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Le pilier sous l'eau
UNE NOUVELLE
de
Boubacar Belco Diallo
Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur |
J'avais installé ma petite table de travail dans mon coin habituel, non loin de la porte qui donne sur la ruelle. C'était mon endroit préféré pour apprendre mes leçons et pour faire mes devoirs. Ce coin était une espèce d'encoignure qui me permettait non seulement de voir les gens qui passaient "devant chez nous", mais aussi d'entendre souvent des bribes de conversations sans attirer l'attention sur ma présence. Oh, ce n'est pas que je sois indiscret moi-même... non! Maman et Soungoura m'ont donné une bonne éducation, et elles n'auraient pas apprécié que leur "chef de famille" se comportât de manière aussi indigne d'elles. |
Maman, surtout elle, n'aimait pas que ses enfants soient indiscrets. Je l'ai appris à mes dépens une nuit où j'essayais d'épier Soungoura, justement de cette même place que Nakam, ma petite soeur, appelait ironiquement mon palais. Cette nuit donc, Soungoura était revenue de la ville à moto en compagnie d'un "type" que je ne connaissais pas. Comme cela faisait une bonne demi heure qu'ils étaient dans la ruelle et que Soungoura ne semblait pas pressée de rentrer, j'ai voulu savoir (ou plutôt "voir", mais je n'ose pas le dire) ce qui la retenait tant dehors. Oh, je n'avais aucune arrière-pensée. Ceux qui me connaissent vous diront d'ailleurs que je ne suis pas un garçon sournois. En vérité, je me reconnaissais un certain droit de regard sur la vie que menait Soungoura. Après tout, j'étais son unique frère et, bien que son cadet de sept ans, je me devais de savoir non seulement qui elle fréquentait, mais aussi de lui assurer, le cas échéant, une protection physique. On ne sait jamais: et s'il se trouvait que ce "type" avec lequel elle venait d'arriver essayait en ce moment-même de la maltraiter? Et de surcroît, devant notre porte? De quoi aurais-je l'air, moi? Donc en prenant mes précautions pour les épier - et intervenir au besoin - je n'avais aucune intention de jouer au voyeur. Mais Maman (J'avais eu tort de croire qu'elle dormait) qui suivait de loin tout mon manège ne l'entendait pas de cette oreille. S'approchant de moi à pas feutrés alors que je tentais, en écarquillant les yeux dans la nuit noire et en rentrant le cou, de voir ce qui se passait de l'autre côté du mur, elle me saisit par la nuque et m'entraîna dans sa chambre. Ah! Cette correction mémorable que je reçus en silence! Le tout suivi d'un de ces sermons dont elle avait le secret. De ce jour, je me suis juré qu'on ne m'y reprendrait plus. Mais puisque c'est derrière notre mur, tout près de mon "palais", que beaucoup de gens semblaient avoir choisi comme lieu de prédilection pour s'attarder un peu et faire un brin de causette, que pouvais-je faire d'autre sinon suivre de temps en temps le cours des causeries d'autrui? Aussi, m'arrivait-il des fois d'entendre - je ne dis pas "écouter" - des passants se raconter leur vie, parler mal de leurs voisins, ou (en général le crépuscule ou en début de soirée quand la ruelle était un peu déserte) se dire des choses qui me faisaient frémir ou pouffer de rire selon le cas. Bref, il m'arrivait d'entendre se dire beaucoup de choses, et ni Maman, ni Soungoura n'auraient été fières de leur "chef de famille" si elles s'imaginaient qu'il s'installait quelquefois dans son "palais" dans le dessein de surprendre des conversations. Heureusement!
Maman, Soungoura et Nakani m'appelaient "chef de famille" parce que je suis le seul homme dans notre maisonnée. S'il m'était difficile de détecter de l'ironie dans cette appellation quand elle provenait de Maman et de Soungoura, je savais parfaitement bien que Nakani, elle, à certaine expression de son visage et à son intonation, se payait un peu ma tête. Bien sûr, quelquefois je roulais de gros yeux et la menaçais du poing quand Maman faisait semblant de ne rien voir, mais c'était vraiment sans méchanceté: j'aimais bien Nakani, et elle me le rendait tout aussi bien.
