N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle |
Les adieux de lhéritière
UNE NOUVELLE
de
Lydie DOOH-BUNYA
Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur |
L es deux mains croisées sur la tête et son bébé sur le dos, Bonnie pénétra dans la cuisine. Tout était sombre. Lorsque ses yeux se furent habitués à la pénombre, elle promena un regard morne et désespéré dun coin à lautre du miteux réduit enfumé. En un clin doeil, elle passa en revue son héritage. Accrochées côte à côte sur un mur, fichées à même les nattes, la vieille écumoire rouillée et larchaïque louche en bois quêtaient mutuellement lune la chaleur de lautre. Quelques calebasses vides, les trois casseroles et leurs couvercles, les ultimes épis de maïs séché, une vieille caisse sur laquelle on devinait le mot Kérosène. Dans un angle de la cuisine, le mortier et le pilon, deux orphelins de plus. Tout à côté, deux crapoussins de bancs rasant le sol et une grosse corbeille en rotin complétaient le patrimoine. Lavant-veille, en prévision de son départ, Bonnie avait bazardé à une voisine la baignoire-berceau de Fidèle. |
Bonnie scruta le foyer, trois misérables parpaings noirs de suie. Plus jamais, ils ne connaîtraient lardente brûlure des braises. La jeune femme sen allait pour toujours avec son bébé. Les digues se rompirent à nouveau. Le flot déferla avec une violence telle que Bonnie en avait la vue brouillée. Elle sépongea les yeux, puis hissa la corbeille sur la claie et disposa dedans ce quelle voulait prendre de son hétéroclite héritage. Elle balaya la cuisine. Après quoi, elle passa dans la chambre. La pièce était plus nue que jamais. Lunique meuble qui loccupait habituellement, son dernier devoir rendu à Anti Kedi, avait été, selon la coutume, porté derrière la case.
Bonnie répertoria le reste de ce maigre butin : un vieux pagne de cotonnade bariolée, un mouchoir de tête assorti, un châle défraîchi, une vieillerie, une antiquaille, un simulacre de châle, désuet et tombant en dentelle; une ancienne couverture et une valise, unique luxe de la demeure, parce que munie dune anse, dune serrure et dun cadenas toujours en bon état.
Bonnie ouvrit la valise et la secoua énergiquement. Puis, prenant un chiffon, elle entreprit de lessuyer. Le couvercle, le corps, lextérieur, lintérieur, les coins et les recoins. Le seul souvenir qui lui restait de sa mère. Elle chassa la poussière et retira les toiles daraignées. Elle ressortit. Une fois dehors, elle secoua ses hardes, les plia, puis, à l'exception du pagne, les disposa une à une dans la valise quelle cadenassa ensuite. Elle noua la clé à un coin de son mouchoir et enfouit ce dernier dans son corsage.
Ces préparatifs, terminés, la jeune mère débarbouilla son bébé, lhabilla, puis à laide de son vieux pagne, attacha lenfant sur son dos. Le plus dur restait à faire. Bonnie se rendit alors derrière la case.
Il était là, lunique vestige de son bonheur sur terre, et ne le savait même pas. Il était là, indifférent à tout, à la pluie qui sétait déchaînée sur lui durant trois jours et trois nuits après les obsèques, au soleil qui lavait incendié les jours suivants.
Il était là, résigné à tout, même à ne plus servir. Bonnie le toucha, le caressa. Par endroits, le bois était tout lisse davoir été tant caressé, davoir tant servi. Les larmes de la jeune femme accoururent par rafales. Que de souvenirs!
Sur ce lit, papEkati avait livré son dernier combat. Pendant de nombreux mois, il ne l'avait pas quitté. Anti était désemparée. Elle sisolait dans les coins pour pleurer, se cachant de sa nièce venue lui tenir compagnie dès le début de ses congés. Mais Bonnie voyait, sentait tout. Elle-même ne valait guère mieux. Elle pleurait sans arrêt.
