Mots pluriels
No. 11. 1999.
https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1199ekomoarticle2.html
© Camille Ekomo Engolo

EKOMO ENGOLO. Mutations socio-économiques et conditions de vie des ménages ruraux au Cameroun

2. Récession économique et dynamique des rapports sociaux


Nous formulons l'hypothèse suivante : dans des conditions déterminées par les effets de la récession économique, les sociétés rurales connaissent une mutation profonde et significative. Celle-ci modifie la structure du corps social, les réseaux d'échanges, en facilitant le passage des liens inscrits ou liens de grégarité (forme dominante ancienne) vers des liens construits ou liens d'altérité
[27] (forme dominante en émergence). C'est l'altérité, c'est-à-dire la raison et la forme du changement social que nous étudions à travers les mutations socio-économiques des ménages cacaoyers et caféiers camerounais.

2.1. Les conditions d'existence des ménages avant la crise

Le système productif des sociétés agraires au Cameroun a longtemps été dominé par l'économie de rente, des produits d'exportations [28] entre autres, le cacao et le café. La logique agraire qui caractérise ces sociétés donne à la plantation cacaoyère ou caféière une valeur patrimoniale et intervient en tant que capital social dans la constitution des ménages. Ce capital social remplit une double fonction : d'une part, il sert de soupape sécuritaire aux chefs de ménages en termes d'assurance, de retraite, de rente annuelle, tout en permettant de financer la scolarisation des enfants ainsi que les soins primaires. D'autre part, il reproduit explicitement les rapports sociaux de sexe sur la base intergénérationnelle, renforçant ainsi le statut de l'élément masculin [29]. La famille élargie ou patriarcale est le modèle prédominant des sociétés traditionnelles et se constitue d'un homme, sa (ses) femme (s), leurs enfants, les épouses et les enfants de ces derniers y compris les nièces et neveux. Lorsqu'il ne consent pas ou ne parvient guère à entretenir une main d'oeuvre salariée, le patriarche s'appuie sur les actes d'allégeance des catégories sociales dont il est responsable, une main d'oeuvre docile et bon marché, composée de cadets sociaux : inconsidération sociale, domination relative, exploitation dans les rapports de production [30]. Dans la famille élargie, les membres s'intègrent dans la division du travail dans une triple dimension. La première concerne les rapports sociaux de sexe (les femmes contribuent à l'économie de rente sans délaisser les activités vivrières pour la vie quotidienne du groupe). La deuxième intéresse les classes d'âge (les jeunes s'installent dans les différents niveaux des rapports de production, dans les cultures d'exportation, le vivrier et autres travaux domestiques). La dernière vise le rapport à la filiation en intégrant la parentèle éloignée. Sont également impliqués les allogènes considérés comme des fils adoptifs, par ailleurs très appréciés en tant que force de travail de substitution ou de complément à celle des autres membres de la famille. Du fait d'une politique volontariste des pouvoirs publics, les cultures d'exportation en général et le cacao et le café en particulier bénéficient des effets d'incitations liés aux subventions multiformes ; mais cette agriculture de type familial, bien que tournée vers l'exportation, est soustraite aux innovations technologiques. Le rapport à la religion est un facteur discriminant de l'accumulation des forces de production. Dans les régions cacaoyères fortement christianisées, notamment dans la Province du Centre, la prédominance de la monogamie prive le groupe domestique de l'efficacité des forces productives très souvent compensées par l'apport des cadets sociaux adoptés [31]. Le patriarche demeure le chef de famille et assure la prise des décisions micro-économiques dans l'ensemble. Toutefois, chaque membre de la famille (y compris les cadets sociaux), à son "niveau de responsabilité", prend ou suggère des décisions au bon fonctionnement du groupe.

On peut donc dire qu'avant 1987, année manifeste de la crise, le système productif en milieux rentiers jouit d'une prospérité relative centrée sur le modèle patriarcal et sa clientèle. Ce modèle est responsable de l'affermissement des liens de grégarité qui s'actualisent dans le primat des valeurs communautaires. La famille-providence connaît un essor sensible à travers la reproduction des formes de domination liées aux rapports sociaux de sexe, aux classes d'âge et à la filiation. L'ébranlement de ce modèle de production au profit de la famille conjugale s'harmonise avec la mutation du système productif et de la structure d'emploi.

