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Le Camp
UNE NOUVELLE
de
Rosemonde AHOU DE SAINTANGE
Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur |
L a colonne avançait le plus silencieusement possible. Les forces gouvernementales patrouillaient avec un zèle amplifié depuis quelques jours. Les dix personnes composant la petite troupe - quatre guides, cinq infirmiers et un médecin - se hâtaient, sachant que le moindre retard pouvait leur être fatal. Tous faisaient partie de lAssociation Santé Sans Frontières. De cette expédition, ils connaissaient les risques; cependant, ils sy étaient engagés sans hésitation. Sils étaient arrêtés, ils seraient ou bien ramenés manu militari à la capitale, ou tout simplement massacrés sur place sans autre forme de procès. Tout dépendrait de lhumeur des soldats, ou du moins de celle des officiers.Une semaine plus tôt, un convoi était passé avec de la nourriture et des médicaments et était arrivé à bon port. Cette réussite les réconfortait. |
Depuis un moment déjà, le premier guide montrait des signes dincertitude, sarrêtant fréquemment. Tout à coup, il se coucha sur le sol en y collant son oreille et écouta, lair soucieux. Il fit stopper ses compagnons en expliquant, dans son jargon difficilement compréhensible pour des Européens, accompagné de grands gestes, quun groupe de soldats se dirigeait vers eux, et que dici peu ils risquaient dêtre repérés. Ils attendirent, oppressés par le danger si proche, espérant malgré tout échapper au zèle des militaires.
Le Docteur Laurent Charas dont cétait la première expérience, était plutôt confiant. Comment pouvait-on sopposer à une oeuvre humanitaire, comme celle quils entreprenaient? Cétait totalement impensable, songeait-il; les cinq infirmiers qui avaient, eux, de lexpérience (ils faisaient le parcours pour la troisième fois), étaient plus méfiants. La première fois, ils navaient eu la vie sauve que grâce à larmée rebelle, qui avait pris en chasse larmée régulière et les avait ainsi délivrés. La seconde fois, tout sétait bien passé, un cessez-le-feu ayant été décrété. Mais cette fois, quallait-il se passer?
La route nétait pas aisée, ils devaient traverser des zones de savane très dangereuses, car pratiquement à découvert. Là, ils devaient se glisser, courbés, sous les hautes herbes sèches et coupantes. Ensuite, cétait la forêt, avec tous ses pièges quils devaient déjouer ou éviter du mieux quils pouvaient. Il leur fallait parcourir ainsi une soixantaine de kilomètres pour arriver au camp de réfugiés, sous la protection des rebelles, but de leur voyage. Ce camp, cétait le camp de la faim, de la soif, de la maladie et de la mort.
Laurent, il y a quelques mois de cela, avait suivi une émission de télévision traitant de la situation dans cette région du monde. Il avait vu ces visages denfants caressés par le souffle de la mort, leurs petits corps décharnés, les yeux vides de tout espoir. Ces visions lavaient marqué, et linterpellaient, lui, en tant que médecin. Il ne pouvait se libérer de ce sentiment qui lanimait, sauver ces enfants! Ce fut à partir de ce moment-là quil décida de devenir membre de lassociation.
Tandis quil réfléchissait, il ne remarquait pas la manoeuvre de ses compagnons qui, sans bruit, sétaient dissimulés derrière un buisson de bambous, comme sils avaient pressenti quils étaient découverts. Lorsquil comprit leur comportement, il était trop tard. Une arme pointée sur lui le dissuadait dentreprendre quoi que ce soit, ni de prendre la fuite.
Lofficier commandant le groupe de soldats qui, sans bruit, les avaient encerclés, linterpella en français:
- Qui êtes-vous? Où sont les autres?
Laurent, surpris dentendre lhomme parler sa langue natale, ne répondit pas aussitôt. Au même instant, les soldats découvraient le reste de la petite troupe.
Ils rassemblèrent toute léquipe et sadressèrent aux quatre guides dans leur dialecte. Ils durent obtenir les renseignements qui les intéressaient car, sans plus dexplication, dune rafale de mitraillette, ils les abattirent. Puis le chef ordonna aux rescapés terrifiés de marcher devant eux, en leur disant quau moindre mouvement suspect ils seraient exterminés de la même manière.
Ils marchèrent ainsi jusquau petit matin; laube pointait à lhorizon. Bientôt, des bruits de vie humaine sentendirent dans le lointain. Sur un signal du chef, tous sarrêtèrent, et deux soldats partirent en reconnaissance. Chacun, dans le silence, se regardait. Un quart dheure plus tard, les deux estafettes les rejoignirent. Après maintes discussions, le chef sadressa à Laurent:
- Nous allons au camp; plusieurs de nos camarades ont été faits prisonniers par les rebelles et sont blessés. Vous les soignerez!
Laurent interrogea:
- Pourrons-nous nous occuper ensuite des réfugiés?
- On verra !
Puis le commandant ordonna de reprendre la marche.
