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Emmanuel DONGALA
Bard College, New York & Simon's Rock College, Massachusetts
Simon's Rock College, Massachusetts
J'ai été très heureux de voir le nombre et la qualité des textes présentés en réaction à mon article « Dégager l'horizon : la science, les sciences humaines et l'Afrique ». Je les ai tous lus avec attention et je sors de leur lecture avec le sentiment que cet échange n'a pas été vain. Comme le veut ce genre d'exercice fait pour susciter des discussions, j'ai sans doute été un peu excessif dans mes propos en affirmant que les chercheurs travaillant en Afrique dans les domaines des sciences humaines devrais-je plutôt dire en sciences sociales ? ne nous offraient « que des variations sur des vieux thèmes mille fois ressassés depuis l'indépendance » et le non-spécialiste des sciences humaines que je suis et avec moi j'espère beaucoup d'autres a trouvé dans ces textes des esquisses de réponses ; ou alors, certaines des interrogations que j'ai soulevées ont été reprises en les recadrant et en les reposant mieux que je ne l'avais fait. En tout cas, des historiens aux géographes, des critiques littéraires aux sociologues et aux philosophes, ces textes montrent bien qu'il existe ce frémissement de la pensée que je disais ne pas percevoir chez les chercheurs africains et africanistes en sciences humaines. Mon seul regret est de ne pouvoir répondre individuellement à chacun d'eux car il me faudrait pour cela un article aussi long que le premier. Cependant, sans vouloir reprendre les arguments que j'ai présentés dans mon texte original, j'aimerais faire quelques commentaires sur certains points soulevés dans les différents textes.
Je continue à penser que la « vérité » des sciences humaines prime sur celles des sciences. Cela ne veut pas dire qu'elle lui est supérieure ; une vérité ne peut pas être supérieure à une autre. Je veux tout simplement dire par cela que c'est l'optique offerte par les sciences humaines qui colore les grandes décisions de la société, y compris les priorités de la recherche scientifique. Les idées du président Thabo Mbeki sur le sida, malgré leur inanité scientifique, ont primé sur l'avis des scientifiques sud-africains, tout comme les idées du Pape sur l'utilisation du préservatif auprès des catholiques pratiquants. La « vérité » politique du président Bush s'est imposée contre celle de l' American Physical Society qui a officiellement émis des doutes quant à l'efficacité d'un bouclier anti-missiles du genre « star wars ». Il ne faudrait donc pas que les chercheurs des sciences sociales se défaussent de leurs responsabilités.
Loin de moi aussi de penser que le chercheur scientifique n'a pas d'éthique. Si la méthode scientifique est amorale un nazi suivra le même protocole qu'un communiste pour analyser un spectre de résonance magnétique nucléaire le chercheur scientifique est un agent social ; il a ainsi des obligations éthiques et morales non seulement vis à vis de sa profession par exemple honnêteté et rigueur dans ses observations mais aussi vis à vis du milieu dans lequel il vit. Il doit être un acteur actif de la société civile. Décider de faire la recherche sur une arme biologique plutôt que sur le sida, utiliser des cellules souches à des fins thérapeutiques plutôt que pour un clonage humain sont des choix politiques voire éthiques, mais non scientifiques. Le docteur Woutter Bason est aussi responsable que Peter Botha. Les scientifiques africains qui acceptent passivement de travailler dans des projets nuisibles à la population sont aussi responsables que les décideurs.
Le problème de la situation inégalitaire de la femme est réel en Afrique et en faire un problème majeur n'est pas « une imposture et une ruse derrière laquelle l'impérialisme veut simplement étendre son emprise. » Le texte d'Angèle Bassolé me conforte dans cette analyse.