2.2. Effets de crise et modification des rapports de production

Nous postulons que les effets de sédentarisation et de pression foncière exacerbent les conflits sociaux et démantèlent progressivement la famille élargie au profit de la famille restreinte (deux époux et leurs enfants) et de la famille associative (union libre). Et cette mutation obéit à une logique sociale qui sécrète un besoin d'aspirations nouvelles. On peut interpréter les vagues migratoires des années 1970 par ces facteurs [32], mais cette interprétation n'explique pas en quoi l'impact des décisions micro-économiques a conduit certains chefs de ménages seulement et pas d'autres, à devenir des agriculteurs wébériens [33]. Si nous tentons de regrouper et de recouper les traits particuliers des ménages ruraux ouest-camerounais plus ou moins impliqués dans l'exploitation du café ; si on en fait autant au Cameroun méridional plus ou moins engagé dans l'exploitation du cacao, nous pensons arriver à un modèle explicatif de la dynamique des ménages ruraux en période de crise, comme le suggère le tableau no. 1.

Trois phases saillantes caractérisent la dynamique rurale des ménages de rente, éprouvés par les effets de crise. Ces phases indiquent le système productif en vigueur (primat de la culture de rente, filières cacao/café) et la structure d'emploi (mono-activité ou pluriactivité) qui correspond à chaque type de famille (patriarcale, conjugale ou associative). Ces types de familles sécrètent différemment un mode de régulation (autorégulation, régulation fondée sur le travail polyvalent, régulation fondée sur le partage du travail) qui traduit le type de sociabilité dominant : la sociabilité est porteuse de liens de grégarité ou de liens d'altérité dans un champ productif articulé par une structure d'emploi donnée, un mode de régulation déterminé et un type de famille dominant.

Tableau 1 : Dynamique des ménages ruraux et mode de production. Eléments d'analyse du monde rural (cacao et café) camerounais.

Système productif et structure d'emploi

Type de famille dominant

Régulation familiale par rapport au travail

Type de sociabilité dominant

Phase

Filière cacao/café

Absence de technologies

Apport en subventions

Famille

patriarcale

Autorégulation par cadets sociaux : main d'oeuvre femmes, jeunes, migrants
Liens inscrits ou liens de grégarité
Avant 1988
Diversification par les cultures vivrières ;

Retrait des subventions

Famille conjugale
Régulation par travail polyvalent. Emancipation des cadets sociaux par la pluri-activité
Liens construits ou liens d'altérité (en émergence)
Après 1988
Innovation/ Diversification par travaux extra-agricoles
Famille associative (deux apporteurs)
Régulation par le partage du travail. Intensification des réseaux d'échanges. Exode rural des hommes et sédentarisation des femmes.
Liens construits ou liens d'altérité (en maturité)
Après 1991
1- Source : Notre enquête
2- Mode de lecture : de haut en bas ; de gauche à droite.

La monoculture d'exportation (cacao ou café) est dominante dans le système productif des familles patriarcales et s'inscrit dans une logique de formations sociales qui génèrent la différenciation par le statut normatif d'"aînés sociaux" qu'offre l'exploitation patrimoniale de la plantation. Le grand planteur de cacao ou de café est considéré comme un "aîné social" du fait de l'appropriation des formes d'acquisition et d'exploitation des biens symboliques. Ces derniers sont constitués généralement de l'autorité sur un plus grand nombre de sujets, le prestige et les réseaux de clientèle, par-delà l'accumulation et la redistribution des richesses du patrimoine. On peut situer la première phase à la fin de l'année 1987 et au début de l'année 1988.

La capitalisation des forces productives par la polygamie et l'apport des cadets sociaux agit comme effet de compensation de l'absence d'utilisation des technologies agricoles comme c'est le cas en régime d'exploitation capitaliste. L'innovation technologique est en conséquence absente des activités agricoles. Mais celles-ci bénéficient des subventions para-étatiques en intrants, jeunes plants, produits phytosanitaires. L'objectif est la lutte contre les maladies telles que la pourriture brune et les pesticides. Il faut néanmoins compter sur l'encadrement offert par les moniteurs pour l'optimisation des techniques agricoles et un meilleur suivi des conditions de travail des planteurs. Cette (re) socialisation en milieu rural est inscrite dans les projets de développement régionaux et nationaux. Peut-elle permettre la mutation identitaire du statut du paysan-planteur à celui d'agriculteur sans une intégration du raisonnement de l'économie libérale relative à la formation et la professionnalisation d'une main d'oeuvre salariale ? Peut-elle également favoriser la systématisation du temps de travail, entre travail domestique et travail rural, travail principal et travail secondaire, la répartition sociale du temps, entre temps féminin et temps masculin, temps des "aînés" et temps des "cadets" ?

L'autorégulation intervient alors dans les rapports au travail par le maintien des équilibres que le patriarche assure à tous les "niveaux" de production de la famille. Les membres du groupe domestique participent inégalement à chaque "niveau" de la prise des décisions micro-économiques et s'assurent de la redistribution des richesses de la commercialisation. Plus les membres de la famille sont attachés à la cohésion de cette dernière et à la plantation patrimoniale, plus ils développeront des liens de grégarité. ceux-ci sont caractérisés par une forte conscience collective et une forte intériorisation des normes de groupe.

