Michel Naumann
Université de Metz
Cet article paraîtra dans "La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres, du Moyen Age à nos jours", volume II. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve, mai 1997 (parution prévue en 2000) |
Tchicaya U Tam'si est né à Mpili en 1931, dans le territoire du Moyen Congo, de colonisation française, qui devait devenir la république du Congo, mais qui avait fait partie des fameux empires du Kongo, royaume Téké, royaume du Loango... À peine un demi-million d'habitants à l'indépendance ! Mais ce petit pays est un géant culturel : un passé prestigieux, une lutte cinq fois séculaire contre l'impérialisme, qu'il soit portugais, hollandais ou français, une moisson de prophètes, d'artistes, de penseurs qui surprennent, qui dérangent, un peuple d'une haute culture traditionnelle et contemporaine, une alphabétisation à 100 % des jeunes due à la division internationale du travail qui a fait du Congo un pays de services, mais aussi et surtout à la mobilisation de tout un peuple, une audacieuse expérience de construction du socialisme et un cruel échec en la matière.
Parmi les maîtres de la littérature congolaise francophone Tchicaya U Tam'si est le plus grand. D'abord connu comme poète dans les années cinquante, tout en poursuivant son oeuvre en ce domaine, il s'est intéressé au théâtre, au conte, et, dans les années quatre-vingt, il s'est lancé dans une oeuvre romanesque qui a révolutionné l'écriture francophone africaine. Affirmons sans crainte qu'il est le seul écrivain dont l'oeuvre parte des années de la négritude et aboutisse au réalisme magique sans que la symbiose de son écriture et de ces styles cesse d'être d'une irréductible originalité.
Le génie congolais est certainement lié à cette faculté d'ouverture au monde qui n'oublie jamais ses racines historiques, culturelles et politiques. Or nombre de critiques ont souligné les possibilités de filiations presque naturelles qui existent, certes entre poésie africaine traditionnelle et poésie africaine en langue coloniale, mais aussi entre conte et nouvelle, alors que les liens entre conte et roman restaient plus complexes à établir. Une nouvelle du recueil de Tchicaya U Tam'si La main sèche, intitulée "Le fou rire[1]" , nous a semblé particulièrement apte à décrire les relations entre l'oralité et l'écriture sans nous laisser tomber dans les pièges idéologiques qui menacent une telle étude.
En effet, lié à une société impérialiste ou ressortissant d'un pays qui est pris dans le filet néo-colonialiste, ou, pour prendre une terminologie plus actuelle, la globalisation, le critique tend à accepter une dualité hautement suspecte : oralité et tradition africaines contre écriture et modernité occidentales. L'immense avantage de la nouvelle choisie est que, sans être dépourvue de générateurs culturels anciens, elle les reprend dans une oralité congolaise contemporaine, créatrice et subversive, qui génère sa propre modernité. Une première présentation du "Fou rire" suggérera les pistes d'une recherche exégétique de ses sources.
I. LE FOU RIRE |
Récit, personnages, chronotope et style, rapidement évoqués, nous permettront de déterminer les genres et pratiques linguistiques qui forment le substrat de la nouvelle.
a) le récit
"Le fou rire" nous raconte l'étrange quête d'un fou de Mfoua (Brazzaville) sur les marchés de la capitale. Amuseur public à la verve dévastatrice, il tuera trois représentants du pouvoir, un indic, un affairiste et le président : il s'agit probablement là d'épreuves initiatiques que doit franchir le héros. Il accomplira en outre deux miracles, mais le déséquilibre entre le deux et le trois est résorbé si nous comptons comme miracle la résurrection du fou qui disparaît mystérieusement de la prison où l'a conduit son dernier "méfait" . Mythe carnavalesque du contre-roi, fauteur de désordre et vengeur des opprimés, mythe messianique et mystique du passage à un autre ordre d'existence se rencontrent en un mélange très congolais !
b) les personnages
Le fou est donc le mandataire, le peuple - marchandes aux pauvres étals, enfants, foules hantées par la faim et la misère, chômeurs - le bénéficiaire, l'adjuvant le chien du fou et l'opposant les forces du pouvoir, les victimes du fou, les policiers, le juge. L'objet : une volonté de justice, politique et sociale, ainsi qu'un accomplissement de l'homme qui implique de traverser ce monde et de dépasser sa logique. La différence entre mandataire et bénéficiaire, ainsi que l'absence du destinateur, marquent le passage du conte, genre d'une société fondée sur la valeur d'usage où les relations sont immédiates dans une totalité constituée, à la nouvelle, liée à une société où la valeur d'échange les médiatise, morcelle et estompe cette totalité.
