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Vieux Djo
UNE NOUVELLE
de
Tita MANDELEAU
Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur |
E
t si je suivais à la lettre les mots dordre du G.P.A.G., notre Grand Parti dAvant-Garde qui prône le Retour-à-la-Terre-auprès-de-nos-braves-paysans? se demandait Gaston. Une fois là-bas avec ma femme Agnès et nos trois gosses, je serai bien à laise. Ma femme maniera la daba pour retourner le sol de nos propres champs et nos enfants butteront ligname au lieu de courir après Le Diplôme, car aujourdhui-là, le pays est trop conjoncturé pour quun "papier-de-Blanc" assure encore limpudente impunité dhier! Chaque jour, je rapporterai de la chasse assez de viande de brousse pour nourrir les miens, au lieu de les voir mâcher jusquà-fatigué le demi-kilo de viande-avec-os quAgnès ramène au foyer les jours de fête uniquement. Chaque soir, à la veillée, ma famille se joindra aux villageois pour chanter les bonnes vieilles mélopées traditionnelles que je commence pour ma part, à oublier. Mes parents qui nont rien connu dautre depuis que le premier ancêtre est descendu du ciel au bout de la Chaîne Sacrée, ont-ils été moins heureux pour autant?... Il en était là, de ses pensées moroses, lorsquil entendit frapper et appeler ainsi à sa porte:
- Kôkôkô? Cest pas toi quon a appelé Gaston?... Le fils de Vieux Djo?" |
...Les mains crispées sur le volant de la "bâchée" que son Patron lui avait obligeamment prêtée, il ne décolérait pas. Ah! Elle était joliment respectée la tradition aujourdhui. Au village là-bas, ils étaient devenus fous ou quoi? Dabord, son Vieux était décédé subitement, et cette façon "courte maladie" était déjà assez inquiétante en soi. Ensuite, en tant que fils aîné, cétait à lui, Gaston, que revenait le devoir doffrir le cabri à sacrifier sur la tombe paternelle lors des funérailles.
Or, les gens du village lavaient enterré suu..êê, en douce comme ça, dans leur faux cimetière rongé par les broussailles, quand nul nignore que le corps de tout défunt doit être impérativement ramené dans le village de ses parents maternels afin dy être inhumé. Mais ça là... cétait quelle manière de zorobi, ça? Sauvages de la brousse, va! Et voilà que plus de six mois après lenterrement, on le faisait prévenir par un membre du lignage paternel qui ne lavait même pas reconnu par-dessus le marché. Quand bien même, il naurait plus donné de ses nouvelles au village depuis longtemps, était-ce une raison suffisante pour faire fi de son autorité de nouveau chef de la famille et le ridiculiser ainsi? Venir gâter son nom dans Blafouêdougou-ici, où chacun le connaissait! Où chacun le respectait dans son travail et dans son foyer!
- Façon je vais ambiancer le coin, on va voir qui est qui! avait-il grincé en adressant un dernier geste dadieu à une Agnès plus perplexe quinquiète.
Maniant la bâchée pendant six heures daffilée avec la dextérité et lassurance du propriétaire nanti, il avait débouché en trombe et au bord de lapoplexie dans le village, sa colère ayant décuplé lorsquil avait dépassé le petit cimetière si mal entretenu.
- Non mais... vous-là, cest quoi? hurlait-il quelques minutes plus tard en repérant le tertre que les Anciens du village doigtaient pour lui dun geste vague. Avez-vous fait veiller le corps de mon père pendant les quatre jours de rigueur? ajouta-t-il tout secoué de spasmes. On poussa aussitôt devant lui sa vieille tante Ernestine, veuve depuis cinq ans.
- On ne savait pas alors comment te joindre, mon fils; aussi avons-nous procédé aux funérailles du mieux possible. Ce sont mes propres enfants qui ont lavé le corps de leur oncle avec de leau chaude, sa tête reposant dans sa main droite. Jai ensuite veillé sur son grand sommeil pendant trois jours et quatre nuits après avoir recouvert son corps avec un pagne neuf, comme le veut la coutume...
Quoiquau trois-quarts soulagé par la fermeté de ton de sa vieille parente, Gaston avait alors enflé la voix.
- Et QUI a donné à tes fils lautorisation de creuser la tombe pour mon père alors que moi, son héritier direct, je nétais même pas au courant de son décès? Il y a quelque chose qui NE CLOCHE PAS dans le village-ici! martela-t-il en français pour mieux impressionner son auditoire.