Sur ce lit, elle avait trouvé papEkati gisant sur le dos, le jour où il fut terrassé. Elle lavait vu pour la première et la dernière fois en costume de drill blanc, lui quelle avait toujours connu vêtu dune chemisette et dun pagne.
Sur ce lit, pelotonnée contre le flanc de sa tante, Bonnie avait dormi ... combien dannées donc, se chauffant à la chaleur de sa parente, sabreuvant de sa tendresse, se nourrissant de son affection ?
Sur ce lit, Komé lavait violée. Elle sy était écroulée face contre bois, la nuit où il fallut, la peur au ventre, confesser à Anti le malheur qui les avait frappées. Loin de la chasser comme Bonnie lavait redouté, sa tante lavait bercée sur ce lit, consolée, réconfortée.
Sur ce lit, Fidèle était venue au monde et Anti avait dormi son dernier sommeil. Qui saurait jamais, butant sur cette lamentable couche, ce quelle fut pour une orpheline ?
Bonnie caressa de nouveau le chevet du lit. Ses mains en connaissaient chaque saillie, la moindre nodosité. Les yeux fermés, parmi un millier dautres, pensa-t-elle, elle reconnaîtrait ce lit.
Elle retourna dans la cour, en larmes, après une ultime caresse. Il fallait partir. La jeune femme choisit une vieillerie parmi ses hardes. Elle en confectionna un coussinet, le posa sur sa tête, pénétra dans la cuisine et, se baissant au niveau de la claie, glissa la corbeille jusque sur le coussinet. Elle ressortit, ramassa sa valise et partit sans se retourner.
En route, lesprit malade de chagrin, la jeune femme ressassait son destin. En peu de jours, elle avait tout perdu, cest-à-dire sa tante, emportée par la misère, lépuisement et la maladie. Depuis la naissance de Fidèle, que de commerces miteux ! Et infructueux !
Bonnie se souvenait. Anti Njowé, sa tante dadoption de Douala avait accouru. Elle était là qui pleurait son amie denfance avec des accents à poigner le coeur. Tout de suite après les funérailles, elle repartit, lui laissant un peu dargent mais elle ne lui proposa pas de lemmener avec le bébé. Bonnie en fut soulagée. Comment aurait-elle pu accepter ?
Dès la nouvelle du décès de Anti, Maa Njolé, la co-épouse de la défunte grand-mère maternelle de Bonnie était accourue aussi. Elle était restée dans la maison mortuaire une dizaine de jours. Cest elle qui décida quil fallait procéder au rite du lavage des visages. La coutume veut en effet, quau neuvième jour après le décès dun parent, afin déloigner deux la malchance, on lave les visages des orphelins sur la tombe du défunt ou de la défunte.
***
Les femmes avait préparé une cuvette, une bouteille deau et une calebasse de vin de palme. Une dentre elles portait de grosses nervures de feuilles de bananier. Arrivées au cimetière, tous les participants se disposèrent en cercle autour de la tombe de Anti. Le Pasteur fit un bref office et sen alla, suivi de la plupart des hommes. Les autres séparpillèrent dans le cimetière, allant dune tombe à lautre, parlant au défunt, à la défunte.
Le cercle des femmes se recueillit encore un court instant, puis, Maa Njolé ordonna à Bonnie dapprocher. Elle consulta les unes et les autres au sujet de Fidèle, attachée sur le dos de sa mère. Toutes se mirent daccord :" il fallait commencer par le bébé.
Bonnie se plaça devant la vieille femme. Celle-ci prit la calebasse, la déboucha, versa aux quatre coins de la tombe un peu de vin de palme, aspergea le sol çà et là en disant à pleine voix : "Kedi ! cest moi, ta mère Njolé ! La veuve de ton père ! Je suis là, avec toutes celles qui taimaient. Fille de Ngea ! Petite-fille de Dibunjé ! Femme dEkati, écoute-moi ! Appelle tous les nôtres avec lesquels tu es en ce moment !..."