Un groupe de personnages échappe à ces fonctionnalités : les victimes innocentes de la mort du président. Sont en effet accusés, alors que le seul responsable est le fou, la petite amie du président, l'ancien président, aussi appelé "le sacristain" , parent de la jeune femme, un prêtre... La jeune fille a été aveuglée afin qu'elle ne puisse reconnaître le fou et que les autres soient condamnés. Également accusé, mais finalement acquitté, un certain Pascal qui, nous dit le texte, " enseignait aux arbres la mauvaise foi des humains" (p. 105). Ces quatre personnages certes établissent le caractère" de règlement de comptes" de l'enquête de la justice, mais nous sentons que leur description leur donne une dimension référentielle concrète qu'il conviendra d'étudier. Ce cryptage un peu mystérieux du texte pourrait être mis en relation avec les multiples pratiques linguistiques des peuples dominés qui apprennent à coder les messages politiques illicites.
c) le chronotope
Le chiffre trois réapparaît avec insistance : trois jours, trois visites de marchés, Moungali deux fois, puis le marché du Plateau. Les quartiers ont pu être choisis pour symboliser le pays car il y a à Moungali une forte présence sudiste et le Plateau est un quartier au caractère nordiste affirmé. Comment ne pas aussi songer aux trois jours qui terminent la semaine sainte ? La prison serait alors la tombe du Christ. La peau du fou et une vertèbre sont retrouvées à quatre endroits différents, signe de totalité (les quatre points cardinaux) et d'équilibre, qui évoque la croix et définit un centre.
d) le style
Le lecteur français définira le style comme "rabelaisien" et le russe y verra un admirable exemple de littérature carnavalesque telle que la décrite Bakhtine, le Belge pourrait parler de descriptions breugéliennes. Visions hallucinantes des foules affamées, hyperboles, métaphores animales, dictons subvertis aussitôt qu'esquissés, bathos, interminable montée d'un pet qui prend des dimensions épiques, parabole et poème ésotérique, parodies de slogans, oxymorons ("jovial sanguinaire" , p. 89), onomatopées, inversions, symboliques politiques, mystiques et corporelles, dialogues à double sens, images du corps et allitérations (en /p/, /b/, /r/, /g/...) inspirées par Maître Gaster, refrains (sur la disparition du fou, sur ses repas), paradoxes (le travail est gratuit, mais le rire doit être payé !)... Mais ne nous laissons pas tromper par des qualificatifs trop européens, l'oralité congolaise est en fait la véritable génératrice de ce texte : contes, genres traditionnels, langue des marchés et des quartiers des grandes villes.
Si nous avons - toujours avec les réserves qui s'imposaient - sacrifié à une terminologie occidentale, nous ne pouvons en être excusé que par un désir pédagogique. Certes, Tchicaya U Tam'si est un auteur d'une rare culture, il connaît la littérature française sur le bout des doigts, il ne nie pas les influences qu'elle a pu exercer sur lui - il a débattu de l'influence de Rimbaud sur ses poèmes par exemple - mais un apport francophone est souvent une influence, apport qui se marie avec un générateur textuel congolais afin de le servir et non l'inverse.
II. EXEGESE DU "FOU RIRE" |
Nous adopterons un ordre "chronologique" pour étudier les déterminations orales de la nouvelle, partant du plus ancien pour arriver au plus contemporain. Nous respecterons ainsi le caractère très actuel du récit et de la langue et nous ne pourrons éviter de voir surgir cette modernité subversive et congolaise sans laquelle le sens du texte et le dynamisme de la culture orale africaine nous échapperaient.
a) le conte
Nous avons esquissé une comparaison entre le récit du conte et celui de la nouvelle : début percutant (on ne retrouve que la peau du fou), "épreuves" qui mènent à l'événement surprenant qu'est la mort du président à l'issue de sa confrontation avec le fou, la fin énigmatique. Mais nous ne saurions oublier dans le "Fou-rire" une dimension satirique qui établit entre la nouvelle et le conte un autre lien. Genre de la critique sociale, revanche du faible et de l'humilié, triomphe de la ruse sur la force, le conte met en scène l'avidité grotesque et la vanité stupide de l'hyène...
