Pascal Bekolo Bekolo
Université de Ngaoundéré
Selon un jugement bien partagé par la critique, la littérature africaine, d'hier comme d'aujourd'hui, est essentiellement une littérature de combat, visant à libérer l'homme africain des oppressions coloniale, néocoloniale, démagogique, etc. Aussi l'écriture africaine a-t-elle développé ses genres littéraires comme des armes appropriées à différents types de combats.
Les historiens de la littérature africaine distinguent trois périodes correspondant à l'émergence successive de différents genres littéraires : la poésie, le roman, le théâtre ; la nouvelle n'étant généralement pas évoquée. Son absence quasi totale de l'arsenal littéraire africain aurait-elle quelque chose à voir avec son (in)aptitude à porter les revendications pressantes des hommes ? Tout se passe en effet comme si, en s'imposant par leur efficacité militante, la poésie, le roman et le théâtre avaient tracé une frontière de reconnaissance par laquelle doivent passer les genres en émancipation.
LA POESIE |
La première période de la littérature africaine d'expression française, qui va de la parution de Batouala en 1921 à l'instauration de l'Union française en 1946, est dominée par la poésie.
Loin d'être une coïncidence fortuite, explique Bernard Mouralis, le genre poétique était le plus approprié pour permettre "à l'écrivain noir d'exprimer à la fois la révolte que lui inspire sa condition et les liens qui l'unissent à la terre africaine...[1] "
En fait, toute la poésie de la négritude s'est construite autour de ce programme-là. L. G. Damas fut le premier à ouvrir le feu en 1937 avec son recueil Pigment. Comme le rappelle Lilyan Kesteloot, ce texte " agit un peu à la manière d'une charge de dynamite qui explosa dans le milieu des intellectuels nègres de Paris. Par le ton très violent, parfois grossier, et par les thèmes - nostalgie de l'Afrique, rancoeur de l'esclavage, anticolonialisme, révolte déclarée contre la culture autant que l'oppression politique de l'Europe, revendication de la dignité du nègre et condamnation du racisme chez les Blancs - Pigments annonce déjà tout le programme du mouvement néo-nègre[2]".
Après Cahier d'un retour au pays natal (1939) qui passe presque inaperçu à sa publication, Césaire récidive en 1946 avec Les armes miraculeuses, dont le titre en dit long sur les intentions de l'auteur. Ces armes devaient entre autre " pousser le cri qui devait ébranler les assises du monde ".
L'idéal des poètes de la négritude est de produire des poèmes suffisamment efficaces pour faire sauter le bastion colonial et libérer le peuple africain. L'anthologie de la nouvelle poésie nègre de Senghor réalisera presque à la perfection cet objectif qui recevra la bénédiction du préfacier Jean-Paul Sartre à la barbe de l'Europe stupéfaite. " Qu'est-ce donc que vous espériez quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ?[3] "
Ceux qui espéraient des louanges ou des supplications en eurent pour leur naïveté. C'est l'explosion qui se produisit. Une véritable déflagration à la mesure de la longue fermentation antérieure. La violence fut le trait identitaire de cette étonnante poésie noire.
Puis le temps passa. La colonisation aussi. La nouvelle génération de poètes croit maintenant devoir s'affirmer en s'opposant aux auteurs de la négritude considérés comme des poètes " conservateurs qui ont tiré leur inspiration, en des temps aujourd'hui révolus, d'une hypothétique lutte de races[4] ".
Regroupés dans Poésie d'un continent, un recueil qui se veut l'antithèse de L'anthologie de la nouvelle poésie nègre, les nouveaux poètes reconduisent pourtant la mission combattante de la poésie. Le cri d'Abdellatif Laâbi, par exemple, ne diffère guère de celui par lequel Césaire voulait ébranler les assises du monde.
L'inaltérable retentissement de la poésie africaine d'âge en âge correspond donc à l'évidence à sa puissance mobilisatrice.
Arme explosive, à l'instar de la grenade, ou de la bombe, son verbe incantatoire exerce des influences magiques. D'où sa notoriété dans le militantisme artistique nègre.
LE ROMAN |
Commencé timidement, le roman atteint sa majorité dans la seconde période, qui va de 1946 à 1960. La maturation du roman a été favorisée par de nombreux débats sur la fonction de la littérature négro-africaine en 1956 et 1959.