En invoquant ainsi les morts, Maa Njolé frappait le sol avec énergie, ici, là, ailleurs, plus loin ... avec les grosses nervures des feuilles de bananier préparées à cet effet. Les autres assistantes la regardaient, plaçant par-ci par-là un conseil.
Maa Njolé poursuivait sa mission "Venez tous ! Venez tous avec nous et buvez ! Buvez avec Kedi ! Unissez toutes vos forces pour que cette enfant quelle nous a laissée ne connaisse pas le malheur ! Aidez-la ! Soyez-lui propices ! Pour elle, restez sur le dos dans vos tombes ! [*] Kedi, voici ton homonyme ! La petite Kedi que tu aimais tant ! Pour laquelle tu as donné ta vie ! Elle va te continuer ! Toutes les fois que nous lappellerons de ce cher nom de Kedi, cest à toi que nous songerons ! Tu nas pas laissé sur terre denfant de ton ventre, de ton utérus, de tes entrailles, mais sa mère et elle sont là pour témoigner que tu nas pas vécu pour rien ! ...."
Maa Njolé versa du vin de palme dans la cuvette. Elle y plongea sa main droite quelle passa ensuite sur le visage du bébé : "Que ton homonyme, Kedi, connaisse la chance tout au long de sa vie ! ..."
Maa Njolé remit la main dans la cuvette, de la gauche, elle prit les petites mains de Fidèle, les barbouilla de vin de palme en distant : "Que ces petites mains-là, plus tard, ne confectionnent jamais que du beau !..."
Maa Njolé plongea une dernière fois sa main dans la cuvette. Puis, elle frotta les pieds et les jambes de la petite Kedi-Jabea : "Que ces petits pieds-là et ces petites jambes-là, dans lavenir, ne courent jamais vers la boue ! Vous êtes là, vous, tous nos chers disparus ! Soyez toujours avec cette enfant !"
Lorsquelle eut terminé avec le bébé, Maa Njolé lui recouvrit la tête de manière à voiler sa face. Alors, elle sintéressa à Bonnie en disant : "Papa Bwemba ! Papa Dibunjé ! Vous nos pères, écoutez vos enfants ! Ekambi ! Elessa ! Ngea ! Ngambi ! Lobé ! Fidélia ! Et toi, Kedi ...! Voici Bonnie, votre arrière-petite-fille, votre petite-fille, votre fille, votre enfant, votre soeur ... ! Pour elle, couchez-vous sur le dos dans vos tombes ! Ouvrez-lui la route de la chance ! Quelle trouve rapidement un mari qui la prenne malgré le bébé et soccupe de ces deux malheureuses !
Dans le silence le plus total et le recueillement, une femme de lassistance ajouta du vin de palme dans la cuvette.
Maa Njolé ordonna à Bonnie de se baisser. Neuf fois, elle plongea la main dans la cuvette, puisa du vin et en lava le visage de Bonnie. Après le visage, elle soccupa des mains, des pieds, des jambes de la jeune femme, toujours avec des propos incantatoires, appelant à chaque fois la chance sur Bonnie, en invoquant le secours de tous les chers disparus de la famille. Tout un bataillon dillustres protecteurs.
Maa Njolé dit enfin à Bonnie : A présent, tu vas enjamber la tombe de ta tante. Cinq allers et quatre retours ! En tout neuf enjambements ! Au cinquième aller et neuvième enjambement, tu ten iras en regardant droit devant toi, et quitteras le cimetière sans te retourner ! As-tu bien compris? Sans te retourner ! Est-ce que tu mentends?
Elle ne laissa pas Bonnie répondre. "Commence ! ordonna-t-elle, je compte : un ... deux ... trois .... quatre ... cinq ... six ... sept ... huit ... neuf ! Et maintenant, va-t-en et ne te retourne surtout pas !"
© Lydie DOOH-BUNYA
[*] Chez les Dwala, expression utilisée pour implorer les morts en les adjurant dêtre propices aux vivants, sans doute léquivalent des catholiques invoquant les saints.