Guy Ossito Midiohouan et Gisèle Odibi Nonvignon
Université Nationale du Bénin
Publié pour la première fois en 1955, Le Dilemme d'Abdou Tidjani Serpos était un ouvrage peu connu. Mais sa réédition en 1983 lui a valu une plus large diffiusion surtout avec son introduction dans le programme d'enseignement des lycées et collèges. C'est un recueil qui comporte cinq textes de longueurs inégales: Le Dilemme, Le Démon de Minuit paru pour la première fois dans le no 102 du 23 décembre 1943 d'Afrique en Guerre, Justice Divine publié dans le no 77 d'Afrique en guerre, Les Trois Amis publié pour la première fois sous le titre de Les Trois Camarades dans les no 119 et 120 d'Afrique en Guerre du 20 avril et du 27 avril 1944, Le Sac publié dans le no 781 de France - Dahomey du 25 avril 1946.
Ces cinq textes sont-ils des nouvelles ou des contes? C'est qu'en réalité la terminologie est plutôt incertaine: "nouvelle" a souvent été employée à la place de "conte" et vice versa. Ceci est dû au fait que le conte a subi des transformations tout au moins sur le plan formel. En effet avec l'introduction de nouvelles moeurs scripturales, le mode d'expression, le public, les situations de communication du conte changent. Le conte quitte alors le cadre de l'arbre à palabre ou des veillées pour apparaître imprimé sur les pages d'un livre apprivoisé par l'écriture. Il devient par conséquent un genre de la littérature écrite. Cette nouvelle variété littéraire comporte des traits constitutifs que l'on retrouve dans un autre genre littéraire : la nouvelle. Il en résulte la confusion des deux genres. Ainsi, on retrouve des textes que les auteurs eux-mêmesprésentent comme des contes mais que la critique considère comme des nouvelles et vice versa au point qu'on n'arrive plus à établir une nette démarcation entre conte et nouvelle.
Le Dilemme d'Abdou Tidjani Serpos peut être rangé dans cette catégorie d'oeuvres qui se situent à la limite du conte et de la nouvelle. Cet ouvrage a été présenté comme un recueil de contes par Danmênou Adanto, [1] Jean-Norbert Vignondé [2] et la revue SEPIA. [3] Par contre Guy Ossito Midiohouan et Mathias Dossou le considèrent plutôt comme un recueil de nouvelles. [4]
Montrer que cet ouvrage se situe à la limite du conte et de la nouvelle revient à déterminer la part qu'occupent respectivement la nouvelle et le conte dans le livre.
1. Le Dilemme est-il un recueil de nouvelles? |
La nouvelle est un récit bref qui met en scène les évènements de la vie concrète. Elle préfère le monde réel, les faits vérifiables, la modernité. La nouvelle se caractérise par une tension vers le réalisme. Son but est de rendre compte de la réalité. Elle n'a pas une structure figée. Dans le recueil d'Abdou Tidjani Serpos, un seul texte répond parfaitement à cette définition et mérite, par conséquent, l'appellation de "nouvelle". Il s'agit Du démon de Minuit.
Ce qui caractérise ce texte, c'est son "authenticité". Il s'enracine dans une aire géographique connue, dans la réalité d'un quotidien vécu par le narrateur "je". Ce "je" n'est pas un conteur racontant un conte mais le témoin d'une aventure. Il le précise à la page 26 : "J'ai cherché Avossê pour avoir le fin mot de cette aventure ( ) Certains lecteurs penseront que c'est une plaisanterie. Peut-être ! Mais de grâce ne traitez pas aussi légèrement cette question si jamais vous venez au Dahomey"
Le Démon de Minuit est aussi une nouvelle en ce sens qu'on y retrouve des personnages appartenant au monde moderne qu'on ne trouve pas dans le conte qui est un récit d'autrefois. Ainsi, on a par exemple un prêtre à la page 25 : "Il se retourna et vit un prêtre précédé de deux enfants de choeur portant religieusement l'extrême onction à un malade."; un catéchiste à la page 26 : "Le maître catéchiste consulté par Avossê, lui répondit ( ) que c'était l'uvre du Diable"; la police à la page 26 : "L'enquête menée par la police n'aboutit à rien".
