer comme des mômes dès que craque la carapace sociale.
Comme une actrice oubliant son trac après son entrée sur scène, le témoin gagnait en assurance au fur et à mesure qu'elle parlait. Ses ongles vernis de rouge tranchaient avec la noirceur de la barre où d'innombrables personnes s'étaient succédées au cours des ans, avouant leurs secrets ou en clamant leur innocence. La jeune femme se balançait tantôt sur une jambe tantôt sur l'autre, accentuant sa cambrure. Le public ricaneur demeurait à présent silencieux, suspendu à ses lèvres, retenait son souffle, comme si cette femme sans pudeur levait un voile sur leur propre vie, comme s'il craignait d'entendre un réquisitoire les mettant directement en cause. Consciente de l'effet qu'elle produisait, elle se retournait de temps à autres vers le public, promenait son regard aguicheur, suscitant chez son auditoire un sentiment de réprobation teinté d'admiration. Certains osaient un sourire, comme si elle avait porté son choix sur eux, d'autres baissaient les yeux, d'autres encore se tortillaient sur leur banc. Au fond de la salle, on jouait des coudes pour se rapprocher et mieux voir.
- J'ai vu des ivrognes dans leur délire tenir des discours plein de bons sens, alors que certains de grands hommes, je vous assure...
- Je vous interromps Madame, intervint le Président, tout cela ne nous dit rien de la personnalité de la victime.
- Attendez, Monsieur le Juge, c'est que je voulais camper le décor, vous décrire une atmosphère, une ambiance.
- Certes, mais le temps passe, et d'autres personnes doivent aussi témoigner. Allez droit au sujet. Quel lien aviez-vous avec la victime?
- Quels liens? me demandez-vous. Et bien nous étions même des complices, nous étions même très liés.
Des rires fusèrent dans la salle.
- Je veux dire que lors de nos rencontres nous nous trouvions des points communs. Nous avions tous deux la faculté de faire tourner le monde à l'envers dans l'esprit de nos partenaires et je dois avouer que nous prenions un certain plaisir à manipuler, calculer et jouer avec les sentiments de nos conquêtes. Je m'offrais au plus offrant, et d'une certaine manière il faisait de même. Il me rendait régulièrement compte des effets dévastateurs de ses conquêtes sur la vie familiale de ses victimes. Nous consignions nos exploits dans nos carnets. J'ai d'ailleurs gardé l'un d'eux qui porte sa signature et quelques poèmes qu'il me dédiait. Je l'inspirais, disait-il, et il se sentait l'âme d'un poète en ma compagnie. C'était un homme aux liaisons amoureuses multiples, il brûlait, consommait les femmes comme un fumeur allumait et consumait une cigarette. Mais en cela, il n'était guère différent des autres hommes que j'ai eu à rencontrer.
Un murmure s'éleva du public.
- C'est vrai. Je suis une femme légère, mais en nous les hommes trouvent qui une mère, qui un appui pour son ascension vers le pouvoir, qui une légèreté qu'il ne voit pas dans une épouse légitime, qui un divertissement pour lequel il est prêt à se ruiner au détriment de sa famille. Les hommes aiment fuir le sérieux et la rigueur pour se jeter dans nos bras. Dans leurs mains je ne suis qu'une poupée de chiffon complètement désarticulée, des bras, des jambes réduits à la simple fonction du plaisir. Je ne suis qu'un corps qui s'offre et qui se donne; pas une tête qui pense et qui réfléchit . Des membres réduits à la simple fonction du plaisir et auxquels toute maternité est interdite. Paradoxalement, cette succession de corps sur le mien m'entraîne vers le vide et quand j'y pense dans mes moments de solitude, j'en pleure toutes les larmes de mon corps, seul l'alcool que je consomme parvient à me consoler. Il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas jouer et si nous l'avions compris à temps, l'homme qu'on qualifie de victime aujourd'hui serait encore des nôtres. Voilà ce que je voulais dire, voilà tout ce que j'avais sur le coeur. Si cela peut vous aider...
La salle avait retrouvé toute sa solennité, le rire n'avait plus sa place tant le propos était pathétique. En fait de déposition, il s'agissait plutôt d'une confession, d'un cri du coeur qui avait résonné dans ce tribunal où l'espace d'un instant on ne savait plus très bien qui jugeait qui. Mais l'heure n'était pas à ce genre de réflexion, le témoin suivant était prêt à faire sa déposition.
Une femme au langage coloré et à la cinquantaine replète avait pris place à la barre. Habillée en wax supérieur, ses manières révélaient son identité avant même qu'elle eût à la décliner: commerçante au marché principal.
Oui, elle avait bien connu la victime pour l'avoir hébergé pendant longtemps. Où l'avait-elle rencontré? dans une cérémonie traditionnelle où elle avait fourni tous les pagnes car oui, elle était une commerçante de grande notoriété.