Au moment où apparaissent les représentants du pouvoir, la verve du récitant doit s'affirmer et son jeu d'acteur en imposer sans craindre la parodie et l'exagération. Le conte suscite d'innombrables proverbes et comparaisons qui mettent en parallèle l'homme et l'animal. L'indic, à la fois dangereux et mesquin, est décrit par les métaphores "foie de requin" (p. 90) et "panse-de-buffle borgne" (p. 91), l'affairiste est comparé à un "crocodile fier de sa carie" , "radin comme un ténia" (p. 94). Mais l'animalité devient aussi une âpre tendresse pour le peuple et le héros : visage taillé à coups d'herminettes "à la cynocéphale" , "en peau de queue de crocodile" (p. 83), "bouche en cul de poule qui tète l'air" (p. 86)...
La parabole du chien et de la puce, le conseil que donne le fou de ne jamais, lorsqu'on est puce, demander au chien de vous gratter, critique la politique tribaliste qui consiste à s'imaginer qu'il suffit de demander à ceux de votre ethnie qui sont en place de faire quelque chose pour vous alors qu'un peuple affirme son droit en cessant de se croire dépendant de ses chefs (p. 92-93).
Mais le conte peut aussi avoir un double sens et au second niveau être un conte initiatique. La culture congolaise est à la fois ouverte et cachée, sans retenue, spontanée et secrète. Notre nouvelle suit assurément cet exemple.
b) la langue hermétique
Les discours traditionnels de prêtres (nganga), adversaires des sorciers (nkisi), sages, oracles, poètes, cherchent à nommer afin de saisir et dominer l'événement ou même la période historique. Mais la vérité ne doit pas toujours être vulgarisée et ainsi exposée aux forces maléfiques et sorciers qui pourraient en profiter pour la manipuler pour nuire. Le secret est sage et nécessaire car si nganga et nganga-nkisi veulent rétablir l'intégralité du corps, le ndoki, ou sorcier, tente de le détruire, de le blesser ou de le "manger" . Lui-même est représenté comme une moitié de corps ou de visage. Dans notre nouvelle nous trouvons des corps difformes, affamés, malades, amputés (p. 86), des têtes indépendantes (p. 94), des bras dévorés (p. 93), des organes échangés... Monde maudit donc, où il convient d'être prudent et de coder ses messages.
Le kongo et le vili, la langue maternelle de Tchicaya U Tam'si, sont des langues dont divers niveaux (proverbes, ésotérisme, langues d'initiés, parole des anciens, sociétés secrètes...) sont hermétiques. Le prestige de ces discours entraîne souvent les Congolais à crypter leurs messages pour simultanément créer une complicité et exclure un tiers. Ainsi le paragraphe inaugural qui pose d'emblée la disparition mystérieuse du fou, le poème ésotérique qui le suit, les affirmations paradoxales du héros (sur le travail qui ne mérite pas un salaire alors que le rire doit être payé) participent d'un code qui est d'autant plus nécessaire que l'atmosphère est lourde de menaces occultes : la mauvaise odeur qui vicie l'air et a en effet le sens d'une malédiction sur le pays.
Un riche réseau de paradoxes met en doute le caractère inéluctable de la mort et souligne le décentrement du héros dans le monde, deux thèmes ésotériques traditionnels qui se répondent : la mort peut être un point de passage obligé pour retrouver le centre du monde, la mahungu, l'Un (mahu) matriciel (ngu), c'est-à-dire un accord entre l'homme et l'univers, l'homme et l'histoire. Ainsi pouvons-nous expliquer ce qu'est l'"homme sans nombril" : il symbolise la perte des repaires, du centre et du sens (p. 82).
Ce passage à une autre dimension de la vie qui est au coeur de la nouvelle est le thème d'une forme théâtrale kongo spécifique, le lemba.
c) le théâtre lemba
Le théâtre lemba a pour thème la satiété, notamment culinaire. Nous avons déjà vu quel sens prend la dévoration dans cette civilisation. Mais la satiété est le préalable à un dépassement qui sans elle pourrait n'être qu'une fuite devant la vie. En effet, le renoncement et l'expérience mystique peuvent être confondus avec diverses affections mentales, l'hystérie, la névrose, l'idéalisation... Vivre d'abord pleinement la vie du corps, sa faim et ses plaisirs, pour ensuite constater leur vanité, chercher et trouver la voie de leur dépassement, notamment l'offrande de sa vie, est probablement le seul itinéraire spirituel presque exempt de soupçon.