Les références à des entités territoriales précises et appartenant à une époque plus ou moins récente comme "Porto-Novo", "Cotonou" et "Dahomey" ont pour effet de donner plus de crédibilité, plus d'agrément et plus de réalisme au texte.
Bien que la fin du texte emprunte la formule finale du conte : "L'histoire ( ) court, court toujours ( ) qu'elle aille vite, bien vite, se perdre dans la grande mer des choses oubliées", on peut néanmoins en conclure que Le Dilemme est un recueil qui comporte au moins un texte qu'on peut appeler "nouvelle". Mais qu'en est-il des autres textes?
2. Le Dilemme est-il un recueil de contes? |
Le conte est d'abord un récit bref qui est dit par un conteur à un auditoire. Pour qu'on parle de conte, il faut donc un orateur qui raconte un récit à un public. C'est un genre qui renonce à démontrer la réalité des faits rapportés. C'est un récit où prédominent les faits irréels, extraordinaires, étranges, mystérieux et merveilleux. Son but premier est de divertir mais il peut aussi transmettre un enseignement, une morale, une leçon. Par ailleurs, il y a dans tout conte un manque et la recherche de ce manque débouche sur une épreuve qui se solde par un échec ou un succès. Essayons d'examiner dans quelle mesure Le Dilemme répond à cette définition en nous appuyant sur les fonctions d'objet, de destinateur, de destinataire, de sujet, d'opposants et d'adjuvants proposées par Greimas. [5]
A. Sur le plan de la forme
Les débuts des différents textes montrent une grande diversité. Dès le début du premier texte, Le Dilemme, l'auteur nous montre déjà que le texte qui va être dit est un conte en reproduisant les circonstances de la narration orale du conte. En effet c'est un orateur "papa" qui raconte le texte à un auditoire "les enfants". Le conte ne commence pas par une formule inaugurale mais s'ouvre par une sorte d'introduction qui a pour fonction d'exciter l'intérêt de l'auditoire. Par contre le texte Justice Divine s'ouvre par la formule "Mon conte d'un vol léger file file et va se poser dans l'espace infini, quelque part où siège un grand trône."
Toutes ces formules liminaires révèlent qu'il existe un conteur "je" qui adresse le récit à un auditoire "vous" et que cet orateur s'est approprié le conte; qu'il le considère comme sa création. Les ouvertures des contes Les Trois Amis et Le Sac sont par contre l'antithèse de celles des textes précédents. En effet Le Sac commence par "Il était une fois dit la légende" et l'expression "dit la légende" montre que le conteur refuse toute paternité. Il en est de même pour Les Trois Amis qui commence par trois formules typiques du conte. La première c'est la formule yoruba d'ouverture du conte : "allo? - Allô!". Le récit aurait pu commencer après cette formule mais l'auteur introduit une nouvelle forme : "Ecoutez un conte, une histoire vécue de mon pays, une jolie histoire qu'hier conta Nana Yangan "; et enfin la troisième et dernière ouverture : "Il était une fois un jeune homme ".
La fin des différents textes est aussi variée que leur ouverture. Ainsi Le Dilemme se termine par la leçon à tirer du récit : "C'est au jour du malheur que l'on connaît ses vrais amis." Dans Les Trois Amis on retrouve le même type de conclusion : "L'ami m'a tué, l'ami m'a ressuscité, que faire à l'ami?". Dans Justice divine par contre on a non seulement la morale du conte : " aucun mal ne se perd; tout se paye en ce bas - monde", mais également la formule traditionnelle en signalant la fin : "mon conte finit là, puis s'envolant, il court, court, court et va se perdre dans la mer". Enfin Le Sac s'est terminé sur une longue leçon de morale.