J'étais donc à ma petite table de travail, et je m'exerçais à la lueur de la lampe que Soungoura m'avait achetée exprès pour mes travaux scolaires. Je peinais sur un croquis compliqué de biologie en vue des examens qui allaient se dérouler dans trois semaines. Il était deux heures du matin passées, et la nuit était calme. Maman était depuis longtemps rentrée se coucher sous la véranda. J'apercevais là-bas, sous le petit manguier rabougri, Nakani qui, comme à son habitude, dormait sur le dos, les jambes rejetées, la couverture traînant sur le sol à côté de la natte. Elle était incorrigible, cette petite! Maman l'a tant de fois grondée en disant qu'une fille ne dort pas sur le dos; elle lui a tant de fois pincé l'intérieur des cuisses quand elle la trouvait dans cette position... Mais rien n'y faisait: Nakani aimait tout simplement dormir comme ça.
J'étais en train de me dire qu'en tant que "chef de famille", il me fallait trouver une solution à ce problème de Nakani, lorsqu'un faisceau de lumière balaya le ciel au-dessus des pâtés de maisons avant d'inonder notre ruelle: je compris que c'était Soungoura qui revenait. Quelques instants plus tard, une voiture s'arrêta devant chez nous, mais Soungoura n'en sortit pas tout de suite. Cela ne m'étonnait pas car il n'était pas dans les habitudes de Soungoura de descendre de voiture tout de suite. Elle traînait toujours un peu dans ces voitures-là. Des fois, il lui arrivait de n'en descendre qu'au bout d'une ou de deux longues heures. C'est à croire qu'elle s'endormait à l'intérieur en se laissant bercer par une douce musique. Mais je sais qu'elle ne s'y endormait pas: quand les vitres étaient baissées, j'entendais de petits rires fuser, des chuchotements, des roucoulements... Je sais aussi par ailleurs que presque toutes les voitures ont maintenant des sièges à dossiers rétractables... Certains hommes devaient aimer retenir Soungoura un peu plus longuement dans leur voiture.
Du fond de sa véranda, Maman se mit à tousser. Elle ne dormait pas. Maman ne s'endormait jamais avant le retour de Soungoura, quelle que soit l'heure à laquelle cette dernière rentrait. Cependant, Maman faisait toujours semblant de dormir en ces moments-là car elle ne voulait pas que ça se sache quelle veillait à attendre que sa fille rentrât. Je suis persuadé que Soungoura ne connaissait pas cet aspect des choses, et ce n'est pas moi qui allait le lui dire. Je l'ai su moi-même tout-à-fait par hasard, une nuit où, souffrant d'un début de paludisme, j'étais couché dans la chambre que je partageais avec Maman à l'époque. (Depuis, Soungoura m'a fait construire une chambrette à part.) Sira, la seule et unique amie de Maman dans tout le quartier, était venue faire un brin de causette sous la véranda. S'imaginant certainement que je dormais, elles se mirent à parler de tout et de rien comme seules savent le faire les vieilles femmes. Vers la fin, elles en vinrent à parler de Soungoura, et Maman dit d'une voix si altérée par la douleur que j'eus du mal à la reconnaître: "Pauvre petite... elle me fait tant de peine!" Un petit moment s'écoula avant que Sira ne réponde d'une voix brisée par l'émotion (il me sembla que toutes deux pleuraient): "Courage, Hawa, courage. Montre ta détresse à Dieu, et gardons foi en Lui." Elle se tut un moment. Je retins mon souffle. "Tout ce qui advient a été décidé par Lui, et Lui seul est notre refuge." J'entendis Maman sangloter doucement. Sira poussa un long et profond soupir. Au bout d'un moment qui me sembla interminable, Maman reprit d'une voix encore plus méconnaissable: " dur d'être femme et d'élever trois gosses..." Comme pour s'excuser. "Oui... c'est dur... mais Dieu... " Sira n'acheva pas sa phrase. Un autre long silence. Puis: "Je ne ferme jamais l'oeil avant qu'elle ne soit revenue à la maison. Je tremble pour elle, et je prie. J'ai peur, Sira, J'ai peur pour ma petite." Je sentais que Maman faisait de pénibles efforts pour ne pas sangloter bruyamment de peur de me réveiller. "Confions-nous à Dieu, Hawa. Rien de cela n'est de ta faute, et Dieu le sait".
