COMPTE RENDU DE LECTURE DE MICHEL GUISSARD |
Le genre littéraire de la nouvelle dans le monde francophone au tournant du XXIe siècle
Actes du colloque
de L'Année Nouvelle à Louvain-la-Neuve
26-28, avril 1994
Sous la direction de V. Engel. Frasne : Canevas ; Québec : L'instant même ; Echternach : Phi, 1995, 267 p. |
Les vingt-quatre communications du colloque ont été regroupées en quatre parties. La première dresse un bilan de la nouvelle dans les grandes régions de la Francophonie. René Godenne parcourt la nouvelle française et la nouvelle suisse des années 90, étudie leur mode de diffusion (concours, revues, anthologies, éditions...) pour constater que le genre ne connaît pas l'état de grâce qu'on dit. Jacques-Gérard Linze brosse à grands traits le paysage de la nouvelle en Belgique francophone depuis 1830. S'il y englobe les contes et les récits, il livre au passage sa définition restrictive de la nouvelle, proche des Anglo-Saxons et de Tchékhov : non une intrigue, mais un simple épisode, un moment de l'existence vu sous un jour particulier ; la nouvelle-instant de Godenne, en quelque sorte. Gaëtan Brulotte se penche sur la thématique des nouvelles québécoises à partir d'un corpus de 125 recueils parus entre 1979 et 1994 : la solitude sous diverses formes - esseulement, ennui, difficultés ou absence de communication, désir noir, sexualité mal vécue- a ravi la place au nationalisme et aux problèmes collectifs. Ce changement de fond a influé sur la forme, en particulier sur la représentation de l'espace et du temps et sur les techniques narratives.
Pour ce qui est de la nouvelle africaine, Guy Ossito Midiohouan en fait une approche historique, thématique et stylistique dans "Aspects de l'esthétique de la nouvelle francophone en Afrique noire". Il constate que, dans la première moitié du siècle, l'écart était grand entre les nouvelles provenant d'Europe et les nouvelles africaines, entre autres parce que les auteurs africains ignoraient les normes esthétiques du genre. S'ils recouraient au genre narratif bref, c'était plus par facilité, et sans doute également par contagion de la littérature orale, que par souci de tension dramatique et de densité. Après 1945, les journaux, les revues et les concours ont joué un rôle important "dans la connaissance et la pratique du genre [...] et contribué à sa maturation par une double action d'incitation et de contrôle" (p. 59). Mais il faut attendre les années soixante pour qu'émergent des auteurs de renom, dont Birago Diop, Ousmane Sembène et Francis Bebey, qui adoptent un certain classicisme en privilégiant les nouvelles brèves ou la publication sous forme de recueils (plutôt que sous forme isolée dans des journaux), et en faisant leurs certains principes du genre comme la concision ou la célérité de la narration. La nouvelle africaine se nourrit largement d'événements réels, de faits divers ou d'actualité, ce qui n'est pas, selon Midiohouan, sans répercussions stylistiques : "Ces traits [réalistes] confèrent, à la nouvelle africaine des années 60 (la remarque est aussi valable pour les années 70 et 80), la valeur de véritable document sur la vie sociale et privée dans l'Afrique contemporaine et fondent un style réaliste, voire naturaliste qui intègre harmonieusement des descriptions sobres, rapides mais précises et percutantes à la progression dramatique [...]" (p. 63). Midiohouan souligne également un autre aspect de la nouvelle africaine, qu'elle partage avec la nouvelle à ses origines et qui la distingue de la plupart des nouvelles contemporaines non africaines, l'aspect d'oralité : que ce soient Birago Diop dans Les contes d'Amadou Koumba ou Les nouveaux contes..., René Philombé dans Lettres de ma cambuse, Olympe Bhêly-Quenum dans Liaison d'un été ou Sembène Ousmane dans Voltaïque, la Noire de..., tous ces auteurs mêlent des éléments vraisemblables à des éléments merveilleux ou mythiques, ou intègrent des procédés propres à la transmission des récits par un conteur. Ce qui a pour effet de brouiller les frontières entre des genres proches comme le conte et la fable, et de concourir à une certaine originalité de la nouvelle africaine.