Bien entendu, il ignorera toujours que, sur le moment, certains villageois avaient eu lenvie furieuse de lui répondre par des quolibets bien sentis, tant sa soudaine mémoire de la Tradition leur avait paru encore plus incongrue que sa vertueuse indignation. Plus tard, bien plus tard, dautres raconteront à la veillée quils sétaient retenus à grand peine de le gifler net-sur place, voire de le chicoter comme un Garde de Cercle envers les gens du pays du temps des Colons, tant son outrecuidance dépassait les bornes. Mais là, pour linstant, avec ses lunettes noires façon-Rasta, son costume Abaco de tergal bleu-nuit et ses chaussures en cuir impeccablement cirées, Gaston leur en imposait.
- Ecoute, mon fils! dit alors de Chef de village dun ton cérémonieux. La mort a attrapé ton père à la petite saison des pluies qui est une période de grande chaleur où les morts sabîment vite. Nous avons dû nous résoudre à enterrer Vieux Djo dans notre cimetière ici, parce que cétait trop difficile de te prévenir tout de suite, toi son fils aîné, parti te nover dans la Capitale là-bas, au milieu des Blancs.
Des raclements de gorge et des hochements de tête apprécièrent discrètement les paroles du Chef qui rivait son clou à ce citadin aux allures de Blanc tandis que des commentaires fusaient deçà, delà.
- Nous savons bien que le silence nest pas un oubli...
- Mais aussi, comme nous navions pas ton adresse...
- Le cadavre-là ne pouvait pas attendre, ho!
- De toutes façons...
Même si dans lassemblée, certains reniflaient de colère, tous cependant sapprochèrent de Gaston, la mine compatissante.
- La coutume a été bien respectée, mon fils!
- Or que tu nétais même pas là...
- La tombe de Vieux Djo a été orientée est-ouest comme le veut la coutume...
- Son corps a été roulé dans une natte toute neuve...
- Et puis on la posé sur le brancard...
- Devant lequel tout le village a défilé avec respect...
- Afin de lui rendre un hommage mérité!
Ils lentouraient de paroles amicales, déplorant avec bruit le grand vide laissé dans leur vie paisible par Vieux Djo.
- Moi, jai donné à Vieux Djo un "jeton" de vingt-cinq pour son tabac dans lau-delà! se vanta lun.
- Cest nous autres qui lui avons offert le pagne kita pour quil se présente correctement au Royaume des Morts! rétorqua un autre pendant que, timidement, les femmes se présentaient à leur tour devant lui.
- Nous, les femmes du village, nous lui avons apporté son dernier repas...
- Composé de calebasses pleines de riz cru décortiqué...
- Avec quelque calebasses de riz non décortiqué.
Devant tant de témoignages de bonté, Gaston ne put résister au plaisir dironiser.
- Après quoi, vous avez soigneusement récupéré tous les cadeaux de deuil, pour que les neveux de mon père, cest-à-dire les fils de la vieille Ernestine puissent se les partager, nest-ce pas?
- Naturellement! répondirent les villageois dune seule voix. Soupçonneux, certains dentre eux tinrent cependant à préciser "Cest la coutume, kê!"
- Depuis le moment où ils ont été désignés pour inhumer ton père juquau moment où ils ont comblé sa tombe avec de la terre, les fils de la vieille Ernestine sont restés sans manger un seul grain de riz, sans parler à âme qui vive et sans porter dautres vêtements que la rituelle ceinture de feuilles... et toi-là, tu viens dans le village-ici pour dire quoi? nasilla une voix masculine.
Lhomme qui sadressait ainsi à lui, nétait autre que celui qui avait déjà "fermé les oreilles" de ses beaux-parents à dautres prétendants, en leur rachetant la plus jolie des deux veuves de Vieux Djo mais Gaston nécoutait plus. Par cet enterrement hâtif, ses parents paternels avaient définitivement "versé sa figure par terre"; alors submergé de colère et de honte, il avait tourné les talons, regagné la bâchée et claqué la portière après avoir sifflé entre ses dents:
- Bon, ça suffit comme ça! Si on me cherche dans le village-ici, on va trouver garçon!
Les mâchoires crispées, il avait allumé le contact. La camionnette asthmatique avait toussoté, lâché une pétarade, brouté le sol quelques secondes, puis bondi sur le chemin caillouteux qui longeait le petit cimetière perdu dans les broussailles...
...La nuit avait été particulièrement douce. Les membres reposés, les villageois ragaillardis ouvraient la porte de leur case sur une aube fraîche et les jeunes filles, elles-mêmes, oubliaient de serrer leur figure et de bougonner devant la corvée deau à aller puiser jusquau marigot. Comme chaque jour, elles longeaient le cimetière non clôturé et nauraient sans doute rien remarqué si lune delles ne sétait pas arrêtée là, en bordure de route, pour arracher une épine fichée dans son talon. Les yeux écarquillés, elle avait contemplé la tombe béante et poussé un hurlement à réveiller tous ceux qui dormaient là, de leur dernier sommeil. Dix secondes plus tard, elle fonçait coudes au corps, suivie ou dépassée par ses amies qui, comme elle, avaient jeté leur seau de plastique, leur bassine émaillée ou leur calebasse pour courir plus vite en direction du village.