Non, l'homme assassiné n' était pas du tout conforme au portrait flatteur qu'on avait fait de lui dans les média, elle pouvait l'attester. S'il est vrai qu'il fallait préserver sa mémoire, elle tenait néanmoins à témoigner si cela pouvait sauver la vie d'une de ses victimes. Oui, c'était un homme avide d'argent... Elle se mit alors à raconter son aventure ou plutôt sa mésaventure. Un homme venu à elle, qui avait su gagner sa confiance. De l'amour elle en avait à donner autant que tous ces kilos de chair qui faisaient d'elle une femme imposante. Il avait abusé d'elle dans tous les sens du terme, détourné ses marchandises à son profit, dilapidé son argent pour financer sa campagne électorale et, affront suprême, pour entretenir d'autres femmes. Trop longtemps victime de ses discours mielleux, elle avait fini par devoir admettre qu'il était capable de tout.
Il voyait grand et elle lui avait donné des quantités énormes de "pièces de tissus pagne" lors de sa campagne électorale. Quand elle lui demandait d'être plus modéré dans ses commandes, il lui disait que pour avoir le maximum de voix il se devait "d'habiller tout le pays à son effigie". Et d'énumérer en s'emportant les cercles et les communes où son bien avait été dilapidé.
La barre sur laquelle elle prenait appui de temps en temps grinçait, ce qui déclenchait des rires parmi l'assistance. Mais le témoin restait impassible et, poursuivant son réquisitoire, elle en profita pour décrire les conditions dans lesquelles les commerçantes travaillaient dans le marché: les étals étroits, les taxes trop élevées, le recouvrement de leurs dettes de plus en plus difficile, tout y passa. Sommée de s'en tenir à sa relation avec la victime, le témoin n'y revenait que pour reprendre aussitôt le chemin des digressions et c'est non sans mal que le juge réussissait à canaliser ses propos.
- Malgré mon apparence de déménageur comme il se plaisait lui-même à me définir, je suis l'être le plus affectueux, le plus fragile qui soit. D'ailleurs il s'en rendait bien compte et chaque fois qu'il avait le moral en bas, il trouvait refuge dans mes bras. Je le berçais, le cajolais. Dans mes bras il trouvait toujours une place où enfouir le découragement qu'il traînait parfois. Ah! si j'avais su! Mais voyez-vous, Monsieur le Juge, l'amour est aveugle. C'est vieux comme le monde mais c'est toujours vrai.
- Des preuves de tout ce que j'affirme, mais bien sûr Monsieur le Juge, que j'en ai. Il me reste des ballots entiers de pagnes à son effigie, des bons de commandes restés impayés. Je ne sais d'ailleurs comment me débarrasser de toutes les pièces de tissus invendus pour faire de la place dans mes magasins. Je suis une femme de coeur, mais aussi une femme d'affaires. Les épreuves de la vie m'ont appris que les états d'âmes et les affaires ne vont pas ensemble. C'est d'ailleurs cela qui m'a sauvée de la faillite et qui l'a empêché de me ruiner complètement. Le monde de l'argent est impitoyable. Demandez aux banquiers s'ils prêtent aux pauvres...
Il y eut quelques mouvements d'approbation dans le public, d'ailleurs vite rappelé à l'ordre par la Cour. Sur quoi elle rajusta l'énorme foulard madras qui enserrait sa tête et demanda au juge si elle pouvait regagner sa place.
Le témoin suivant arriva après une brève suspension d'audience, qui me permit de remarquer que ma cliente semblait moins abattue. Se rendait-elle compte que justice était en train de se faire?
Habillée en tailleur, le troisième témoin avança, confiante et résolue. Elle occupait un important poste politique et c'était une femme habituée à parler en public. Elle s'exprimait avec aisance et le public était suspendu à ses lèvres. On l'aurait bien vue de l'autre côté de la barre, à la place du Juge, me disais-je tout en me demandant en même temps ce qu'elle aurait dit pour la défence de ma cliente si elle avait été à ma place.
Certes oui, elle connaissait bien la victime pour avoir vécu une relation amoureuse - que dis-je, passionnée - avec lui. Non, elle ne s'en cachait pas et peu lui importait désormais les on-dits? Elle était en règle avec sa conscience, bien résolue à aider cette autre femme qui, comme elle, avaient été victime de ce monstre sans scrupule. Si son témoignage devait permettre de mieux comprendre le geste de cette femme meurtrie dans son corps et dans son âme, et qu'on accablait injustement aujourd'hui, elle était prête à parler. Sa réputation n'était rien en regard d'une vie humaine. Oui, elle aurait très bien pu se retrouver à la place de la femme qui se retrouvait en face d'elle, sur le banc des accusés, car elle avait passé par toutes les phases de l'humiliation et de la jalousie. Qui sait si le geste désespéré dont l'accusée avait à répondre n'était pas celui qu'elle n'avait pas eu la force ou le courage d'accomplir elle-même. D'une traite, elle donna les détails d'une relation sordide qui avait rapidement tourné à l'enfer. Cet homme, elle l'avait soutenu de tout son amour. Grâce à elle, il avait pu pénétrer les cercles fermés du pouvoir mais loin de la remercier, il avait comploté contre elle, l'avait mise dans l'embarras et finalement l'avait quittée sans un mot d'explication.