Les observations de Kazaro Tassou dans "Pour une herméneutique de la réception des oeuvres littéraires africaines : regards croisés sur la nouvelle" rejoignent celles de Midiohouan. Après quelques mises au point théoriques, il circonscrit différents thèmes - le mal-vivre ontologique, la ville cruelle, la condition de la femme, la rupture avec les valeurs traditionnelles - qui ont pour dénominateur commun la difficulté de vivre des laissés-pour-compte. Et, comme Midiohouan, il constate les liens étroits entre thématique et écriture. Quant à la question de la réception proprement dite, elle n'est qu' "effleurée" en fin d'article, comme Tassou le reconnaît lui-même.
Les articles sur la caractérisation théorique du genre se partagent entre les deuxième et troisième parties, intitulées, de manière assez arbitraire, " Définitions inductives" et "Définitions déductives". Deux articles ont pour matière le recueil L'Année Nouvelle. Carmen Camero Perez en examine les nouvelles françaises (18) pour souligner certains traits constitutifs et spécifiques du genre à la fin du XXe siècle. La brièveté tout d'abord : tous ces textes font maximum six pages (si effectivement c'est une particularité de nombre de nouvelles actuelles, on peut penser qu'il s'agissait dans ce cas-ci d'un impératif des initiateurs du recueil). La perte de marques d'oralité : il n'y a pratiquement pas de récit enchâssé. L'indétermination des frontières génériques, visible par les seuls titres -- "Légende du cygne noir" de Jean-Maurice de Montrémy, "Légende pour un homme en bleu" de Hubert Haddad --, mais aussi par les contenus de certaines nouvelles, comme "Les deux bâtons"de Jean-Luc Moreau, proche de l'essai. L'effet d'unité prôné par Poe, et rappelé avec ironie par le narrateur de "Trompe-la-mort" de Marc Petit : "La nouvelle est un genre sérieux, je dirais même codifié, toute l'histoire étant construite autour d'un renversement induisant un effet de...". Enfin, des histoires inédites qui traitent de problèmes contemporains.
La frustration est pour Vincent Engel l'aiguillon du lecteur de nouvelles. Double frustration, par trop-peu ou par trop-plein. Soit le lecteur, face aux nombreuses interrogations suscitées par le texte, demeure dans l'expectative : c'est le cas pour la nouvelle d'Eugène Nicole, dont le titre, "Lettre au Commandeur des mourants", plus long que le texte : "Excellence", oblige à combler les vides. Soit les attentes du lecteur sont entièrement satisfaites ; une autre frustration naît alors de l'obligation d'accepter ou de refuser en bloc la nouvelle, sans aucun espace pour la subjectivité et l'imaginaire. Toutes les nouvelles s'inscrivent entre ces deux extrêmes, jouant, à l'occasion, à la fois du trop et du trop peu, comme dans "La sentinelle" de Charles Bertin où apparaît un double mouvement de frustration : le narrateur, impressionné par une scène, mais frustré d'en ignorer le sens, construit pour le lecteur, dont l'imagination ne peut plus fonctionner, les tenants et les aboutissants de l'histoire. Si elle est aiguillon, la frustration ne peut cependant avoir le dernier mot, comme c'est hélas parfois le cas : l'on pense à des nouvelles abstruses qui laissent le lecteur sur sa fin, désorienté et déçu.
L'article de René Godenne "Les nouvelles françaises perdues et retrouvées des années 40-80" suit le plan de sa Bibliographie critique de la nouvelle de langue française : à partir de près de 300 recueils retrouvés dans la bibliographie de la France de 1940 à 1980, il examine la terminologie générique utilisée, les réflexions sur le genre dans les préfaces et autres notices, la longueur des textes, leur thématique.