On peut dire que le système productif et la structure de l'emploi sont au fondement des conditions d'existence des ménages. La formation des liens de grégarité réside par conséquent dans l'attachement au système productif patrimonial : celui-ci favorise l'autorégulation des rapports familiaux et des rapports au travail par la participation collective et inégalitaire des membres du groupe domestique (aînés et cadets sociaux) dans l'économie familiale et locale.

La deuxième phase s'amorce avec les premiers effets de la récession économique de 1988. Quelques facteurs explicatifs sont à mettre en exergue. Peuvent être citées la détérioration des termes de l'échange, la baisse drastique des prix des matières premières dont le café et le cacao. Mais les négociations avec les institutions de Bretton Woods (Fonds Monétaire International et Banque Mondiale) sont laborieuses. En fait, ces institutions entendent influer sur la politique nationale et internationale du pays agricole. Les effets de récession entraînent une modification significative dans le fonctionnement du système productif et la structure de l'emploi en milieux ruraux traditionnellement marqués par les cultures de rente. Il y a une corrélation entre la tendance à une diversification rapide du système productif agraire et la pression foncière et de nombreuses études d'OCISCA l'ont bien démontré. Les régions soumises à une forte pression démographique, sont généralement l'Ouest bamiléké et la Lékié dans le pays béti. Elles ont été les premières à adopter la diversification des cultures (cacao/café et cultures vivrières) et à assurer une transformation radicale des logiques et du système de production. L'Etat se désengage sensiblement par le gel des subventions. La conséquence immédiate en est le prix élevé des intrants et produits phytosanitaires qui augmentent les coûts de production de la matière première et d'entretien des plantations. Par ailleurs, les cultures vivrières connaissent un essor considérable car elles se transforment en produits de commercialisation des marchés internes, bénéfiques pour l'économie familiale en milieu rural.

La diversification culturelle de rente/cultures vivrières entraîne l'émergence de la famille restreinte en milieu rural du fait d'une très forte distanciation des cadets sociaux de la logique patrimoniale de la culture de rente. Est valorisée une logique d'enrichissement individuelle qui prône l'exploitation d'autres secteurs d'activités agricoles. Par sa taille et sa structure, la famille agricole permet une régulation des rapports humains par un travail polyvalent dû à une émancipation des cadets sociaux vers la pluriactivité. Les femmes participent activement à cette pluriactivité tant au niveau de la dynamique interne au ménage par la survie alimentaire d'où elles constituent une source de revenus monétaires incontournable, qu'au niveau des échanges commerciaux. La commercialisation des vivres par les femmes assure dorénavant la survie de la famille en crise. Dans les grandes agglomérations urbaines telles que Douala et Yaoundé, le commerce du maraîcher occupe une place essentielle dans l'économie locale. On y trouve davantage de femmes de plus en plus âgées, qui revendiquent le statut de commerçante notamment dans la vente de légumes frais par rapport aux hommes [34]. Ce repositionnement des femmes dans les rapports sociaux de sexe entraîne leur enracinement au terroir. Cependant, les hommes diminués par la faiblesse des forces productives dans les plantations, favorisent l'expansion de l'exode rural par des abandons massifs des propriétés foncières et immobilières, très souvent au profit de l'élément féminin. De nouveaux liens sociaux se construisent sur la base de l'altérité, dans les prises de décisions micro-économiques, la restructuration de l'emploi dominé par les anciens cadets sociaux reconvertis dans le maraîcher et le commerce agricole de proximité. En conséquence, la régulation par la polyvalence dans les secteurs d'activités a permis l'émergence d'une cellule familiale plus restreinte et plus compétitive fondée sur des liens à construire, sur des normes et valeurs relatives à l'hypothèse de l'optimisation.

La troisième phase peut être située après la période trouble de 1991, caractérisée par des effets déstabilisants engendrés par les turbulences de l'environnement externe. En effet, les PAZF (Pays Africains de la Zone Franc) affichent tous des résultats économiques et financiers désastreux, un endettement chronique des services de la dette, une politique impopulaire inscrite dans les injonctions du FMI ; puis la dévaluation de la monnaie commune en Janvier survient en 1994 et de nouvelles détériorations des termes de l'échange qui pénalisent cultures de rentes et producteurs [35]. L'accentuation de la rente a affaibli considérablement la position et les représentations collectives de la rente dans le corps social jusque dans l'agriculture. Philippe Hugon estime en substance que la rente provenant du secteur primaire et de l'aide extérieure, est largement accaparée par les agents membres ou proches de l'Etat. Ils la redistribuent à travers des réseaux à base clientèliste, ou la replacent de manière frauduleuse à l'extérieur.

