Mots pluriels
    no 9. Janvier 1999.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP999ldb.html
    © Lydie DOOH-BUNYA


    N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle

    Les adieux de l’héritière

    UNE NOUVELLE
    de
    Lydie DOOH-BUNYA

    Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur


    L es deux mains croisées sur la tête et son bébé sur le dos, Bonnie pénétra dans la cuisine. Tout était sombre. Lorsque ses yeux se furent habitués à la pénombre, elle promena un regard morne et désespéré d’un coin à l’autre du miteux réduit enfumé. En un clin d’oeil, elle passa en revue son héritage. Accrochées côte à côte sur un mur, fichées à même les nattes, la vieille écumoire rouillée et l’archaïque louche en bois quêtaient mutuellement l’une la chaleur de l’autre. Quelques calebasses vides, les trois casseroles et leurs couvercles, les ultimes épis de maïs séché, une vieille caisse sur laquelle on devinait le mot Kérosène. Dans un angle de la cuisine, le mortier et le pilon, deux orphelins de plus. Tout à côté, deux crapoussins de bancs rasant le sol et une grosse corbeille en rotin complétaient le patrimoine. L’avant-veille, en prévision de son départ, Bonnie avait bazardé à une voisine la baignoire-berceau de Fidèle.
    * * *

    Bonnie scruta le foyer, trois misérables parpaings noirs de suie. Plus jamais, ils ne connaîtraient l’ardente brûlure des braises. La jeune femme s’en allait pour toujours avec son bébé. Les digues se rompirent à nouveau. Le flot déferla avec une violence telle que Bonnie en avait la vue brouillée. Elle s’épongea les yeux, puis hissa la corbeille sur la claie et disposa dedans ce qu’elle voulait prendre de son hétéroclite héritage. Elle balaya la cuisine. Après quoi, elle passa dans la chambre. La pièce était plus nue que jamais. L’unique meuble qui l’occupait habituellement, son dernier devoir rendu à Anti Kedi, avait été, selon la coutume, porté derrière la case.

    Bonnie répertoria le reste de ce maigre butin : un vieux pagne de cotonnade bariolée, un mouchoir de tête assorti, un châle défraîchi, une vieillerie, une antiquaille, un simulacre de châle, désuet et tombant en dentelle; une ancienne couverture et une valise, unique luxe de la demeure, parce que munie d’une anse, d’une serrure et d’un cadenas toujours en bon état.

    Bonnie ouvrit la valise et la secoua énergiquement. Puis, prenant un chiffon, elle entreprit de l’essuyer. Le couvercle, le corps, l’extérieur, l’intérieur, les coins et les recoins. Le seul souvenir qui lui restait de sa mère. Elle chassa la poussière et retira les toiles d’araignées. Elle ressortit. Une fois dehors, elle secoua ses hardes, les plia, puis, à l'exception du pagne, les disposa une à une dans la valise qu’elle cadenassa ensuite. Elle noua la clé à un coin de son mouchoir et enfouit ce dernier dans son corsage.

    Ces préparatifs, terminés, la jeune mère débarbouilla son bébé, l’habilla, puis à l’aide de son vieux pagne, attacha l’enfant sur son dos. Le plus dur restait à faire. Bonnie se rendit alors derrière la case.

    Il était là, l’unique vestige de son bonheur sur terre, et ne le savait même pas. Il était là, indifférent à tout, à la pluie qui s’était déchaînée sur lui durant trois jours et trois nuits après les obsèques, au soleil qui l’avait incendié les jours suivants.

    Il était là, résigné à tout, même à ne plus servir. Bonnie le toucha, le caressa. Par endroits, le bois était tout lisse d’avoir été tant caressé, d’avoir tant servi. Les larmes de la jeune femme accoururent par rafales. Que de souvenirs!

    Sur ce lit, pap’Ekati avait livré son dernier combat. Pendant de nombreux mois, il ne l'avait pas quitté. Anti était désemparée. Elle s’isolait dans les coins pour pleurer, se cachant de sa nièce venue lui tenir compagnie dès le début de ses congés. Mais Bonnie voyait, sentait tout. Elle-même ne valait guère mieux. Elle pleurait sans arrêt.