Ce théâtre est donc extrêmement physique et grivois. Sa tradition pourrait être l'origine du caractère "rabelaisien" de notre texte. Nous y trouverons en tout cas la clef du paradoxe de la présence simultanée dans la nouvelle et la culture congolaise d'un immense amour de la vie et d'un profond mysticisme.
d) le prophétisme
Miracles, paraboles, résurrection donnent au texte un caractère messianique prononcé. Autre signe : le juge qui a interrogé le fou se donne la mort par pendaison, comme Judas (p. 106). Or il s'agit là d'une tradition congolaise essentielle : mariage des luttes politiques et des attentes religieuses avec le sébastianisme portugais, personnalité de Kimpa Vita, espoir d'un retour messianique des héros d'Ambouilla, kimbanguisme, matchouanisme, kakisme, bougisme, prophètes en lutte contre le fétichisme comme La Croix Koma...
Le poème d'introduction est à cet égard fort clair :
La conscience de la mort qui vient est une conséquence du viol de la nature par la culture. La défaite de la mort est donc l'annonce du dépassement de la perte d'intégrité corporelle qui, simultanément, crée et traumatise l'être social. Mais la culture qui scarifie le corps naturel voit ce dernier comme tabula rasa, comme l'Afrique pour le colonisateur, et la marque qui s'inscrit sur ce corps est cruellement redoublée par le fer rouge des négriers ou l'endiguement du corps colonisé par les procédures "carcérales" que Fanon a mises en évidence : ville et ségrégation, violence policière, mépris raciste, règlements mesquins, enfermement colonial. Pour les Congolais la blessure originelle est donc aussi la béance historique de cinq siècles de dépossession, de la traite à la colonisation et au néo-colonialisme. L'Afrique boite, comme Tchicaya U Tam'si qui a su donner à cette très légère infirmité personnelle un sens poétique et politique. Mais le peuple congolais n'a cessé d'entendre les prophètes qui annoncent une guérison.
Le fou se nomme "l'Hasard" (p. 104), ce qui laisse soupçonner derrière le pitre et le thème de l'absurde (le hasard connote l'absence de sens), Lazare, l'ami du Christ, mort et ressuscité peu de temps avant Lui. L'être est en devenir, il se cherche dans un pays dépossédé de son histoire et de son identité. Les noms qui traditionnellement devaient l'exprimer, dès que le nouveau-né était identifié, sont désormais incertains et donc changeants. Le nominalisme prévaut sur le réalisme dans un monde où il faut tenter de nommer ce qui n'est pas encore.
Le chien, gardien symbolique des seuils, lèche les mains du fou avant sa mort passage (p. 105) : accomplissement du destin (contenu dans les lignes de la main), hommage qui rappelle ironiquement celui de la femme qui enduit de parfum le corps du Christ avant sa passion. Ce bathos nous désigne un discours messianique subverti par le discours de la folie qui est une parole traditionnelle certes, mais également contemporaine.
e) la philosophie de Poto Poto
Peuple cultivé et politisé, les Congolais ont utilisé contre la colonisation puis contre les régimes néo-coloniaux l'arme de la dérision. La parole populaire, parodique, ironique, cryptée, dialogique et carnavalesque que Tchicaya U Tam'si a surnommée la philosophie de Poto Poto, du nom du premier quartier africain de Brazzaville, est parole subversive et solidaire. Poto poto en yoruba, la langue des premiers fonctionnaires du Moyen Congo, signifie boue. La nouvelle société s'engendre dans les boues de l'ancienne selon Marx. Tout glisse, rien ne tient lorsque les rues reviennent au chaos primordial et celui qui tombe se découvre ce troisième bras que nous promettait Fourier, celui d'un camarade qui l'aide à se relever. L'information officielle est retraitée par "radio-trottoir" afin que la vérité finisse par s'imposer. Le peuple nommait son président, Denis Sassou N'Guesso, "Denis-sans-sous-le-gai-sot", redéfinissait les sigles dont la bureaucratie faisait un usage excessif pour cacher son inefficacité, répétait le slogan" Vivre durement aujourd'hui pour vivre mieux demain" afin de se proclamer très fortuné d'avoir un gouvernement qui tienne déjà la moitié de ses promesses... Les langues de cette pratique discursive sont multiples, des langues nationales (kikongo, lingala, monokutuba, vili, lari, mboshi...) au français, sans oublier le "francongo" .
