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Les jujubiers des génies
UNE NOUVELLE ENVIRONNEMENTALE
de
Boubacar Belco Diallo
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"Par Koundia!" Le juron avait échappé à Douba. Il s'arrêta pile, comme s'il avait buté contre un mur invisible et fixa avec effroi l'arbuste dont la vue l'avait tant bouleversé. "Par Koundia!", repéta-t-il doucement. Puis, par des gestes lents, il déposa par terre sa besace et sa hache tout en ne quittant pas le jujubier de ses yeux exhorbités. Tout aussi lentement, il se redressa et avança vers l'arbuste. Ses lèvres remuaient imperceptiblement: il récitait des incantations. Arrivé à deux pas du jujubier, le juron lui échappa encore. II regarda les fruits et les feuilles, longuement, attentivement, fit plusieurs fois le tour du jujubier, puis se laissa choir sur une termitière, la tête entre les mains. |
Il n'y avait pas de doute possible. C'était bien cela. Cette couleur difficile à déterminer, ou plutôt cette combinaison de couleurs qu'ont ces fruits déjà plus gros que la moyenne, un mélange de jaune légèrement rougeâtre et de vert tendrement noirâtre, et cet autre vert phosphorescent des feuilles... Ce jujubier était exactement comme l'autre, le premier que les génies avaient ravi au village il y a de cela bien longtemps. Oui, il avait en face de lui un autre "jujubier des génies", situé à la lisière des arbres, à quelques jets de pierres en aval de l'atelier des femmes dont il percevait faiblement les rires et les chants. Un autre "jujubier des génies"! Un frisson lui parcouru le dos et son esprit enfièvré remonta le temps.
C'était il y a bien longtemps. Il devait aller sur ses sept hivernages -- lui qui en comptait aujourd'hui plus de soixante -- lorsque le premier événement dramatique s'était produit dans le village. Un jour, trois de ses compagnons de jeux partis à la chasse aux écureuils étaient revenus en se plaignant de douleurs au ventre. Peu après, ils s'étaient mis à vomir, puis à baver. Des vomissures noires et gluantes, des baves verdâtres. Vers le milieu de la nuit, ils avaient rendu l'âme l'un à la suite de l'autre, malgré les soins intensifs prodigués par son père, le plus grand guérisseur de toute la contrée. Alors, les conjectures étaient allées bon train jusqu'à ce que les hommes -- son père en tête -- ayant consulté les oracles, découvrent que les défunts avaient violé le territoire du bois sacré interdit aux non-circoncis.
Le deuxième événement était intervenu bien des années plus tard. Vingt ans peut-être, ou trente... il ne se rappelait plus avec exactitude, mais il avait déjà épousé sa troisième femme et hérité de son père toute la science des guérisseurs. Ce fut le tour de Odjo, un garçon attardé qu'il n'avait pas réussi à guérir malgré sa vaste connaissance des plantes et sa maîtrise des signes cachés. Un matin, on avait retrouvé le corps sans vie de Odjo, gisant sous un jujubier à quelque distance du village. Des vomissures noires et des traces d'une bave verdâtre encore humide barbouillaient son nez, sa bouche et sa poitrine nue. Les mêmes signes constatés trente ans plus tôt chez les trois autres garçons. Sa main encore fermée contenait ces jujubes d'une couleur indéterminée, variant entre le jaune légèrement rougeâtre et le vert tendrement noirâtre. Tout autour, d'autres fruits étaient éparpillés. Cette fois-ci, il était difficile de mettre en cause les fétiches du bois sacré situé à des lieues de là. De plus, les vomissures et la bave étaient de la même couleur jaune-rougeâtre-vert-noirâtre que les fruits de l'arbuste. Après consultation des oracles, les hommes aboutirent à cette conclusion que le chef de village annonça de sa voix puissante aux villageois abasourdis: "Les génies ont pris possession de ce jujubier. Or les génies n'aimaient pas partager ce qu'ils se sont réservé. Que plus jamais personne ne touche aux fruits de ce jujubier. C'est le jujubier des génies." Mieux, pour éviter de provoquer un autre courroux des génies, le chef de village décida que l'atelier des femmes qui se trouvait à quelque distance en amont du jujubier fût déplacé. Un autre site fut choisi, et l'arbuste prit le nom de "jujubier des génies".