- Mais...cest quoi?
- Un mort sest levé de là!
- Ayi...iiii???
- Mais...regardez! Un mort sest levé de là...cest sûr!
- Ayii...ya!!!
Sous la conduite du Chef, les villageois accourus avaient formé un cercle autour de lexcavation et les femmes qui, prudentes jusque-là, les avaient suivis à distance respectueuse, senhardissaient peu à peu.
- Djiii!... Une jolie femme nommée Edwige avait poussé un cri de surprise. Sa mémoire ne pouvait pas la tromper. Il fallait quelle en ait le coeur net, aussi interrogea-t-elle son époux : "Mais... Eugène ? Est-ce que ce nest pas Vieux Benoît qui est là ?... Oui, ton oncle, Vieux Benoît!... Ce nest pas lui qui a reposé dans le trou-là jusquà aujourdhui?"
- Djiiiiiii!... répéta le choeur des femmes qui sétaient toutes faufilées au premier rang parmi les hommes. Cela suffit à lassemblée pour se rappeler que:
- En tout cas!... La femme-là a raison, kê!... Le corps qui a enterré là deupi.iiis, cest à qui???
- Cest bien la tombe de Vieux Benoît! confirma Eugène et il bondit en arrière si brusquement que le Chef, à ses côtés, faillit tomber à la renverse. La stupéfaction était à son comble et il y en eut même parmi eux, qui se vexèrent.
- Mais...comment ça se fait, ça?... Et où il est parti comme ça ? marmotta un vieillard édenté, lair courroucé car Vieux Benoît avait été son meilleur ami et son confident.
- Mais...cest quelle affaire, ça ? fit le Chef dun ton sec.
- Mais ça-là...ça veut dire quoi, même ? renchérit celui qui rêvait de remplacer le Chef.
- Pourquoi Vieux Benoît a décidé de quitter là ? répétait le vieil homme édenté, les sourcils froncés de concentration.
- Cest vrai, ça ! On na pas idée de fléguer le coin, fissa-fissa comme ça ! claironna un des jeunes fils du Chef qui récupérait dune année sur lautre les nouveaux mots glanés auprès des étudiants revenus en vacances dans le village.
- Moi, jaimerais bien savoir ce qui la fait tcholo le coin, vite fait comme ça ! entêta le vieillard édenté.
- Un homme si paisible!... ajouta, mélancolique, sa vieille épouse qui avait jadis été troublée par un Benoît jeune et beau.
Entretemps, Eugène qui avait repris ses esprits, sétait avancé à lextrême bord du trou et penché au-dessus de la fosse, il scrutait chaque motte de terre, chaque touffe dherbe, chaque brindille de paille, chaque caillou.
- On la peut-être bien aidé à sortir de là!...articula-t-il enfin dune voix blanche.
- Lenfant-là, il dit quoi, même ? sirrita aussitôt le Chef qui naimait pas du tout la tournure que prenait cette affaire; mais comme il était le Chef, il prit son air le plus compassé pour saccroupir au bord du trou en faisant craquer ses jointures. Les Anciens limitèrent derechef et se mirent à fouiller, eux aussi, le caveau, de leurs yeux striés de rouge mais toujours perçants.
- Il ny a aucune marche creusée dans le talus, ni aucune trace déchelle; or, vu sa grande faiblesse au moment de sa mort, Vieux Benoît naurait jamais pu grimper tout seul ce talus glissant! diagnostiqua lun deux.
- Mais... pourquoi il a tcholo le coin, vite fait comme ça ? serinait toujours le vieil édenté.
- Cest quon la aidé à sortir de là ! décréta le plus jeune des Anciens en constatant que la terre, au fond du trou, avait été piétinée. Regardez!... Là ! Vous voyez ?... Ce ne sont pas des traces de chaussures, ça ? ajouta-t-il, tout excité par sa découverte. Parfaitement visible une fois quon y prêtait attention, lempreinte moulée de gros talons, à lextérieur biseauté, senfonçait dans la glaise. Les témoins en convinrent sans hésiter en opinant vigoureusement du bonnet pendant que, fier de ses talents de détection, lhomme parachevait sa démonstration.