    Sur ce lit, elle avait trouvé pap’Ekati gisant sur le dos, le jour où il fut terrassé. Elle l’avait vu pour la première et la dernière fois en costume de drill blanc, lui qu’elle avait toujours connu vêtu d’une chemisette et d’un pagne.

    Sur ce lit, pelotonnée contre le flanc de sa tante, Bonnie avait dormi ... combien d’années donc, se chauffant à la chaleur de sa parente, s’abreuvant de sa tendresse, se nourrissant de son affection ?

    Sur ce lit, Komé l’avait violée. Elle s’y était écroulée face contre bois, la nuit où il fallut, la peur au ventre, confesser à Anti le malheur qui les avait frappées. Loin de la chasser comme Bonnie l’avait redouté, sa tante l’avait bercée sur ce lit, consolée, réconfortée.

    Sur ce lit, Fidèle était venue au monde et Anti avait dormi son dernier sommeil. Qui saurait jamais, butant sur cette lamentable couche, ce qu’elle fut pour une orpheline ?

    Bonnie caressa de nouveau le chevet du lit. Ses mains en connaissaient chaque saillie, la moindre nodosité. Les yeux fermés, parmi un millier d’autres, pensa-t-elle, elle reconnaîtrait ce lit.

    Elle retourna dans la cour, en larmes, après une ultime caresse. Il fallait partir. La jeune femme choisit une vieillerie parmi ses hardes. Elle en confectionna un coussinet, le posa sur sa tête, pénétra dans la cuisine et, se baissant au niveau de la claie, glissa la corbeille jusque sur le coussinet. Elle ressortit, ramassa sa valise et partit sans se retourner.

    En route, l’esprit malade de chagrin, la jeune femme ressassait son destin. En peu de jours, elle avait tout perdu, c’est-à-dire sa tante, emportée par la misère, l’épuisement et la maladie. Depuis la naissance de Fidèle, que de commerces miteux ! Et infructueux !

    Bonnie se souvenait. Anti Njowé, sa tante d’adoption de Douala avait accouru. Elle était là qui pleurait son amie d’enfance avec des accents à poigner le coeur. Tout de suite après les funérailles, elle repartit, lui laissant un peu d’argent mais elle ne lui proposa pas de l’emmener avec le bébé. Bonnie en fut soulagée. Comment aurait-elle pu accepter ?

    Dès la nouvelle du décès de Anti, Ma’a Njolé, la co-épouse de la défunte grand-mère maternelle de Bonnie était accourue aussi. Elle était restée dans la maison mortuaire une dizaine de jours. C’est elle qui décida qu’il fallait procéder au rite du lavage des visages. La coutume veut en effet, qu’au neuvième jour après le décès d’un parent, afin d’éloigner d’eux la malchance, on lave les visages des orphelins sur la tombe du défunt ou de la défunte.

    ***

    Les femmes avait préparé une cuvette, une bouteille d’eau et une calebasse de vin de palme. Une d’entre elles portait de grosses nervures de feuilles de bananier. Arrivées au cimetière, tous les participants se disposèrent en cercle autour de la tombe de Anti. Le Pasteur fit un bref office et s’en alla, suivi de la plupart des hommes. Les autres s’éparpillèrent dans le cimetière, allant d’une tombe à l’autre, parlant au défunt, à la défunte.

    Le cercle des femmes se recueillit encore un court instant, puis, Ma’a Njolé ordonna à Bonnie d’approcher. Elle consulta les unes et les autres au sujet de Fidèle, attachée sur le dos de sa mère. Toutes se mirent d’accord :" il fallait commencer par le bébé.

    Bonnie se plaça devant la vieille femme. Celle-ci prit la calebasse, la déboucha, versa aux quatre coins de la tombe un peu de vin de palme, aspergea le sol çà et là en disant à pleine voix : "Kedi ! c’est moi, ta mère Njolé ! La veuve de ton père ! Je suis là, avec toutes celles qui t’aimaient. Fille de Ngea ! Petite-fille de Dibunjé ! Femme d’Ekati, écoute-moi ! Appelle tous les nôtres avec lesquels tu es en ce moment !..."