Dans "Le fou rire" la philosophie de Poto Poto intervient à trois niveaux : une parole carnavalesque, populaire, subversive et solidaire, radio-trottoir et une reprise burlesque du messianisme congolais.
Les philosophies du rire inversent les valeurs nous dit Bakhtine. Les hallucinantes descriptions corporelles de la nouvelle ne font pas que connoter péjorativement les oppresseurs et décrire avec une "énaurme" sympathie les foules, elles glissent d'un organe à l'autre : "ses paupières étaient lippues" (p. 89), " une bouche en cul de poule" (p. 86), des yeux qui prennent le volume d'un ventre de femme enceinte, "les joues se vidèrent, son ventre se dégonfla" (p. 87), chipoter et ronchonner (p. 89) et bien sûr le pet et la parole. Le corps protubérant est le corps carnavalesque et enceint. La conjonction entre l'oralité (lèvres, joues, bouche, ventre...) et l'analité (ventre, cul, pet...) n'est pas sans évoquer le progrès décisif pour l'acquisition du langage qui vient de l'application au larynx des mouvements de contrôle sphinctériens. Il s'agit donc de ramener le discours qui peut devenir dans un régime dictatorial discours rabâché et langue de bois, à la naissance des mots. Dans un double mouvement les discours établis en sont rabaissés et une autre parole s'élance, qui a l'immense avantage de ne pas mentir sur ses origines.
La lutte contre le mensonge officiel apparaît dans les révélations cryptées que laisse soupçonner la nouvelle. En 1977 le Président Maryen Ngouabi fut mystérieusement assassiné. Comme il avait rencontré l'ancien président, Massemba Débat, et comme le meurtre avait eu lieu au coeur du "bunker" du chef de l'État, beaucoup de commentateurs pensèrent que des "nordistes" proches de Ngouabi n'avaient pu accepter un rapprochement avec un homme politique aussi adroit et dangereux pour eux que Massemba Débat. On accusa son neveu, Kikadidi, du meurtre et l'ancien président fut exécuté. Une vengeance officiellement "tribale" et désapprouvée, mais en fait destinée à éliminer un intermédiaire entre les deux présidents qui devait en savoir trop, mit fin aux jours de l'évêque de Brazzaville. Dans la nouvelle le véritable responsable (le fou) est caché, la petite amie du président, fille de l'ancien, donc sa parente, tiendrait le rôle de Kikadidi et l'ancien président est désigné comme "sacristain" . Or Massemba Débat tenait des réunions de prières que les procès qui suivirent interprétèrent comme autant de réunions de comploteurs[2]. Le juge de la nouvelle serait le juge Okolo qui, à en croire l'opposant Moudileno Massengo était un véritable "Judas[3]" . Quant au Pascal qui prêche l'universelle ingratitude aux arbres, il s'agit de Pascal Lissouba, inquiété lors des procès, mais qui s'en sortit en se présentant comme l'éternel accusé dans toutes les situations de ce genre[4]. La nouvelle reprend donc une fonction de radio-trottoir et, fidèle au style de cet "organe d'information" , code la révélation avec humour.
Le rire, affirme le fou, aide le peuple à résister. Il secoue l'estomac et permet d'oublier la faim, cette marque de l'oppression quotidienne, ce trou dans le corps. Accomplissement orgasmique, harmonie d'un instant dans l'univers cruel, fête individuelle et collective, il s'oppose au travail. Un jour il vaincra la tyrannie et la mort. Il rejoint ainsi le messianisme. Jésus, qui aimait les banquets, les calembours et le vin, n'utilisait-il pas la même arme lorsqu'il conseillait aux porteurs réquisitionnés par les Romains de faire une lieue de plus ? Pour ridiculiser l'oppresseur, pour qu'il vous juge stupide - ce qui est un avantage stratégique non négligeable, pour brouiller les cartes, pour que les légionnaires se sentent coupables et commencent à réfléchir ? Toujours est-il que le fou offrira sa vie comme un prophète. Son oeil sec (son surnom est "Sékhélé-l'oeil-sec" ) s'humecte : victoire sur la cruauté d'un certain rire, allusion aux larmes du jardin des oliviers ? Il ne laissera de son passage que sa peau, symbole du témoignage qu'apporte la feuille-peau par l'écriture, et une vertèbre, promesse de résurrection puisqu'il sauva un enfant avec cet os et que ces parties du squelette sont très résistantes.