Sous le titre énigmatique de "Quand on aime, il faut partir... un peu", Nicole Bajulaz-Fessler aborde la nouvelle indirectement, par l'étude de deux livres frontaliers : Graveurs d'enfance de Régine Detambel et Peinture avec pistolet de Jean-Luc Benoziglio. Le premier, qui réunit cinquante textes courts consacrés à des outils d'écolier (le crayon noir, le feutre à pointe biseautée, le buvard...), soulève la question de l'écriture brève ; le second, qualifié de roman, relève, par son écriture et son organisation, d'une esthétique du discontinu : vingt-quatre chapitres autonomes avec une date en guise de titre, des digressions et des parenthèses nombreuses, des ruptures de rythme, le téléscopage des temps, etc. Tous deux mettent en avant la difficulté, voire l'impossibilité, de tracer des contours nets pour la nouvelle.
On rapprochera les "quasi"-nouvelles-qui-font-un-roman de Benoziglio des romans-par-nouvelles de Jean-Noël Blanc. Derrière cette nouvelle appellation, explique son concepteur, se cache un mode d'agencement des nouvelles entre elles, qui tient compte de leur longueur, de leur contenu, des rapports qu'elles entretiennent : "Le recueil finit par ressembler à un roman dans lequel chaque texte participe à sa manière à l'économie d'ensemble tout en conservant son indépendance"(p. 174). Mais devait-on affubler ce genre de recueil d'une étiquette qui jette la confusion dans les esprits ? La nouvelle appellation n'est-elle pas avant tout un argument commercial ? Ou, au contraire, n'incite-t-elle pas le lecteur ou le chercheur à s'interroger sans a priori sur les rapports entre les deux genres?
Les Actes se font à l'occasion plaidoyer pro domo, comme le titre de l'article de Gilles Pellerin, "Nous aurions un petit genre", le laisse augurer. De son côté, Pabé Mongo revendique, sur le mode humoristique, l'autonomie de la nouvelle par rapport au roman : "Un proverbe de chez moi rappelle fort opportunément que le lièvre n'est pas le plus jeune des animaux. Sa petite taille ne constitue pas une différence de génération avec le gros éléphant. Tout petit qu'il soit, le lièvre est un animal complet, adulte et sans complexe. Il ne se réfère à personne d'autre qu'à lui-même [...]. D'ailleurs y a-t-il un sens à dire que le lièvre est plus petit que l'éléphant ? Outre qu'elle ne vous apprend rien sur le lièvre, une telle comparaison est susceptible de vous fourvoyer, dans la mesure où elle laisserait entendre qu'on pourrait trouver une petite trompe sous le nez du lièvre ou des ongles à ses pattes"(p. 161).
Marc Lits traite également de frontières, mais entre le fait divers et la nouvelle. À première vue, des critères précis permettent de distinguer l'un et l'autre, d'un point de vue sociologique et textuel : la réalité s'oppose au vraisemblable et à l'imaginaire, l'utilitaire à l'esthétique. Toutefois, de nombreux écrits mêlent les deux genres, comme Le facteur fatal de Daeninckx. Et chacun "veut passer de l'autre côté du miroir": le nouvelliste en accroissant l'effet de réel, le journaliste en donnant à son texte une forme littéraire, comme on peut le voir dans l'"Histoire de Jacqueline qui a dépecé son mari" de D. Conil, parue le 9 décembre 1991 dans Libération, et reproduite p. 203.
La quatrième partie des Actes est consacrée à l'enseignement et à l'adaptation de la nouvelle. Olivier Dezutter propose un parcours très intéressant sur la nouvelle épistolaire en classe de français. Madeleine Cottenet-Hage insiste sur la résonance affective produite à la lecture d'une nouvelle : elle présente une technique de mise en condition émotive du lecteur, préalable à la lecture du texte. Quant à Daniel Grojnowski, il compare deux nouvelles célèbres et leur mise en image : "Une partie de campagne" de Maupassant, mise en scène par Renoir, et "Les fils de la Vierge" de Cortazar, portée à l'écran par Antonioni, dans le film Blow up.
Quatre nouvelles primées au concours de L'Année Nouvelle
clôturent le volume, qui soulignent ainsi la plurivocité de ces
Actes.