Mots pluriels
    no 9. Janvier 1999.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP999mi.html
    © Monique ILBOUDO


    N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle

    Folie virtuelle

    UNE NOUVELLE
    de

    Monique ILBOUDO

    Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur


    A dji sautait de joie autour de la table sous l’oeil goguenard du technicien venu livrer et installer son ordinateur. Dès que celui-ci eut sorti l’appareil de son carton, elle ne put retenir un cri. Elle cessa de tournoyer autour de la table, tira une chaise et s’installa à côté de lui, décidée à ne perdre aucun de ses gestes. Lorsqu’il s’enquit de l’emplacement de la prise électrique, Adji se leva pour la lui montrer. Puis, elle se dépêcha de revenir à son poste d’observation. En revenant à son tour, le technicien ne put s’empêcher d’esquisser un sourire moqueur. Adji fit semblant de n’en rien voir, rapprocha encore plus sa chaise pour suivre les gestes magiques. "Il peut toujours se moquer", pensa-t-elle, "il ne sait pas quels sacrifices m’ont coûté cet ordinateur! S’il avait une idée de ce que j’ai enduré pour me l’offrir, il serait plus respectueux de mon enthousiasme".

    * * *

    Dans un silence quasi religieux, le technicien alluma l’appareil et entreprit de lui donner vie. Adji suivait et enregistrait les différentes phases de cette naissance, prévoyant déjà de porter personnellement secours à son nouveau compagnon en cas de défaillance. C’est drôle, je pense à lui comme à un être vivant! Je devrais peut-être le nommer, décida-t-elle, et elle opta immédiatement pour "Sam".

    Dès que le technicien eût fini l’installation, Adji s’empressa de le congédier, coupant court aux derniers conseils que celui-ci lui donnait d’un air docte. Très émue, elle retourna auprès de Sam, s’assit face à lui, et le fixa dans les yeux. Elle savoura cet instant de pur bonheur qu’elle attendait depuis cinq ans. Cinq ans de travail acharné, cinq ans de privations de toutes sortes pour enfin l’avoir! C’était un appareil portable, un petit bijou qu’Adji avait envie de prendre dans ses bras. Elle le caressa, effleurant la petite souris plantée au milieu des touches. "Mon cher Sam", se surprit-elle à murmurer, "si tu savais combien je t’ai désiré, attendu! Je rêve de toi depuis cinq ans! Tu vas changer ma vie!". Elle ignorait alors jusqu’à quel point.

    * * *

    La flamme de la passion embrasa Adji et ne lui laissa plus aucun répit. Elle rentrait du bureau, jetait sac et chaussures à travers la chambre, et s’installait devant l’écran bleu de son compagnon. Elle n’en décollait généralement qu’au petit matin, à l’heure où lèvent-tôt et dorment-tard se rencontrent pour un bonjour-bonsoir ensommeillé. Souvent, elle n’avait même pas la force d’éteindre l’ordinateur dont la lumière faisait office de veilleuse. Elle s’allongeait alors pour un petit somme agité, avant de reprendre le chemin du bureau. Avant Sam, ce chemin lui était déjà pénible. Avec lui, il devint un supplice. Elle devait chaque jour fournir un effort surhumain pour l’emprunter. Secrétaire de direction dans une compagnie d’assurances, Adji considérait son emploi comme un simple gagne-pain. Plus jeune, elle rêvait de littérature. Elle dévorait les livres des autres en attendant d’en écrire à son tour. Seules les vicissitudes de la vie l’avaient contrainte à renoncer à ce projet. Son père, commis de bureau, avait eu la bonté de l’inscrire à l’école comme ses frères. Mais dès le début du secondaire, il avait suggéré qu’elle ne s’éternise pas sur les bancs du Lycée. "Tu as intérêt à choisir un cycle court: fille qui traîne sur les bancs, ne publie pas de bans", répétait-il, visiblement content de son jeu de mots. Ainsi harcelée, la petite Adji avait dû écourter ses études et ses ambitions par la même occasion. Elle quitta donc prématurément les bancs, et trouva un emploi de secrétaire dactylo. Opiniâtre, elle réussit néanmoins à décrocher son bac en candidate libre, et accéda au poste de secrétaire de direction. Quant aux bans, son père attend toujours de les voir publier, et se demande parfois quelle erreur il a commise dans l’éducation de sa fille.