Si la poésie a pu être assimilée aux armes explosives, le roman, lui, s'apparente à l'artillerie lourde, spécialisée dans la destruction des édifices doctrinaux, idéologiques ou étatiques. Le roman à thèse est une vaste et puissante construction argumentative contre les impérialismes, les dictatures, les démagogies. Système antisystème, il rétablit les coutumes, les moeurs et l'ordre là où ils ont été bafoués.
Les formes et les motifs de revendication des romanciers sont si variés que le Ghanéen Jingiri J. Achiriga consacre une thèse à La révolte des romanciers noirs. Le devoir de violence des écrivains nègres amène ces derniers à combattre l'assimilation culturelle, le soumissionnisme docile des religions importées, la brutalité, l'injustice, etc. La révolte sociale se traduit dans les oeuvres par la révolte des formes littéraires : l'ironie et l'humour des Camerounais, la liberté et la désinvolture d'Ahmadou Kourouma ou la gravité méditative de Cheikh Hamidou Kane.
LE THEATRE |
Même engagement militant donc que les deux genres précédents, mais moins intellectualiste qu'eux, et recourant abondamment aux langues africaines (ce que ne pouvaient faire ni les poètes, ni les romanciers), le théâtre occupe le front populaire sur le champ de bataille. Son essor est tel que certains auteurs désertent les lignes romanesques pour aller se battre sur le front populaire théâtral.
Arme instinctive, apte au corps à corps, le théâtre s'attaque aux travers de l'individu, aux moeurs et aux caractères. Le ridicule, les ambitions, les intrigues, l'arriérisme sont ses cibles de prédilection. Il est aussi souple de maniement qu'une kalashnikov. Il permet autant de fantaisie et d'exhibitionnisme que le pistolet automatique.
LA NOUVELLE |
La première remarque qui saute aux yeux à propos de la nouvelle en Afrique, c'est que ce genre est presque totalement ignoré de la critique.
Dans sa volumineuse anthologie des Littératures africaines qui balaie la production littéraire de 1930 à 1984, Pius Ngandu Nkashama ne réserve aucune place à la nouvelle. De même Lilyan Kesteloot et J. Chevrier, généralistes, ne s'y arrêtent pas. Bernard Mouralis non plus. La nouvelle, apparemment, n'a pas participé au développement de l'Afrique comme les autres genres.
Il faut consulter un spécialiste de la nouvelle comme René Godenne, pour se rendre compte de l'existence et de la floraison de la nouvelle en Afrique. Sa majorité se situerait à l'aube des indépendances africaines :
Mais que donne le bilan ? Six cents titres environ dont quatre-vingt-dix pour cent sont des textes isolés ayant juste réussi à se faire coincer, sans doute pour besoin de remplissage, entre deux articles importants de magazine : Bingo, Ehuzu, Jamana, Le Niger, Sahel Dimanche. En Afrique noire francophone, il n'existe pas, à notre connaissance, de revue consacrée à la nouvelle. C'était un grand honneur, pour un nouvelliste, d'être publié dans une revue littéraire générale : Présence Africaine, Abbia, Peuples Noirs-Peuples Africains, qui ont toutes vécu.
Cinq pour cent de titres sont constitués des recueils de nouvelles du concours international RFI, dont la principale caractéristique est la disparité. Difficile, dans un recueil, de trouver un lien sémantique autre que l'aspiration de chacun des auteurs à remporter le trophée. La plupart de ces auteurs ne sont d'ailleurs nouvellistes que le temps de la compétition, pour tourner la roue de la chance. Sait-on jamais ?
Trois pour cent des textes sont des ouvrages de la collection Pour tous, publiés par les éditions Clé à l'intention d'un lectorat aux conforts intellectuel et financier précaires. Les contes y dominent les nouvelles proprement dites. Les textes majeurs de recueils de nouvelles ne représentent en définitive que deux pour cent du corpus !
Guy Ossito explique la maigreur du butin par la difficulté matérielle du travail de collecte :
Au stade actuel de la recherche, et sans préjuger des découvertes futures, il faut bien convenir que la nouvelle est quantitativement insignifiante dans la production littéraire africaine, et chercher à comprendre les raisons de son retard de croissance.