- Sira, une si petite fille... j'imagine tout ce que ma Soungoura est obligée de subir toutes les nuits ou presque... et cela me fend le coeur, Sira...tu connais les hommes, Sira, tu connais les hommes...
- Oui, je les connais, Hawa, mais Dieu est là...
Là, je ne pus m'empêcher de penser à Papa. Où pouvait-il bien être en ce moment? Vit-il seulement encore?
Papa nous a abandonnés il y a de cela plusieurs années quand Nakani, chétive et maladive, n'avait encore que trois ans. Soungoura fréquentait l'école et était parmi les meilleurs élèves de sa classe de neuvième année. Quant à moi, j'étais à ma deuxième année de scolarité. A cette époque-là, nous étions les plus mal fichus de notre quartier pauvre: nous ne mangions pas à notre faim, nous manquions de fournitures scolaires, et Soungoura et moi allions à l'école presque en haillons. (Cela relevait même du miracle que ma soeur et moi, nous y travaillâmes aussi bien.)
Si nous étions naturellement intelligents à l'école, il n'en demeurait pas moins que nous étions également de véritables miséreux. Non pas que Papa fût un fainéant. Non! Mais vidangeur de fosses septiques de son état, Papa, ne trouvant plus de travail par la faute de la concurrence que lui livraient les citernes Spiros, n'arrivait pas à entretenir convenablement sa famille. Par ailleurs, il était trop vieux pour apprendre un autre métier. Et ce qui devait arriver arriva. Un beau matin, Papa partit sans tambours ni trompettes, nous abandonnant à la charge de Maman. (Maman, cependant ne s'est jamais résolue à dire que Papa nous avait abandonnés. Les quelques rares fois qu'il lui arrivait de parler de Papa - ou plutôt de faire allusion à lui - elle disait invariablement: "Depuis que Soungoura Fa [1] est parti... " J'en déduisis qu'en dépit de tout ce qu'il nous a fait, Maman - Dieu ait pitié de moi - aimait toujours Papa.)
La vie qui n'était pas facile quand Papa était là devint encore plus difficile après son départ. La santé déjà très précaire de Nakani déclinait de jour en jour. Il fallait qu'elle fût hospitalisée alors que nous ne mangions qu'une fois par jour (et même pas tous les jours) grâce au peu que gagnait Maman transformée en lavandière du quartier. Quant à moi, je commençais à faire l'école buissonnière.
Soungoura allait vers ses quinze ans. C'était une adolescente chétive avec cependant un sourire éclatant et des seins déjà fermes. J'avais remarqué que les hommes timides lorgnaient de son côté, et les moins pudiques, eux, la regardaient plutôt avec insistance - avec effronterie même, je pouvais dire. Tous cependant, invariablement se retournaient sur son passage. Soungoura a dû en être consciente à un moment ou à un autre.
Une nuit que nous n'avions pas eu de quoi dîner et que Nakani était au plus mal, Soungoura se leva et sortit sans un mot.
Quand elle rentra au petit matin, les yeux bouffis et faisant visiblement des efforts pour avoir une démarche ferme, elle m'intima l'ordre de sortir de la chambre. Intrigué, je me cachai derrière la porte et la vit qui tendait en silence une liasse de billets tout froissés à Maman. Je n'oublierai jamais l'expression multiple que prit le visage de Maman en cet instant: stupeur, rage, dégoût, pitié, c'était tout cela à la fois. Et pour la première fois, je vis Maman pleurer de honte, et rester deux jours sans manger ni sortir de sa chambre. Elle ne consentit à s'alimenter que lorsque Sira vint lui dire que Soungoura et moi-même avions décidé de nous laisser également mourir de faim si tel était le sort qu'elle avait décidé de se réserver.
Une semaine plus tard, Nakani était admise à l'hôpital d'où elle sortirait trois mois plus tard, totalement guérie.
Quant à Soungoura, deux mois après cette fameuse nuit, elle recommença à sortir de plus en plus régulièrement et à se faire raccompagner à la maison par différents hommes. Au bout de six mois, nous mangions à notre faim et étions plus convenablement habillés. Qui plus est, j'allais maintenant à l'école avec un sac d'écolier en cuir véritable, et mes fournitures scolaires étaient au complet. Mais Soungoura, elle, n'allait plus à l'école: la nuit, des hommes venaient la chercher, ou elle sortait toute seule, et elle rentrait tard.