    En invoquant ainsi les morts, Ma’a Njolé frappait le sol avec énergie, ici, là, ailleurs, plus loin ... avec les grosses nervures des feuilles de bananier préparées à cet effet. Les autres assistantes la regardaient, plaçant par-ci par-là un conseil.

    Ma’a Njolé poursuivait sa mission "Venez tous ! Venez tous avec nous et buvez ! Buvez avec Kedi ! Unissez toutes vos forces pour que cette enfant qu’elle nous a laissée ne connaisse pas le malheur ! Aidez-la ! Soyez-lui propices ! Pour elle, restez sur le dos dans vos tombes ! [*] Kedi, voici ton homonyme ! La petite Kedi que tu aimais tant ! Pour laquelle tu as donné ta vie ! Elle va te continuer ! Toutes les fois que nous l’appellerons de ce cher nom de Kedi, c’est à toi que nous songerons ! Tu n’as pas laissé sur terre d’enfant de ton ventre, de ton utérus, de tes entrailles, mais sa mère et elle sont là pour témoigner que tu n’as pas vécu pour rien ! ...."

    Ma’a Njolé versa du vin de palme dans la cuvette. Elle y plongea sa main droite qu’elle passa ensuite sur le visage du bébé : "Que ton homonyme, Kedi, connaisse la chance tout au long de sa vie ! ..."

    Ma’a Njolé remit la main dans la cuvette, de la gauche, elle prit les petites mains de Fidèle, les barbouilla de vin de palme en distant : "Que ces petites mains-là, plus tard, ne confectionnent jamais que du beau !..."

    Ma’a Njolé plongea une dernière fois sa main dans la cuvette. Puis, elle frotta les pieds et les jambes de la petite Kedi-Jabea : "Que ces petits pieds-là et ces petites jambes-là, dans l’avenir, ne courent jamais vers la boue ! Vous êtes là, vous, tous nos chers disparus ! Soyez toujours avec cette enfant !"

    Lorsqu’elle eut terminé avec le bébé, Ma’a Njolé lui recouvrit la tête de manière à voiler sa face. Alors, elle s’intéressa à Bonnie en disant : "Papa Bwemba ! Papa Dibunjé ! Vous nos pères, écoutez vos enfants ! Ekambi ! Elessa ! Ngea ! Ngambi ! Lobé ! Fidélia ! Et toi, Kedi ...! Voici Bonnie, votre arrière-petite-fille, votre petite-fille, votre fille, votre enfant, votre soeur ... ! Pour elle, couchez-vous sur le dos dans vos tombes ! Ouvrez-lui la route de la chance ! Qu’elle trouve rapidement un mari qui la prenne malgré le bébé et s’occupe de ces deux malheureuses !

    Dans le silence le plus total et le recueillement, une femme de l’assistance ajouta du vin de palme dans la cuvette.

    Ma’a Njolé ordonna à Bonnie de se baisser. Neuf fois, elle plongea la main dans la cuvette, puisa du vin et en lava le visage de Bonnie. Après le visage, elle s’occupa des mains, des pieds, des jambes de la jeune femme, toujours avec des propos incantatoires, appelant à chaque fois la chance sur Bonnie, en invoquant le secours de tous les chers disparus de la famille. Tout un bataillon d’illustres protecteurs.

    Ma’a Njolé dit enfin à Bonnie : A présent, tu vas enjamber la tombe de ta tante. Cinq allers et quatre retours ! En tout neuf enjambements ! Au cinquième aller et neuvième enjambement, tu t’en iras en regardant droit devant toi, et quitteras le cimetière sans te retourner ! As-tu bien compris? Sans te retourner ! Est-ce que tu m’entends?

    Elle ne laissa pas Bonnie répondre. "Commence ! ordonna-t-elle, je compte : un ... deux ... trois .... quatre ... cinq ... six ... sept ... huit ... neuf ! Et maintenant, va-t-en et ne te retourne surtout pas !"

    © Lydie DOOH-BUNYA


    [*] Chez les Dwala, expression utilisée pour implorer les morts en les adjurant d’être propices aux vivants, sans doute l’équivalent des catholiques invoquant les saints.


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