Mots pluriels
    no 9. Janvier 1999.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP999ras.html
    © Rosemonde AHOU DE SAINTANGE


    N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle

    Le Camp

    UNE NOUVELLE
    de

    Rosemonde AHOU DE SAINTANGE

    Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur


    L a colonne avançait le plus silencieusement possible. Les forces gouvernementales patrouillaient avec un zèle amplifié depuis quelques jours. Les dix personnes composant la petite troupe - quatre guides, cinq infirmiers et un médecin - se hâtaient, sachant que le moindre retard pouvait leur être fatal. Tous faisaient partie de l’Association Santé Sans Frontières. De cette expédition, ils connaissaient les risques; cependant, ils s’y étaient engagés sans hésitation. S’ils étaient arrêtés, ils seraient ou bien ramenés manu militari à la capitale, ou tout simplement massacrés sur place sans autre forme de procès. Tout dépendrait de l’humeur des soldats, ou du moins de celle des officiers.Une semaine plus tôt, un convoi était passé avec de la nourriture et des médicaments et était arrivé à bon port. Cette réussite les réconfortait.

    * * *

    Depuis un moment déjà, le premier guide montrait des signes d’incertitude, s’arrêtant fréquemment. Tout à coup, il se coucha sur le sol en y collant son oreille et écouta, l’air soucieux. Il fit stopper ses compagnons en expliquant, dans son jargon difficilement compréhensible pour des Européens, accompagné de grands gestes, qu’un groupe de soldats se dirigeait vers eux, et que d’ici peu ils risquaient d’être repérés. Ils attendirent, oppressés par le danger si proche, espérant malgré tout échapper au zèle des militaires.

    Le Docteur Laurent Charas dont c’était la première expérience, était plutôt confiant. Comment pouvait-on s’opposer à une oeuvre humanitaire, comme celle qu’ils entreprenaient? C’était totalement impensable, songeait-il; les cinq infirmiers qui avaient, eux, de l’expérience (ils faisaient le parcours pour la troisième fois), étaient plus méfiants. La première fois, ils n’avaient eu la vie sauve que grâce à l’armée rebelle, qui avait pris en chasse l’armée régulière et les avait ainsi délivrés. La seconde fois, tout s’était bien passé, un cessez-le-feu ayant été décrété. Mais cette fois, qu’allait-il se passer?

    La route n’était pas aisée, ils devaient traverser des zones de savane très dangereuses, car pratiquement à découvert. Là, ils devaient se glisser, courbés, sous les hautes herbes sèches et coupantes. Ensuite, c’était la forêt, avec tous ses pièges qu’ils devaient déjouer ou éviter du mieux qu’ils pouvaient. Il leur fallait parcourir ainsi une soixantaine de kilomètres pour arriver au camp de réfugiés, sous la protection des rebelles, but de leur voyage. Ce camp, c’était le camp de la faim, de la soif, de la maladie et de la mort.

    Laurent, il y a quelques mois de cela, avait suivi une émission de télévision traitant de la situation dans cette région du monde. Il avait vu ces visages d’enfants caressés par le souffle de la mort, leurs petits corps décharnés, les yeux vides de tout espoir. Ces visions l’avaient marqué, et l’interpellaient, lui, en tant que médecin. Il ne pouvait se libérer de ce sentiment qui l’animait, sauver ces enfants! Ce fut à partir de ce moment-là qu’il décida de devenir membre de l’association.

    Tandis qu’il réfléchissait, il ne remarquait pas la manoeuvre de ses compagnons qui, sans bruit, s’étaient dissimulés derrière un buisson de bambous, comme s’ils avaient pressenti qu’ils étaient découverts. Lorsqu’il comprit leur comportement, il était trop tard. Une arme pointée sur lui le dissuadait d’entreprendre quoi que ce soit, ni de prendre la fuite.

    L’officier commandant le groupe de soldats qui, sans bruit, les avaient encerclés, l’interpella en français:

    - Qui êtes-vous? Où sont les autres?

    Laurent, surpris d’entendre l’homme parler sa langue natale, ne répondit pas aussitôt. Au même instant, les soldats découvraient le reste de la petite troupe.

    Ils rassemblèrent toute l’équipe et s’adressèrent aux quatre guides dans leur dialecte. Ils durent obtenir les renseignements qui les intéressaient car, sans plus d’explication, d’une rafale de mitraillette, ils les abattirent. Puis le chef ordonna aux rescapés terrifiés de marcher devant eux, en leur disant qu’au moindre mouvement suspect ils seraient exterminés de la même manière.

    Ils marchèrent ainsi jusqu’au petit matin; l’aube pointait à l’horizon. Bientôt, des bruits de vie humaine s’entendirent dans le lointain. Sur un signal du chef, tous s’arrêtèrent, et deux soldats partirent en reconnaissance. Chacun, dans le silence, se regardait. Un quart d’heure plus tard, les deux estafettes les rejoignirent. Après maintes discussions, le chef s’adressa à Laurent:

    - Nous allons au camp; plusieurs de nos camarades ont été faits prisonniers par les rebelles et sont blessés. Vous les soignerez!

    Laurent interrogea:

    - Pourrons-nous nous occuper ensuite des réfugiés?

    - On verra !

    Puis le commandant ordonna de reprendre la marche.

