Mots pluriels
    no 9. Janvier 1999.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP999ks.html
    © Khady SYLLA


    N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle

    Le Champion

    UNE NOUVELLE
    de

    Khady SYLLA

    Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur


    L e Champion possédait une instruction largement au-dessus de la moyenne. Etudiant, il avait travaillé dix fois plus que les autres mais son surnom de Champion était la seule chose qui lui fût restée de l’Université. Ses échecs dans diverses branches de la Faculté, puis les années de total désoeuvrement et les amitiés nombreuses et bruyantes avaient vu les années passer à tire-d’aile ...

    * * *

    Un soir qu’il s’attardait sur la corniche, de la hauteur où il se trouvait, il pouvait contempler toute la baie de Soumbédioune, l’étroite route qui serpentait et la ville tassée au bord de celle-ci. La mer noircissait de l’encre de la nuit. Il vit jaillir de l’eau un dauphin, puis deux, puis toute une colonne bleu azur qui s'ébrouait, livrée à ses jeux. Debout au sommet de la falaise, il comprit que cette danse liquide lui était dédiée. Dédaignant le bus, il rentra à pied, la longue marche épuisant à peine l’énergie née de l’euphorie. Il sentait au fond de lui-même une prédisposition à une mission exceptionnelle.

    Quelques jours plus tard, il eut de nouveau une révélation. Il somnolait, s’étant couché plus tôt que d’habitude. Alors qu’il s’était laissé glisser dans la molle torpeur où les idées se mêlent sans retenue aux images dans un enchevêtrement sans mémoire, il avait fait une expérience toute nouvelle. Un livre s’était ouvert derrière ses yeux fermés. Il avait lu d’étranges et longs passages, il avait tourné les pages et était même revenu sur un texte qui l’enchantait. Puis, ayant pris conscience de sa lecture, il s’était arraché à la rêverie mais aucun souvenir, ni du sujet, ni du style n'avait subsisté dans son esprit. Il savait seulement que cette écriture était divinement belle. Et il lui suffisait de s’allonger, de se détendre et de plonger dans la rêverie pour que les pages merveilleuses émergent alors et s’étalent derrière son regard. Il essaya plusieurs fois de ramener ces passages hors de l’état de somnolence. Rien n’y fit. Les mots, les phrases lui glissaient alors entre les doigts comme de l’eau vive. Une fois refermé, le livre disparaissait, anéanti, irrécupérable. Il ne pouvait qu’en jouir durant de brefs instants, il demeurait là, démuni, comme un pêcheur dont les prises miraculeuses se seraient volatilisées dès qu’il les aurait touchées de la main.

    Il devint très inquiet, perdu dans ses pensées : un livre était écrit à l’intérieur de lui-même, un livre merveilleux, splendide, un livre comme on n’en avait jamais écrit mais il ne savait comment le ramener en plein jour devant tout le monde!

    Il prit alors le parti de l’écrire. Comme il en ignorait le sujet, il décida arbitrairement de s’inspirer de la ville qu’il aimait, de ses amis, de la mer. Il retranscrit d’abord l’épisode des dauphins qui l’avait frappé. Puis il se lança dans la description des personnages qui l’entouraient, de la maison. Il notait tout. Le moindre détail, le moindre événement lui paraissait important. Il écrivait partout, dans les transports publics, dans la rue. Armé d’un petit carnet, il griffonnait en permanence quelques notes et il attirait plus que jamais l’attention, mais il était dans la crainte constante de ne pas être à la hauteur du livre qu’il voulait ramener au jour. La splendeur de celui-ci ne faisait que souligner la cruelle médiocrité des pages qu’il noircissait à longueur de journée. Il redoubla d'énergie mais plus il noircissait de pages, plus il lui semblait s'éloigner de son but. Il était d’une maigreur glaçante quand il commença à écrire sur les murs, mais cette ultime tentative fut étouffée dans l’oeuf par la vindicte de ses concitoyens.

    Alors il s'en retrourna au bord de la mer. Il s'allongea sur le rivage, traça quelques lettres dans l’eau, l’écume et le sable et, alors que les détails de son univers personnel s’effaçaient sur cette fragile limite vers laquelle venaient respirer les vagues, le livre enfin se dévoila...

    © Khady SYLLA


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