Douba leva les yeux au ciel. Et voici encore, pensa-t-il, que les génies s'étaient appropriés un autre jujubier. A ce rythme, ils allaient finir par s'accaparer tous les arbres de la brousse et du village.
Pourtant, un doute naissait en lui. Tout ceci ne ressemblait vraiment pas aux génies qui étaient d'ailleurs les protecteurs du village. D'autre part, lui, Douba, grand maître des sciences occultes et grand guérisseur, n'avait vu, sur son tableau cabalistique qu'il ne manquait pas de tracer et de consulter tous les matins, aucun signe l'avertissant que les génies avaient l'intention de s'approprier d'autres arbres. Cela non plus ne ressemblait pas aux génies qui n'auraient jamais manqué de se manifester à lui en de pareilles circonstances. Il y avait dans tout ceci quelque chose qui lui échappait, quelque chose qui dépassait son entendement. Cependant, sa conviction était faite: les génies n'étaient pas responsables de ce phénomène. Mais alors, qui? Ou quoi?
Il se leva d'un bond et raffla au passage besace et hache. Sa décision était prise. Il irait trouver son ami, le directeur de la petite école du village, et lui ferait part de ses doutes. A eux deux, peut-être trouveraient-ils la réponse à cette énigme? Ils s'entendaient bien tous les deux. En de maintes occasions, son ami que tout le village appelait "Mètrè" mais que lui n'avait jamais appelé que par son vrai titre, "Dèrtère" -- n'était-il pas le chef de tous les enseignants de la petite école? -- l'avait aidé à trouver des remèdes là où sa propre science à lui s'était avérée inefficace, notamment dans le traitement de certaines maladies des petits enfants.
Le soleil était au zénith quand les deux hommes arrivèrent près du nouveau "jujubier des génies". Dèrtère le regarda longuement, en fit le tour plusieurs fois, et se décida finalement à couper quelques feuilles qu'il approcha de son nez. La sève qui se forma sur la base foliaire n'avait pas la couleur des autres sèves: elle était sombre, presque violette. Il cueillit quelques fruits et les huma. Enfin il dit: "Tu as raison... ce jujubier présente les mêmes caractéristiques que l'autre." Ils se regardèrent en silence un moment. "Alors, dit Douba, quelle explication peux-tu donner à ce phénomène?"
- Ce n'est pas facile, comme cela, tout de suite. Les phénomènes de la nature sont très complexes, et il faut une longue observation pour leur trouver des réponses justes...
- Même avec tous les livres qui emplissent ta maison?
- Tous les livres qui emplissent ma maison n'ont pas de réponse à tout, dit Dèrtère.
Douba se tut un moment. Il était visiblement déçu que son ami ne trouvât pas d'explication à ce phénomène. D'une voix où perçait une note de tristesse, il dit: "Alors les génies se sont accaparés ce jujubier également." Comme le vent portait jusqu'à eux les voix des femmes depuis l'atelier, il ajouta: "Ce n'est d'ailleurs pas étonnant avec les femmes tout autour..."
- Que veux-tu dire?
- Elles ne respectent aucun tabou. Elles ont dû offenser les génies qui nous punissent ainsi en accaparant tous nos arbres.
- Pourquoi penses-tu cela?