- Un homme sans feu ni lieu, dit-elle avec véhémence. Un homme assoiffé de pouvoir. Un homme qui n'était pas digne des femmes qui l'avaient aimé. Toute sa carrière politique, il l'a tramée à l'ombre de celles qu'il a trompées. Il s'est servi de leurs relations, de leur fortune. Il a trahi leur confiance de manière éhontée pour parvenir à ses fins. Si coupable il y a, c'est bien lui et lui seul.
- Et pourquoi n'est-ce que maintenant que vous témoignez? demanda le Juge.
- Parce que les sentiments m'empêchaient de voir raison. J'aimais cet homme au point de tout lui pardonner. A la lecture des journaux, je me suis rendu compte qu'une autre femme avait été sa victime et qu'elle allait devoir payer pour lui. Mais, Monsieur le Juge, moi qui ai vécu une relation intense avec cet homme, je puis vous dire que le bourreau n'est pas toujours celui que l'on croit. Aussi abominable qu'ait été le geste de cette jeune femme, il doit être interprété dans le contexte d'un amour intense mais bafoué, piétiné, trahi, oui trahi, c'est le mot le plus juste que je puisse trouver. La vie est bien amère Monsieur le Juge. Avec votre permission, j'aimerais me retirer car je n'ai plus rien à ajouter.
Son regard croisa celui de ma cliente et je crus y déceler une certaine complicité. Voilà me dis-je, deux femmes qui, il y a quelques mois à peine, se seraient battues pour un homme qui n'en valait guère la peine. Dommage qu'elles aient attendu si longtemps pour s'entendre. C'est un de mes défauts que de laisser vagabonder mon esprit, mais les circonstances s'y prêtaient mal et je concentrai toute mon attention sur le dernier témoin qu'on venait d'introduire.
Le public apparut comme figé lorsqu'il fit son entrée. Le Juge n'eut même pas à demander le silence, il s'imposait de lui-même tant cet homme qui se présenta sous le titre de "guérisseur" suscitait crainte et respect. Il était vêtu d'un boubou couleur terre fait d'un assemblage de bande de coton, des amulettes de toutes sortes, des débris de miroirs y étaient accrochés. C'est sur l'insistance de la famille de l'accusée qu'il avait accepté de venir.
- J'ai tenu à venir témoigner en faveur de l'accusée, dit-il. J'ai eu à la recevoir à plusieurs reprises, accompagnée par une parente. Celle-ci lui avait recommandé de venir me voir pour l'aider à retrouver ses esprits car elle se disait sujette à des obsessions. C'était comme si son esprit était prisonnier, oui c'est cela, prisonnier. Cela peut vous paraître étonnant mais croyez-moi, pour moi qui ai rencontré beaucoup d'âmes en détresse, son cas m'a laissé perplexe.
- Et que lui avez-vous conseillé, demanda je Juge?
- De s'en remettre au Tout-Puissant. On avait pris possession de son corps, de son esprit et Dieu seul pouvait la sauver. Je suis guérisseur et le revendique, mais il y a des choses qui relèvent de blessures de l'âme face auxquelles l'homme est impuissant. J'ai essayé de la revoir lorsqu'elle a été jetée en prison, mais elle n'a pas voulu.
- Et vous tenez quand-même à témoigner pour elle?
- Bien sûr. On n'abandonne surtout pas la personne qui s'est égarée dans les moments les plus difficiles. Lorsque je la recevais, elle se disait persécutée par un homme omniprésent dans son esprit, un homme insaisissable dont elle devait se libérer. Peut-on parler de folie? D'une passion aveugle? Peut-être mais pour moi elle était tombée dans un piège sans fin, victime d'un esprit malin qui l'emprisonnait chaque jour plus étroitement. Le geste désespéré qui l'a conduite où vous la voyez aujourd'hui, ne l'a pas libérée de ses obsessions ni de l'esprit qui la tourmente, son mutisme en témoigne. Il faut laisser au temps le temps de faire son lent travail d'effacement et l'application aveugle de la loi tout comme la prison n'est peut-être pas la solution la plus appropriée...
- La cour en jugera, Monsieur, l'interrompit le juge, la Cour en jugera. Je crois que nous allons en rester là. Vous pouvez vous retirez.
J'aurais assez aimé savoir ce que ce guérisseur avait à proposer, mais l'heure était mal choisie pour le lui demander. Il fallait d'abord sortir ma cliente des geôles de l'Etat. Je me levai donc pour parler à la Cour...
© Aïcha Fofana
[Bio-Bibliographie de Madame Fofana] / [Un entretien (Bamako, 1999)] / [Table des matières de MOTS PLURIELS no 12]