Au Cameroun, le système productif des cultures de rente - cacao et café- est orienté vers une diversification sectorielle. Il survit ainsi par l'innovation dans la pluriactivité sur le marché du travail. Les cultures vivrières connaissent un essor considérable ; la multiplication de tâcheronnage est à l'honneur, la valorisation de la pêche traditionnelle et de l'artisanat ainsi que la récolte des vins de palme traduisent elles aussi cette pluriactivité. Les rapports sociaux de sexe jouent en faveur de l'élément féminin dans l'engouement pour la pluriactivité, en se répartissant les domaines naguère méprisés par l'homme : vivrier, pêche traditionnelle, maraîcher. Il y a une corrélation entre l'effort d'entreprises féminin (primat dans les prises de décisions socio-économiques) et l'affaiblissement du statut masculin dans le ménage et dans la collectivité. Abandons de domicile et divorces fragilisent la cellule familiale, tandis que les femmes sédentarisées dans leur nouveau statut de chef de ménage, deviennent le pôle attractif de la famille monoparentale par-ci et de la famille recomposée par là. On assiste à une intensification des échanges dans les domaines du travail effectif avec les nouvelles structures d'emploi. Dès lors, naissent des associations de ruraux pour le partage du travail dans les activités champêtres. Ces associations vendent des services de main d'oeuvre, cadets et allogènes étant spécialisés dans le tâcheronnage. Le nouveau modèle de famille caractérise cette forme de famille associative. La régulation est en conséquence fondée sur le partage du travail dans la dynamique inhérente au ménage, mais aussi dans ses rapports avec d'autres groupes organisés. La sociabilité se construit aussi sur des liens d'altérité. La famille associative se définit alors comme le positionnement d'une famille monoparentale ou d'une famille recomposée (concubinage) et vivant de deux sources de revenus (deux apporteurs). C'est donc dans le recentrage des sources de décisions micro-économiques que se construit le type de famille dominant, le mode de régulation par rapport au travail et le système productif lui-même. D'où l'importance du capital social qui intervient dans la production de vie ménagère.

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Notes

[27]. Les concepts de "liens inscrits" ou "liens de grégarité" d'une part et "liens construits" ou "liens d'altérité", d'autre part, sont développés et systématisés par Guy Bajoit. Les jeunes dans la compétition cuturelle. Paris: PUF, 1995.

[28]. Liste non exhaustive des produits d'exportation relative à l'économie de rente camerounaise : café, cacao, banane, bois, coton ; parmi les ressources énergétiques : le pétrole.

[29]. Laburthe-Tolra Minlaaba 1 Les seigneurs de la forêt. Paris: Publications de la Sorbonne, 1981.

[30]. Cadets sociaux : Individus occupant une position d'infériorité dans le système de production et les rapports sociaux d'une collectivité donnée. Dans les systèmes agraires africains en général et camerounais en particulier, sont inclus dans cette catégorie, des femmes, des jeunes gens sans habitat ni patrimoine et en âge de socialisation, les migrants intégrés et adoptés et qui constituent une force de travail corvéable à merci.
Les aînés sociaux a contrario, sont des individus qui occupent une position privilégiée dans le système de production et dans les rapports sociaux d'une collectivité donnée.
Les concepts de "cadet social" et d'"aîné social" sont développés dans une dimension politiste par Jean-François Bayart. L'Etat du Cameroun. Paris: Presses de la Fondation des Sciences Politiques, 1977. Nous pouvons appréhender également dans une perspective conflictualiste (lutte entre dominants et dominés), les concepts de "cadet social" et "aîné social" par rapport à la problématique des champs sociaux de Pierre Bourdieu. Le sens pratique. Paris: Editions de Minuit, 1980.

[31]. Toutefois, le caractère discriminatoire de la religion dans le système productif est à relativiser ; dans les régions cacaoyères boulou, fong, bene, fortement christianisées également, la polygamie est entrée dans les moeurs des planteurs, lesquels poursuivent des buts utilitaristes : capitalisation de la force de travail, meilleurs rendements et maximisation des profits, une démarche similaire à celle des caféiculteurs Bamiléké.

[32]. Flux migratoires de l'Ouest bamiléké vers le Littoral (Moungo) ; du Sud (pays boulou) vers l'Est (Yokadouma) ; du Centre (ressortissants de la Lekié) vers le Centre (Mbam).

[33]. Motivation professionnelle exacerbée, esprit entrepreneurial, volonté d'aspiration à la mobilité sociale inscrite dans des rapports de compétition.

[34]. A. Bopda. "De la reproduction sociale à la consolidation de la cellule économique : le rôle de la femme dans la société béti en crise", in Courade, op. cit., p.208-220.

[35]. G. Courade. et V. Alary. "Les planteurs camerounais ont-ils été réévalués ?" Politique Africaine no. 54. Paris: Khatala, Juin 1994, pp.74-87.