- Je suis maintenant certain que c'est à cause d'elles que les génies ont possédé le premier jujubier. Il lança un regard furieux vers l'atelier des femmes, secoua la tête et se tourna vers Dèrtère. "Il y a très longtemps de cela, poursuivit-il, bien avant que tu ne viennes dans ce village, Dèrtère, car il n' y avait pas encore d'école ici. Suite à la mort d'un petit garçon, l'atelier des femmes qui était aux environs du 'jujubier des génies' fut déplacé et réinstallé là où il se trouve aujourd'hui." Il se tut, fronça les sourcils et hocha longuement la tête comme les rires insouciants des femmes s'élevaient au-dessus de la clairière qui leur servait d'atelier. Il pointa un doigt menaçant dans leur direction. "Si maintenant les génies revendiquent un autre jujubier, justement dans les parages de ce nouvel emplacement de l'atelier des femmes, c'est que tout cela a quelque chose à voir avec elles. Je te dis, elles ne respectent pas les interdits..."
Mais Dèrtère ne l'écoutait plus. Ayant avancé de quelques pas, il regardait du côté de l'atelier. Au bout d'un moment, il baissa le regard à ses pieds, comme s'il jaugeait la pente que formait le terrain, entre l'atelier en amont, et leur position en aval. Oui, ça ne pouvait être que cela. Cet atelier des femmes était une grande teinturerie qui faisait la renommée du village dans toute la contrée, et lui assurait des revenus substantiels. Toutes les femmes et toutes les filles du village étaient des teinturières.
D'une voix où perçait une excitation mal maîtrisée, Dèrtère dit: "Douba, il nous faut des pioches." Douba le regarda avec stupeur. Dèrtère aurait-il perdu la tête? Des pioches? Pour quoi faire? Déraciner le 'jujubier des génies'? Assurément, Dèrtère ne devait plus avoir toute sa tête à lui. "Si tu envisages de déraciner cet arbuste, dit Douba en montrant le jujubier, alors tu es encore plus innocent que les femmes elles-mêmes. Ne compte pas sur moi pour t'aider, et sache que je t'empêcherai de commettre un tel sacrilège. Tu signerais ta propre mort, ou pire, ta folie."
- Je ne projette pas de déraciner le jujubier. Je ne suis pas fou pour m'attaquer aux génies, ajouta-t-il avec un sourire. Allons chercher les pioches. Je t'expliquerai.
Quand ils revinrent un peu plus tard, Dèrtère dit en indiquant un point: "Creusons ici." Et ils commencèrent à creuser en se relayant. A une profondeur d'environ trois coudées, la terre commença à changer de couleur. Une teinte que Douba ne connaissait pas aux sols de son village natal: sombre, légèrement violacée, différente de la couleur de l'argile, et qui devenait de plus en plus sombre à mesure qu'ils creusaient.
Pour vérifier son hypothèse, Dèrtère entraîna Douba en amont de l'atelier des femmes. Ils choisirent un point et se mirent à creuser profondément. La couleur de la terre ne différait en rien de celle des autres sols du village et de la brousse. "J'avais donc raison, dit Dèrtère tout en sueur et couvert de terre. Les eaux usées de la teinturerie s'infiltrent dans le sol et finissent, après une longue période, par couvrir la distance qui sépare l'emplacement de l'atelier des femmes et la limite des arbres. Arrivées au niveau des arbres, elles entrent en contact avec les racines. C'est de ce contact que vient tout le mal."
Le soleil n'était plus qu'un gros disque rouge à l'ouest lorsqu'ils revinrent au village. Ils se dirigèrent vers la maison de Dèrtère. "C'est une catastrophe pour le village, dit Douba, le visage décomposé. Et je ne sais comment l'annoncer au chef. La teinturerie est notre seule source de revenus en dehors de l'agriculture. Sans elle, nous ne sommes plus rien. Il est hors de question de la fermer. D'ailleurs, il ne se trouvera personne pour faire une telle proposition au village."
- Il n'est pas besoin de fermer la teinturerie; il suffit de la déplacer, dit Dèrtère.
- Encore? Et qu'est-ce que cela va résoudre, Dèrtère? Ce sera déplacer le problème d'un point pour un autre où il aura les mêmes conséquences.
- Pas nécessairement, Douba. J'ai réfléchi à la question en cours de chemin et je crois avoir trouvé une solution. A condition que le village tout entier accepte de s'investir.