"Les hommes sont mauvais, Sira... et ma Soungoura passe la nuit entre leurs mains," entendis-je Maman dire encore. "Dieu est là," répéta Sira. C'est à ce moment que je réalisai que mes larmes avaient coulé sur mes tempes et emplissaient déjà mes oreilles.
Je redressai la tête et m'aperçus que Nakani avait roulé de sa natte et dormait maintenant couchée à même le sol. Soungoura était toujours dans la voiture. Si seulement elle savait que Maman se faisait tant de soucis pour elle, peut-être ne resterait-elle pas si tard en ville? Mais alors son gagne-pain - ce gain qui servait à nous faire vivre tous - Maman, Nakani et moi - aurait lui aussi diminué. Car son gain (et notre bien-être) etait fonction du temps qu'elle passait dehors. Si Soungoura gagnait moins, cela pourrait signifier la fin de ma scolarité et celle de Nakani. Maman serait non seulement obligée de redevenir lavandière (à son âge!), mais aussi de me placer comme apprenti chez un des artisans du quartier; quant à Nakani, elle serait transformée en vendeuse ambulante de mangues, de bananes, ou d'oranges selon la saison. Or, il n'est un secret pour personne que les hommes passent le plus clair de leur temps à peloter ces petites vendeuses de fruits. Avant qu'on n'ait eu le temps de voir venir, je me retrouverais oncle à seize ans avec, dans les pattes, un marmot dont personne ne connaîtrait le père. Il valait donc mieux que Soungoura ne sût pas que Maman ne s'endormait jamais avant au moins deux heures du matin toutes les nuits.
Le bruit d'une portière qu'on referme. Un moteur que l'on met en marche. Des phares illuminèrent la ruelle et une voiture s'enfonça dans la nuit.
Soungoura fit son entrée dans la cour dans une démarche princière. Elégamment vêtue d'un ensemble bleu nuit légèrement froissé, ses cheveux tressés en rasta "gros grains " un peu emmêlés, son maquillage un peu effacé ma grande soeur restait cependant belle à vous couper le souffle.
"Tu n'es pas encore couché?" Elle s'arrêta à deux pas de moi. Son parfum très doux et très subtil effleura mes narines. Il n'y avait pas à dire, Soungoura avait du goût. "Non, pas encore," répondis-je en faisant des efforts discrets pour humer ce parfum. "Qu'es-tu en train de faire?" Sans lever les yeux, je savais qu'elle souriait de fierté. "Un croquis de bio." Elle avança d'un pas et se mit presque contre ma petite table de travail, comme pour voir ce que je faisais. Mais Je savais que le croquis ne l'intéressait pas du tout. D'ailleurs, si c'était pour apprécier mon croquis, elle aurait fait le tour de la table pour se mettre derrière moi. Or, debout en face de moi, elle ne pouvait voir ce croquis qu'à l'envers. Non, le croquis n'intéressait pas Soungoura. Ce qui l'intéressait, c'était mon ardeur à la tâche. Me voir travailler aussi tard lui mettait du baume au coeur. "C'est bien, dit-elle. Courage." Elle se tut suffisamment longtemps pour m'amener à relever la tête pour la regarder. Plongeant ses yeux dans les miens, elle dit: "Tu sais que c'est toi qui finiras par prendre notre famille en charge. Alors, travaille dur." Fouillant dans son sac, elle déposa un paquet sur la table. "Bonne nuit", lança-t-elle en se dirigeant vers la véranda.
Je défis le paquet et en retirai un énorme gâteau de pâtisserie. J'en mangeai la moitié, et réservai l'autre moitié à Nakani. Elle la mangerait demain à son réveil.
© Boubacar Belco Diallo
[1]. Littéralement: "Père de Soungoura." Traditionnellement, les femmes de chez nous, par respect et aussi par pudeur, n'appellent pas leur mari par son prénom.
[KUMA, Revue littéraire de l'Union des jeunes écrivains du Mali] - ["Les jujubiers des génies": une autre nouvelle de Boubacar Belco Diallo] - [Table des matières de MOTS PLURIELS no 12]