Si la plupart des textes qui composent Le Dilemme font penser au conte, du point de vue de leur forme, c'est avant tout parce que sous les traits du narrateur se cache un conteur qui s'adresse à son public et utilise les éléments qui constituent habituellement l'ossature du conte et les expressions utilisées pour en signaler le début, la fin et la morale qui doit lui être attachée. Une analyse du contenu conduit à une conclusion plus nuancée.
B. Sur le plan du fond
Sur le plan du fond, on note que dans Le Dilemme et Les trois amis, il n'y a aucune intervention du surnaturel, de l'étrange ou du merveilleux qui sont pourtant l'apanage du conte. Par contre dans Justice Divine et Le Sac, on note l'intervention massive du surnaturel et les différents rôles actanciels peuvent être représentés comme suit:
TEXTES | OBJET | SUJET | DESTINATEUR | DESTINATAIRE | ADJUVANT | OPPOSANT |
Le Dilemme | amitié | Tinyékpon | . | Tinyékpon | son ami | Beau - père Bokonon |
Justice divine | la justice | le fils | Dieu le père | les hommes | l'épreuve | la morale |
Les trois amis | amitié | Oni | . | Oni | Achéré | Onika |
Le sac | la sagesse | le prince | la vieille | le prince | le roi, le trésorier, les devins, les magiciens | la vanité du prince, son ambition, son désir insatiable |
Enfin, en Afrique le nom d'une personne peut exprimer un vécu, une philosophie ; peut indiquer le rang ou le jour de la naissance.
Traditionnellement dans l'univers imaginaire des contes, le nom détermine les actes des personnages. Il y a donc dans les contes adéquation entre le nom ou le surnom des personnages et leur caractère ou fonction. Dans les textes d'Abdou Tidiani Serpos, les noms obéissent à ce principe. Ainsi, Tinyékpon porte la nomination de la soumission de ses proches à une épreuve; Achéré est la bonté personnifiée et Onika fait figure d'homme méchant.
Le Dilemme d'Abdou Tidjani Serpos se situe entre le conte et la nouvelle dans la mesure où, à l'exception du Démon de Minuit qui peut être rangé parmi les "nouvelles" les autres textes ont un statut plus ambigü et se rapprochent beaucoup plus du conte. Cette incertitude quant aux classifications des textes ne se retrouve d'ailleurs pas seulement dans l'oeuvre Abdou Tidjani Serpos. Elle appartient à celle de très nombreux auteurs.
3. Une situation qui en rappelle d'autres |
Les contes dans toutes les sociétés, quel que soit leur niveau d'évolution économique, sociale et culturelle, expriment l'imaginaire, la raison collective, les modes de pensée et les valeurs qui régissent les rapports au sein du groupe. Le conte se rapproche de la nouvelle par ses dimensions courtes. Comme la nouvelle, il est issu du récit oral. Toutefois, la nouvelle se distingue du conte par son caractèrc individuel. Elle ne se donne pas comme l'émanation d'une voix collective et ne prend pas racine dans la tradition. De plus la nouvelle met en valeur et en forme l'insolite du quotidien qu'elle emprunte au merveilleux des contes. Elle a donc sa source dans le réel.