Douba lui lança un regard dans lequel se lisait tout l'espoir de sa vie. "Je t'écoute, Dèrtère..."
- Tu vois le grand ravin à l'ouest du village?
- Là où tu as été assez imprudent pour faire descendre nos enfants?
- Oui, c'était dans le cadre d'une leçon. Et rassure-toi, il n'y avait pas de mauvais génies là-bas; rien que des bons. Avec nos instruments, nous avons mesuré toutes les dimensions de ce ravin. Il fait environ quatre-vingts mètres de long sur seize mètres de large par endroits, et profond d'environ neuf mètres. En plus, comme tu le sais, il se termine en aval par un cul-de-sac et ses flancs sont tapissés de rochers imperméables. C'est une aubaine pour le village. Ce doit être un cadeau des génies, ajouta Dèrtère avec un regard plein de malice.
- Je comprends. Nous allons installer l'atelier des femmes près du ravin. As-tu pensé au lac qui se formera?
- Il n'y aura pas de lac. Le village va remplir le ravin... attends... attends... laisse-moi terminer, dit-il devant l'air incrédule de Douba. Avec la proximité des montagnes, ce ne sont pas les rochers et le sable qui feront défaut. Le ravin va donc être rempli de ces matériaux qui ont la propriété d'absorber les eaux usées. Bien entendu, le remplissage du ravin prendra beaucoup de temps: six mois, un an, deux ans... je ne saurais dire. Mais si tout le village s'y mettait -- et ce ne sont pas les charettes qui manquent ici pour le transport -- nous y parviendrons. La survie du village en dépend.
Déjà, un sourire admiratif flottait sur les lèvres de Douba. "Tous les villages de la contrée se joindront à nous pour ce travail, dit-il. Notre teinturerie n'est pas source de revenus que pour nous seulement... Mais, dis-moi, Dèrtère, pendant combien de temps ces rochers et ce sable vont-ils pouvoir absorber les eaux?"
- Peut-être un siècle... ou deux, ou plus même. Je ne saurai le dire avec précision, mais c'est une solution durable.
- Un siècle? Et même plus? s'exclama Douba en plongeant la main dans sa besace à la recherche de sa pipe. Alors, ce sera à nos descendants de chercher des solutions quand le ravin sera engorgé. Quant à nous, nous aurons fait notre part du travail. Et crois-moi, Dèrtère, lorsque nous aurons expliqué tout ceci au village, il adhérera avec enthousiasme au projet, comme un seul homme. Je les connais bien. Et toi aussi, tu les connais bien maintenant.
Il se tut, le temps de bourrer tranquillement sa pipe et de l'allumer. Il ferma les yeux et tira une bouffée, puis deux, puis trois, et commença à dodeliner de la tête, signe chez lui d'une grande satisfaction.
Quand il rouvrit les yeux, il dit: "Je crois que je dois des excuses aux femmes." Il regarda Dèrtère. "Je le crois aussi, renchérit ce dernier. Comment vas-tu t'y prendre?" Douba réfléchit un court instant. "Je vais leur offrir trois beaux cabris."
- Et que leur répondras-tu quand elles te demanderont la raison d'une telle largesse de ta part?
- Je trouverai bien quelque chose. Et tu m'aideras à trouver, n'est-ce pas?
- Tu sais que je suis toujours à tes côtés.
Douba tira encore une longue bouffée, et demanda, plein d'admiration: "Dis-moi, Dèrtère, comment fais-tu pour résoudre toutes les questions difficiles, et aussi pour avoir d'aussi brillantes idées?"
- Moi aussi, je suis en contact avec des génies, répondit Dèrtère en montrant les livres qui emplissaient sa maison.
Ensemble, ils partirent d'un franc rire qui fit se retourner les femmes revenant de leur atelier et dire: "Douba et Mètrè se sont retrouvés aujourd'hui encore."
© Boubacar Belco Diallo
[KUMA, Revue littéraire de l'Union des jeunes écrivains du Mali] - [Table des matières de MOTS PLURIELS no 11]