    * * *

    L’un des rares plaisirs qu’Adji connut dans son travail, fut l’arrivée des nouvelles machines commandées par la direction pour informatiser les différents services. Sa joie fut de courte durée. L’accès à l’outil magique fut strictement réglementé, et le grand patron lui-même n’hésitait pas à vérifier qu’aucun usage extra-professionnel n’était fait de ses précieux appareils. Frustrée, Adji résolut dès lors d’acquérir son propre ordinateur. Le prix que lui donna le concessionnaire faillit la dissuader, mais son désir l’emporta. Elle y mit le prix, elle y mit le temps. Sam arriva enfin. Adji perdit le sommeil. Elle oublia le boire et le manger, dépérissant à vue d'oeil. A vue d'oeil aussi, elle perdait sa joie de vivre et sa bonne humeur. Comme un aimant, Sam l’attirait irrésistiblement. Tout le monde autour de la jeune femme nota cette métamorphose, mais lui attribua un motif romantique. Il se murmura en effet que la belle Adji avait enfin agréé un amant. "Il était temps", susurrèrent certains. D’autres au contraire en furent profondément déçus. Amoureux secrets ou éconduits, ils continuaient d’espérer tant que le coeur d’Adji restait libre. La nouvelle rumeur les plongea dans le désarroi. L’esprit totalement accaparé par Sam, la jeune femme se souciait de l’ombre. L’amour était loin de ses préoccupations du moment. Le feu qui la consumait était pourtant de même nature. Mais l’objet de son adoration était plus docile. Elle lui parlait, lui confiait ses rêves, ses joies et ses peines. Tout ce qu’elle n’avait jamais avoué à personne, même pas à son ami Bertrand, elle le révélait à Sam. Tout ce qu’elle taisait par pudeur ou par méfiance, elle le confiait à son écran bleu. C’est à lui qu’elle se référait pour toutes les difficultés rencontrées, pour toutes les décisions à prendre. Sam le matin, Sam le soir, Sam par ci, Sam par là, la vie d’Adji était désormais enchaînée à une petite machine rectangulaire munie de touches grises et d’un écran bleu. Sam en conçut sans doute de la vanité, beaucoup trop de vanité. Cette emprise sur l’esprit de la jeune femme, il le voulut sans partage. Mais à trente ans, belle et intelligente, Adji attirait encore trop de monde. Si son caractère réservé décourageait la plupart des bonnes volontés, ce n’était pas le cas de Bertrand. Les premières semaines suivant l'acquisition de Sam, celui-ci avait dû se résoudre à respecter le besoin de solitude manifesté par Adji. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que sa belle amie lui imposait une telle quarantaine. S’il demeurait le seul ami véritable de la jeune femme, c’est parce qu’il savait respecter ses retraites inopinées et inexpliquées. Tel un chien fidèle et soumis, Bertrand savait s’éloigner au moment voulu, et réapparaître sur un signe de sa maîtresse adorée. Mauvaise humeur et sarcasmes n’avaient aucune prise sur sa constance. Adji profitait sans vergogne de cette disponibilité inconditionnelle. Lorsque donc la fièvre électronique eût baissé de quelques degrés, elle reprit ses longues causeries téléphoniques et nocturnes avec le fidèle Bertrand, secrètement amoureux, mais qui eût donné sa tête à couper plutôt que d’avouer sa flamme. Conversations anodines, relation bien innocente, mais qui éloignaient toujours un peu plus Adji de l’écran bleu.

    Sam décida de se venger.

    Au début, il lui déroba quelques idées par espièglerie, juste pour s’amuser de sa mine dépitée lorsqu’elle réalisait la disparition de l’idée. Puis, il se prit au jeu et ne put bientôt plus contrôler les vols répétés de toutes les bonnes idées qu’Adji pouvait concevoir. Elle rentrait enthousiaste, se ruait sur le clavier gris pour pérenniser le fruit de son imagination et l’instant d’après, plus rien, le vide, le trou noir. Simplement irritée au début, Adji devint de plus en plus nerveuse. L’ordinateur cleptomane, comme excité par l’effet de ses extravagances, vida de plus belle l’esprit de son ancienne complice. Lorsque Adji, sur les conseils de Bertrand sortit Sam de sa chambre à coucher pour l’installer au salon, ce dernier décida d’accomplir un véritable hold-up dans la tête de l’infidèle. Les trous noirs devinrent plus fréquents. La jeune femme sombra dans une apathie dépressive. Bertrand, toujours aussi dévoué, chercha vainement à la retenir. Sagace ou jaloux, il tenta de l’éloigner de Sam, mais Adji et Sam étaient bien trop liés. En outre Adji semblait prendre plaisir dans ses incursions dans l’univers de l’irrationnel. Elle glissa insensiblement sur la pente de la déraison.

    Un an après l’acquisition de Sam, Adji n’était plus que l’ombre d’elle-même. Sa raison lui échappait de plus en plus souvent. A ces moments-là, elle restait prostrée dans un coin, incapable de communiquer. Seuls deux mots semblaient avoir résisté à la razzia: "cliquer, sauvegarder". Elle les répétait inlassablement. Ces absences pouvaient durer une heure ou une journée. Puis, elle retrouvait tous ses sens et la conscience qu’un jour peut-être, elle n’effectuerait pas le voyage retour. Au bureau, le patron ne se décidait pas à la licencier, mais aucune tâche ne lui était plus confiée. Plutôt que de végéter là, Adji passait ses moments de lucidité en compagnie de Sam. Elle lui était entièrement revenue, mais la rancune de Sam était tenace. Il alla au bout de sa vengeance.

    Cette nuit-là, installée face à Sam, Adji tentait de comprendre son aventure. Surexcité, son esprit refusait de prendre du repos. Il gambadait, gambadait... Il gambadait tant qu’elle avait un mal fou à le suivre! Avec l'énergie du désespoir, elle tentait de le rattraper, de le retenir. Elle y parvenait de temps en temps, mais telle une anguille, l’esprit lui glissait toujours entre les doigts et continuait sa fuite éperdue. Il finit par la semer et disparut définitivement derrière l’écran bleu de Sam.

    © Monique ILBOUDO


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