Cette différence fondamentale entre conte et nouvelle n'empêche pas la confusion des deux genres. On peut citer par exemple Ngando de Paul Lomami Tchibamba : l'auteur en parle comme d'un "conte" mais le nombre de pages pourrait en faire une longue nouvelle. Il en va de même de Les trois volontés de Malick d'Ahmadou Mapaté Diagne, de La violation d'un pays de Lamine Senghor, de Sarey-ba (conte des temps modernes) d'Ousmane Socé, de Amour de Féticheuse de Félix couchoro et de bien d'autres. On peut également faire cas de certains recueils de nouvelles qui contiennent des textes qu'on peut considérer comme des contes et vice versa. Deux ouvrages illustrent parfaitement cet état de chose : Liaison d'un été, recueil de nouvelles d' Olympe Bhêly-Quenum, dans lequel le texte La Reine au Bras d'Or est plutôt un conte merveilleux ; Les Contes d'Amadou Koumba, recueil de contes de Birago Diop dont le dernier texte Sarzan est une nouvelle. Enfin, parlant de La Fille Têtue de Jean Pliya, Ascension Bogniaho dit que dans le recueil, "le conte ( ) prend parfois l'allure d'une nouvelle". [6]
4. Une situation qui s'explique |
L'imbrication du conte dans la nouvelle et de la nouvelle dans le conte s'explique d'abord par le fait qu'en littérature les limites de chaque produit de la pensée ne sont pas nettes. On n'arrive donc pas à déterminer rigoureusement les contours des genres qui ont été pendant longtemps figés dans des cadres systématiques correspondant à des états de civilisation. Les civilisations se sont modifiées au cours des années provoquant ainsi l'apparition de nouveaux supports de communication. Ces nouveaux supports de communication ont à leur tour abattu les cadres littéraires mis au point par les théoriciens de la littérature. Le résultat de tout ceci est que l'on n'arrive plus à classer clairement les diverses manifestations de la littérature. Ainsi le conte peut prendre l'allure d'une nouvelle, d'une épopée, et même d'un roman.
La deuxième explication est que de nombreux écrivains ont éprouvé le besoin de sauvegarder et de divulguer le trésor des contes africains; de faire du conte oral une uvre littéraire mais aussi de porter témoignage de la vitalité de cette culture traditionnelle. Pour atteindre cet objectif, ils ne se contentent pas d'exhumer la littérature orale traditionnelle; ils ne sont pas de simples collectionneurs qui "condamnent à la redite pure et simple"; [7] mais ils s'affirment véritablement comme les créateurs d'une littérature africaine moderne alliant conjointement l'apport du passé oral aux techniques du présent écrit.
Le résultat est donc une uvre hybride puisque les contes destinés à être dits sont imprimés dans un livre écrit en français. De plus ils constituent un mélange de réalisme et de merveilleux. Par conséquent on ne les distingue plus du genre de la nouvelle. On les désigne par nouvelles, ou nouvelles écrites oralement ou encore contes modernes. Dans son recueil La lune dans un seau tout rouge, Francis Bebey parle même de "diracontes" qui sont "des créations individuelles que leurs auteurs font connaître par écrit"; mais c'est en prévoyant la possibilité de pouvoir être un jour "repris oralement ou dits" que ces "contes modernes" deviennent des "diracontes". [8]
[1] Dans l'introduction à l'ouvrage.
[2] Bibliographie de la littérature béninoise dans le numéro de Notre Librairie consacré à la littérature béninoise.
[3] Revue SEPIA No 16, 1995.
[4] Bilan de la nouvelle d'expression française en Afrique noire, p.35. "Le Dilemme" y est répertorié comme de nombreux ouvrages qui peuvent être rangés dans la catégorie "contes" ou dans la catégorie "nouvelles".
[5] A.J. Gréimas. Sémantique structurale. Paris: Larousse,1966.
[6] Ascension Bogniaho. "Conte oral, conte écrit : dilemme ou jeu d'un écrivain", in Mélanges Jean Pliya. Cotonou: Les Editions du Flamboyant, 1994, p.93.
[7] M.A.M. Ngal cité par Danmênou Adanto dans l'introduction à l'ouvrage.
[8] Francis Bebey. La lune dans un sceau tout rouge Hatier, 1987 cité par Claudine Richard, in Notre Librairie No111, octobre - décembre 1992, p.20.
Ascension Bogniaho. "Conte oral, conte écrit: dilemme ou jeu d'un écrivain", in Mélanges Jean Pliya. Cotonou: Les Editions du Flamboyant, 1994, p.93.
A.S. Greimas. Sémantique structurale. Paris: Larousse, 1966.
Guy Ossito Midohouan et Mathias Dossou. "Bilan de la nouvelle d'expression française en Afrique noire".
Notre Librairie, n0111, octobre - décembre 1992.
Notre Librarie, n0124, octobre - décembre 1995.
Revue SEPIA, n016, 1995.
Serpos Abdou TidjaniTIDJANI. Le Dilemme. Paris: Silex/ACCT, 1993.