- Qui ne sait pas que des talons rabotés à lextérieur sont les marques évidentes de celui qui a renoncé aux sandales aérées de ses ancêtres et sobstine à comprimer bêtement ses orteils dHomme-de-la-Terre dans des chaussures faites par et pour lHomme-de-la-Ville?
Malgré la gravité de lheure et la solennité du lieu, les spectateurs riaient à gorge déployée, sauf le Chef que cette volatilisation confirmée secouait de tremblements incoercibles.
- M...mais qu..qui p...peut en vou...vouloir à V...vi...vieux B...Benoît co...comme ça ? répétait-il en chevrotant comme un cabri. Est-ce qu..quon ne lui avait p...pas fait des fu...funérailles magnifiques en p..présence de t...tous les siens?
- En tout cas ! fit une voix coléreuse.
- Ce qui navait pas été du tout le cas pour Vieux Djo, son voisin de concession à perpétuité, par contre ! ricana Edwige, toujours aussi prosaïque. Auriez-vous déjà oublié le sandale que son fils est venu faire dans le village-ici ? ajouta-t-elle dun ton persifleur pendant quun concert dexclamations accueillait ses remarques.
- Djiii!... Wôôô!... Ah bon?... Mais, voilà pourquoi!
- Quand son fils quon a appelé Gaston-là il est venu dans le village-ici... Il a fait malin sur nous dans sa vieille bâchée-là... Avec son gros pied de gaou bouseux bien fermé comme ça dans la chaussure cirée, ho!... Un faux type, comme ça !... Et tout ça-là, cétait pour venir voler le corps de son père seulement... U-ni-que-ment !... Corps de Vieux Djo qui est à côté-là, toujours!... En tout cas!... Or que cest corps de Vieux Benoît quil a pris à côté-là... Net-sur-place!... En même temps il était loin... Faux garçon, va!... Hé, Dieu!
Bien que la mine sévère du Chef ne leur en laissât guère le choix, lenvie de rire le disputait à lindignation dans lassemblée et ce fut la tête baissée mais les yeux plissés de rires contenus quils écoutèrent le verdict de lautorité du village émis dune voix ferme où perçait un intense soulagement.
- Bon ! Et moi je dis que le responsable de cette pagaille doit ramener Vieux Benoît ici... Germain ! cest toi qui seras encore notre Messager. Retourne à Blafouêdougou là-bas et dis à lenfant-là quil na quà ramener Vieux Benoît tout de suite dans son village-ici; autrement ça va chauffer pour lui, cest compris ? conclut-il dun ton sans réplique.
... Les pluies qui sétaient déversées sur la ville depuis une dizaine de jours avaient cessé, et lhumidité qui flottait derrière elles ajoutait une douceur inespérée à latmosphère engourdie de Glafouêdougou. Gaston séventait mollement avec le journal du soir, en prenant le frais dans la cour de sa concession. Il pensait au village là-bas où il devait faire vraiment bon avec le retour de la grande saison des pluies. La chaleur avait été torride la dernière fois quil y était allé pour les funérailles. Il navait lésiné sur rien et Vieux Djo avait eu des obsèques dignes de lui. Au village là-bas et à partir de maintenant jusqu'à on ne dit pas, on parlera des dépenses somptuaires qui avaient marqué le retour de Vieux Djo au bercail maternel et on le citera, lui Gaston, en exemple de vertu filiale. Son nom ne sera plus gâté nulle part.
Il sourit de contentement car il avait rempli son devoir, mais il se rappellerait longtemps encore comment il avait ramené les restes macabres de son Vieux par une nuit sans lune, avec la complicité de deux neveux... Contact coupé, la bâchée garée en contrebas du cimetière pour ne pas donner léveil, même si en cette saison de labour, le village se couchait avec les poules et que la fatigue endormait leur méfiance. Ils sétaient, quant à eux, enfoncés avec courage dans la nuit et, grâce à sa lampe-torche, ils avaient atteint les abords de la tombe où lun de ses neveux lui avait tendu la bêche dont il sétait prémuni... Le corps de son père ne pesait pas bien lourd contre lui, mais la peur lui donnait des jambes de coton. Il avait dû sy reprendre à plusieurs fois avant de caler le paquet mortuaire sur son épaule et le faire basculer vers ses acolytes pour quils le hissent hors de la fosse... Maintenant il avait la conscience tranquille. Il sétait conduit en bon fils et il avait respecté les coutumes.
Il sétait levé de sa chaise longue pour sétirer de tous ses membres et sapprêtait à regagner la chambre où dormaient déjà les gosses aux côtés dAgnès, lorsquune voix vaguement familière éclata dans son dos.
- Kôkôkô?... Ce nest pas toi quon a appelé Gaston ? Le fils de Vieux Djo?
© Tita MANDELEAU