La Folie ne récuse donc pas le messianique congolais, mais elle lui donne un aspect moderne, populaire, charnel, nous dirions presque délinquant car la langue et le style de l'écrivain congolais doivent donner ce caractère au très digne discours prophétique d'une part, mais aussi, d'autre part, au français, langue de colonisation, langue du viol, qu'il convient de brutaliser quelque peu pour qu'il rejoigne ce creuset et cette matrice qu'est la philosophie de Poto Poto. Tchicaya U Tam'si, grand bourgeois par ses origines, mais marginal dans sa famille, confronté à la crise de la construction nationale, a su la découvrir, probablement parce qu'il était un poète, l'adopter comme voix et faire ainsi reconnaître le génie de son peuple.
[1] Cf. Mukala-Nzuji. "Entretien avec Tchichelle Tchivela", in Recherche Pédagogie et Culture, no.52, mars - avril 1981, p.46.
[2] Volumes édités à Paris par l'ACCT, et Radio France en 1973, 1975, 1977, 1979, 1980 et 1982.
[3] Jacques Chevrier. "La nouvelle de langue française dans le concours de Radio France International", in Culture Française, no.1 et 2, 1981, pp. 104-109.
[4] Cf. J.P. Makouta-Mboukou. Introduction à l'étude du roman négro-africain. NEA/CLE, 1980, p. 216.
[5] Mukala Kadima-Nzuji. "Aspect de la nouvelle dans la littérature francophone d'Afrique noire", p. 84.
[6] Cf. Bilal Fall. "Le prix d'un voyage", in 10 nouvelles de..., no.3; Jean Ploya. "Le rendez-vous", in Le chimpanzé amoureux. 1977; Kitia Touré. "A la capitale", in L'arbre et le fruit, 1979; Dono Ly Sangaré. "L'élue du seigneur", in Sucre, poivre et sel 1980.
[7] Cf. Guillaume Oyono Mbia. Chroniques Mvoutessi 3. Madame Matalina ou comment grimper dans l'échelle sociale 1972; Jean-Baptiste Tati-Loutard. "La croqueuse de diamants", in Chroniques congolaises, 1974; Cheikh Aliou Ndao. "Quinze francs par jour", in Le marabout de la sécheresse, 1979.
[8] Cf. Francis Bebey. "Trois petits cireurs", 1972.
[9] Cf. Ibrahima Sall. "Enterrement d'une jeunesse", in 10 nouvelles de... no.4.
[10] Cf. Cheikh Aliou Ndao. "Paak Buteel", in Le marabout de la sécheresse, 1979.
[11] Cf. Henri Lopès. "L'avance", in Tribaliques, 1971.
[12] Peuples noirs - Peuples africains, no.10, 1979.
[13] Peuples noirs - Peuples africains, no.12, 1979. Cette nouvelle initialement prévue elle aussi pour Longue est la nuit qu'elle devait clore, a été écartée par l'éditeur. Caya Makhele affirme que c'est pour des raisons de fabrication (cf. Notre Librairie no. 91-93, mars-mai 1988, pp. 238-239). Peut-être l'éditeur a-t-il cherché à éviter une note finale trop dure. "Vivants sont les morts" sera repris sept ans plus tard dans L'exil ou la tombe (1986).
[14] Peuples noirs - Peuples africains, no. 14, 1980.
[15] Peuples noirs - Peuples africains, no. 18, 1980.
[16] Peuples noirs - Peuples africains, no 13, 1980.
[17] Peuples noirs - Peuples africains, no. 16, 1978
[18] Abdou Anta Kâ, "Le transistor" in
Présence Africaine, no. 83, 3e trim. 1972, p. 84.
Dr Michel Naumann a étudié au Congo, au Cameroun et en France (Sorbonne), puis enseigné au Congo, au Niger et au Nigéria. Comme universitaire, il a travaillé pour les universités de Niamey (1976-1983), Kano (1983-1988) et Metz (1991-1999). Auteur de deux thèses sur le romancier nigérian Chinua Achebe, il a publié un hommage à Tchicaya U Tam'si (Le poète et les barbelés, Kano: NJFS) et une recherche critique sur les littératures du tiers-monde (Regards sur l'Autre, Paris: Harmattan, 1993).