L'une d'elles se trouverait dans le fait qu'en Europe même, lieu d'invention de la poudre, du canon et des genres littéraires avant leur exportation, la nouvelle ne semble pas encore avoir trouvé son statut. En 1994, nous avions déjà observé avec étonnement que
Comment voulez-vous alors que les écrivains africains importent un genre informe, immature et sans statut ? Pour tout dire un genre non breveté ? L'autre cause de la marginalisation de la nouvelle se trouverait dans cet idéal d'efficacité conçu par les poètes et érigé par la critique en frontière de séparation des genres majeurs et mineurs. A travers ses avatars dans le temps et dans l'espace, la nouvelle a montré une remarquable fidélité au fait divers, à la volupté, au rêve, à l'amour, à la beauté, au quotidien, à l'insolite, au trait d'esprit, à l'allusion, au mouvement d'humeur, au rapport du sujet à lui-même, à son image, à sa conscience, à son intimité, son rapport problématique à la société, à la communication, à l'écriture ; son mal de vivre et sa déroute spirituelle, etc., toutes choses incompatibles avec une esthétique d'efficience.
CONCLUSION |
Plus que l'insignifiance quantitative, c'est donc cette esthétique de salon qui semble attachée à la nouvelle qui a détourné la critique africaine et africaniste, essentiellement branchée sur les fonctions belliqueuses de la littérature, de la nouvelle africaine. Il faudra, pour que la nouvelle trouve sa juste place parmi les genres littéraires, ou que la critique se départisse de son parti pris théorique pour l'efficience, ou que la nouvelle développe une esthétique militante, chose tout à fait possible au demeurant. Sa longueur la prédispose à la catégorie des armes de portée moyenne, entre la kalashnikov et le missile, une arme de défense et de dissuasion. Quelques auteurs, du reste, à l'exemple d'Alexandre Kum'a N'Dumbe (Nouvelles interdites), s'y sont déjà essayés avec succès.
Mais le tout premier combat de la nouvelle, le plus important sans doute, sera d'assurer son indépendance éditoriale. Une nouvelle unique est difficilement publiable. Le recueil pose le problème de la cohérence. La publication dans les journaux ou revues, même spécialisés, laisse toujours un arrière-goût d'exercice de piano, et non d'exécution d'une symphonie achevée.
La libéralisation progressive de la vie politique apporte à la société africaine une bouffée de décrispation qui va sans doute se traduire sur le plan littéraire par l'émergence d'une esthétique de relaxe, de volupté et d'adresse intellectuelle. Ce sera alors le véritable âge d'or de la nouvelle, du papotage et des états d'âme. Les feux d'artifice remplaceront les orgues de Staline. Les professionnels de la politique feront la politique et les écrivains ne seront plus les substituts de l'opposition. Hommes parmi les hommes, ils oseront enfin exprimer toutes les aspirations de l'homme.
[1] B. MOURALIS. Littérature et développement. Paris : Silex, 1984, p. 479.
[2] L. KESTELOOT. Anthologie négro-africaine. Verviers : Gérard et Cdeg., 1967, p. 86.
[3] L. S. SENGHOR. Anthologie de la nouvelle poésie nègre. Paris : Présence Africaine, 1948.
[4] Paul DAKEYO et Martine BAUER. Poésie d'un continent. Paris : Silex, 1983, p. 8.
[5] Ibid., p. 45
[6] Ibid., p. 71.
[7] B. MOURALIS. op. cit., p. 480.
[8] L. KESTELOOT. op. cit., p. 175.
[9] B. MOURALIS. op. cit. p. 481.
[10] R. GODENNE. "Du Québec au Cameroun : la nouvelle de langue française au XXe siècle (1940-1990)". Tiré à part des Actes du Colloque sur La nouvelle romane (Italia-France-Espagne), pp. 132-142.
[11] G. O. MIDIOHOUAN et M. DOSSOU. Bilan de la nouvelle africaine d'expression française. Université nationale du Bénin, 1994, p. 1.
[12] P. MONGO. "Le lièvre n'est pas le plus jeune des animaux ou comment affranchir la nouvelle de la tutelle romanesque " dans Le genre de la nouvelle dans le monde francophone au tournant du XXIe siècle. Frasne : Canevas ; Québec : L'instant même ; Echternarch : Phi, 1995, p. 159.
Pascal Bekolo Bekolo est professeur à l'université de Ngaoundéré, muté dernièrement [1999] à Yaoundé I, membre de plusieurs associations francophones.
Sous le nom de Pabé MONGO, il a publié des oeuvres de fiction, dont Tel père, tel fils, Récits (Paris: Edicef;Jeunesse, 1984). Père inconnu, Récits (Paris: Edicef;Jeunesse, 1985). L'homme de la rue, Roman (Paris: Hatier;Monde noir poche, 1987).