    Le camp apparut alors dans toute sa désolation. Fait de bâches trouées, en loques, ou de vieilles tôles récupérées, il tenait lieu malgré tout d’abri. Aucun garde autour du camp, pas d’hommes en armes, personne! Sans doute était-ce la raison pour laquelle la troupe régulière, avertie par quelque traître, avait décidé de l’investir. Le médecin était confronté à la réalité; il ne s’agissait plus d’une émission de télévision ou d’un reportage. La réalité était là, présente: une étendue de sable désertique, brûlant comme la braise lorsque le soleil est au zénith. Sous un palmier dattier, seul arbre du camp, avait été aménagé un puits. Pas d’hommes dans l’enceinte, sauf quelques vieillards, mais beaucoup de femmes et d’enfants.

    Le convoi de vivres était arrivé depuis deux jours. L’équipe qui l’avait accompagné avait déjà commencé la distribution de nourriture. Les effets n’avaient pas encore eu le temps de se faire sentir. Les enfants, les bébés surtout, étaient en survie, une survie de quelques jours, voire quelques heures; les femmes résistaient mieux.

    Laurent voulut se précipiter à leur secours. L’officier ordonna d’un ton menaçant:

    - Nos blessés d’abord!

    Il restait quatre soldats légèrement blessés; les autres n’avaient pas résisté à leurs blessures, à moins qu’ils n’aient été achevés. Nul ne le saurait jamais! Le docteur, aidé des infirmiers, donna les soins nécessaires, nettoya et pansa les plaies.

    Laurent, exténué, s’assit. Il essuya son front couvert de sueur, d’une sueur teintée de rouge, le rouge de la poussière de latérite qui les avait recouverts tout au long du chemin. Il regarda sa main, elle était souillée de cet amalgame de terre et de transpiration. Il songea: "Je ne suis pas blessé, et pourtant ma main saigne!"...

    Pendant ce temps, les soldats s’affairaient autour des camions de l’Association qui avaient servi à amener les vivres et médicaments. Ils les avaient mis en marche. Le chef y fit transporter les blessés, puis il dit à Laurent:

    - Vois, maintenant. Regarde bien ces enfants, ils vont être guéris de tous leurs maux.

    Il fit avancer toutes les mères, leurs enfants auprès d’elles, les plus petits dans les bras, ces petits dont seuls les yeux fiévreux montraient une lueur de vie. L’officier glapit un ordre que Laurent ne comprit pas. Les soldats firent entrer tout le monde dans la tente infirmerie, à l’exception des vieillards et du médecin. Laurent s’interrogeait sur leurs intentions; il ne les saisit qu’au moment où les flammes s’élevèrent aux quatre coins de la tente, en même temps que des hurlements atroces s’en échappaient. Le vent du désert se chargea de propager l’incendie; en quelques secondes, c’était terminé. Laurent, pétrifié, fixait les décombres fumantes devant lesquelles les vieillards debout, immobiles, pleuraient en silence.

    En s’esclaffant, les militaires s’empilèrent dans les véhicules et s’engagèrent sur la piste poussiéreuse. Le médecin les poursuivit en hurlant, en vain.

    Le chef, ricanant, ajusta son fusil et tira. Laurent tomba, les bras en croix. Ses paupières cillèrent, l’écran du ciel se troubla devant ses yeux puis s’éteignirent à jamais!

    Un choc douloureux frappé dans les côtes éveilla Laurent. Un soldat venait de lui asséner un coup violent avec la crosse de son fusil. Laurent retrouva ses esprits; ainsi, il s’était assoupi. Il regarda autour de lui : tout était là, net, devant ses yeux, rien n’avait changé ! Mon Dieu, ce n’était qu’un rêve, rien qu’un affreux cauchemar! Il soupira, soulagé, et se redressa malgré son épuisement; les réfugiés avaient besoin de lui!

    Le bruit sourd des moteurs des camions prêts à démarrer vibrait dans l’air surchauffé; enfin, ces salopards allaient partir. Le commandant s’avança au-devant du médecin, son regard cruel le fixa et le glaça d’épouvante. Il sut que rien n’arrêterait cet homme, la brutalité suintait de toute sa personne.

    - Docteur, maintenant, tu pourras dormir tout ton saoul, tu n’auras plus personne à soigner.

    D’une voix sèche et dure, il ordonna.

    - Feu!

    En une fraction de seconde, son commandement avait été exécuté, les soldats avaient tiré. Les uns après les autres, les vieillards s’affaissèrent, morts. Laurent, hébété, assista impuissant et désespéré à la réalisation de l’affreux rêve qu’il venait de faire; le camp venait de s’enflammer. Tout brûlait, il ne restait rien ni personne, sauf lui et l’âcre fumée qui n’en finissait plus de s’élever dans le ciel.

    Les camions étaient déjà loin lorsque Laurent sortit de son abrutissement. Un sanglot tout près de lui le surprit. Il baissa les yeux: un petit enfant d’environ trois ans le regardait en pleurant. Une onde de joie envahit le médecin... Non, l’espoir n’était pas mort, il restait une vie à sauver. Une image se dessinait lentement, se projetait sur l’écran de son esprit. Il renaissait, il devait vivre, vivre pour cet enfant.

    Rosemonde AHOU DE SAINTANGE

    Republié avec l'aimable autorisation de l'auteur.
    On trouvera une version imprimée de "Le camp" dans le recueil Les Enfants du soleil (L'Epine au bois: Coquissonne Presse/Abaca Livres, 1998), chez l'auteur, ISBN 2-84227 061 4
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