Le camp apparut alors dans toute sa désolation. Fait de bâches trouées, en loques, ou de vieilles tôles récupérées, il tenait lieu malgré tout dabri. Aucun garde autour du camp, pas dhommes en armes, personne! Sans doute était-ce la raison pour laquelle la troupe régulière, avertie par quelque traître, avait décidé de linvestir. Le médecin était confronté à la réalité; il ne sagissait plus dune émission de télévision ou dun reportage. La réalité était là, présente: une étendue de sable désertique, brûlant comme la braise lorsque le soleil est au zénith. Sous un palmier dattier, seul arbre du camp, avait été aménagé un puits. Pas dhommes dans lenceinte, sauf quelques vieillards, mais beaucoup de femmes et denfants.
Le convoi de vivres était arrivé depuis deux jours. Léquipe qui lavait accompagné avait déjà commencé la distribution de nourriture. Les effets navaient pas encore eu le temps de se faire sentir. Les enfants, les bébés surtout, étaient en survie, une survie de quelques jours, voire quelques heures; les femmes résistaient mieux.
Laurent voulut se précipiter à leur secours. Lofficier ordonna dun ton menaçant:
- Nos blessés dabord!
Il restait quatre soldats légèrement blessés; les autres navaient pas résisté à leurs blessures, à moins quils naient été achevés. Nul ne le saurait jamais! Le docteur, aidé des infirmiers, donna les soins nécessaires, nettoya et pansa les plaies.
Laurent, exténué, sassit. Il essuya son front couvert de sueur, dune sueur teintée de rouge, le rouge de la poussière de latérite qui les avait recouverts tout au long du chemin. Il regarda sa main, elle était souillée de cet amalgame de terre et de transpiration. Il songea: "Je ne suis pas blessé, et pourtant ma main saigne!"...
Pendant ce temps, les soldats saffairaient autour des camions de lAssociation qui avaient servi à amener les vivres et médicaments. Ils les avaient mis en marche. Le chef y fit transporter les blessés, puis il dit à Laurent:
- Vois, maintenant. Regarde bien ces enfants, ils vont être guéris de tous leurs maux.
Il fit avancer toutes les mères, leurs enfants auprès delles, les plus petits dans les bras, ces petits dont seuls les yeux fiévreux montraient une lueur de vie. Lofficier glapit un ordre que Laurent ne comprit pas. Les soldats firent entrer tout le monde dans la tente infirmerie, à lexception des vieillards et du médecin. Laurent sinterrogeait sur leurs intentions; il ne les saisit quau moment où les flammes sélevèrent aux quatre coins de la tente, en même temps que des hurlements atroces sen échappaient. Le vent du désert se chargea de propager lincendie; en quelques secondes, cétait terminé. Laurent, pétrifié, fixait les décombres fumantes devant lesquelles les vieillards debout, immobiles, pleuraient en silence.
En sesclaffant, les militaires sempilèrent dans les véhicules et sengagèrent sur la piste poussiéreuse. Le médecin les poursuivit en hurlant, en vain.
Le chef, ricanant, ajusta son fusil et tira. Laurent tomba, les bras en croix. Ses paupières cillèrent, lécran du ciel se troubla devant ses yeux puis séteignirent à jamais!
Un choc douloureux frappé dans les côtes éveilla Laurent. Un soldat venait de lui asséner un coup violent avec la crosse de son fusil. Laurent retrouva ses esprits; ainsi, il sétait assoupi. Il regarda autour de lui : tout était là, net, devant ses yeux, rien navait changé ! Mon Dieu, ce nétait quun rêve, rien quun affreux cauchemar! Il soupira, soulagé, et se redressa malgré son épuisement; les réfugiés avaient besoin de lui!
Le bruit sourd des moteurs des camions prêts à démarrer vibrait dans lair surchauffé; enfin, ces salopards allaient partir. Le commandant savança au-devant du médecin, son regard cruel le fixa et le glaça dépouvante. Il sut que rien narrêterait cet homme, la brutalité suintait de toute sa personne.
- Docteur, maintenant, tu pourras dormir tout ton saoul, tu nauras plus personne à soigner.
Dune voix sèche et dure, il ordonna.
- Feu!
En une fraction de seconde, son commandement avait été exécuté, les soldats avaient tiré. Les uns après les autres, les vieillards saffaissèrent, morts. Laurent, hébété, assista impuissant et désespéré à la réalisation de laffreux rêve quil venait de faire; le camp venait de senflammer. Tout brûlait, il ne restait rien ni personne, sauf lui et lâcre fumée qui nen finissait plus de sélever dans le ciel.
Les camions étaient déjà loin lorsque Laurent sortit de son abrutissement. Un sanglot tout près de lui le surprit. Il baissa les yeux: un petit enfant denviron trois ans le regardait en pleurant. Une onde de joie envahit le médecin... Non, lespoir nétait pas mort, il restait une vie à sauver. Une image se dessinait lentement, se projetait sur lécran de son esprit. Il renaissait, il devait vivre, vivre pour cet enfant.
Rosemonde AHOU DE SAINTANGE
Republié avec l'aimable autorisation de l'auteur. On trouvera une version imprimée de "Le camp" dans le recueil Les Enfants du soleil (L'Epine au bois: Coquissonne Presse/Abaca Livres, 1998), chez l'auteur, ISBN 2-84227 061 4 . |