La professeure Mukherjee fait bien de rappeler que « provincialiser l'Europe » est le titre du livre de l'historien indien Dipesh Chakravarty. En effet c'est chez ce pionnier du « sulbartern theory » que j'ai emprunté le terme. « There is so much of West already within us » écrit-elle. Comme cela est juste ! Le premier pas dans « l'africanisation de l'Afrique » ou plutôt dans sa « re-africanisation » après plus d'un siècle de dépossession est d'abord d'assumer cette double conscience dont parlait W.E. Dubois au sujet des Africains-Américains et que Ambroise Kom reprend si justement, en rappelant que nous sommes des Africains profondément marqués par l'Euramérique. Le piège à éviter est évidemment celui de définir nos nouveaux paradigmes sans tenir compte de l'Occident ou par rapport à l'occident. Le résultat serait soit un repli essentialiste et réactionnaire sur nous-mêmes (rappelez-vous « l'authenticité » de Mobutu ou certains délires de l'Afrocentrisme) soit un déni systématique et obscurantiste des apports incontournables de l'Occident à l'humanité. Si la Chine ou le Japon ne présentent pas cette schizophrénie de manière aussi aiguë que l'Afrique (ou l'Inde), c'est peut-être dû au fait qu'ils ont eu un rapport différent du nôtre au phénomène colonial, comme le suggère le professeur Balusabramanian. Dans ce débat, il est bien de savoir que le message de Senghor sur le métissage est toujours d'actualité.
Je ne reviendrai pas sur les problèmes épistémologiques que certains ont abordé car elles n'entrent pas vraiment dans l'interpellation que j'ai faite à l'endroit des sciences humaines. Je dirai tout simplement que bien sûr la science actuelle travaille sur les systèmes complexes et en tant que chimiste je citerai les travaux de Prigogine par exemple. Mais que l'on ne s'y trompe pas, la méthode scientifique repose encore sur la bonne vielle méthode cartésienne et sur le principe du rasoir d'Occam.
L'un des résultats gratifiants de cet échange a été de constater que, mieux que la « grande réponse » que je réclamais, j'ai trouvé une réponse adéquate à l'une de mes interrogations, celle du sens à donner à la notion de modernité en Afrique. Une réponse adéquate pour moi déformation de chimiste peut-être est une réponse opérationnelle en vertu de sa simplicité et de sa clarté.. La modernité en Afrique c'est tout simplement, tout bêtement, ce que Da Silva définit dans son texte comme « full access to water, electricity, education and health care to all people who live in the various political and spatial units we have come to know as Africa » , complété par ce qu'écrit Mukherjee « belief in human equality (regardless of gender, race, caste,class ), faith in the rule of Law, implicit acceptance of dignity of labour ». N'est-ce pas pour cela que nous œuvrons tous tant que nous sommes, écrivains, chercheurs en sciences sociales ou en sciences dures, au-delà de nos rhétoriques et de nos querelles ? Le reste ne suivra qu'une fois que ce minimun sera atteint car comme l'écrit encore Da Silva, « Great ideas, great themes are more likely to germinate in the minds of healthy, well-fed people ».
L'on m'objectera que cette notion de modernité que je semble découvrir existe depuis bien longtemps et mon ignorance vient du fait que je suis béotien en matière de sciences sociales. Justement, c'est cela l'une de mes querelles. Les chercheurs en sciences sociales doivent cesser d'être des savants commerçant entre eux, en circuit fermé et dans le jargon de leurs publications spécialisées. Si des physiciens ou des biologistes arrivent à mettre à la disposition du grand public des idées aussi ésotériques que le temps relativiste (Hawking) ou la théorie de l'évolution (Stephen Jay Gould) ou encore la complexe molécule d'AND (Watson) les chercheurs en sciences sociales peuvent aussi démocratiser les nouveaux paradigmes qui émergent de leurs récents travaux. Il est capital qu'ils vulgarisent leurs idées afin qu'elles fassent partie du champ quotidien de la politique et de l'économique. Leur faillite jusqu'ici, est d'avoir laissé la jeunesse africaine continuer à penser que leur continent est victime d'une fatalité et qu'il n'y a pas d'autres voies de sortie, d'autres alternatives que celles dictées de l'Occident par la Banque Mondiale et le FMI.
Emmanuel DONGALA est né en 1941, de père congolais et de mère centrafricaine. Il a enseigné à l'université de Brazzaville, une ville qu'il a dû quitter lors de la guerre civile qui a ravagé le Congo en 1997. Il est aujourd'hui professeur de chimie à Bard College, New York, et de littérature africaine francophone à Simon's Rock College, dans le Massachusetts. Il a publié cinq ouvrages : Un fusil dans la main, un poème dans la poche (roman, 1973) Jazz et vin de palme (nouvelles, 1982) Le feu des origines (roman, 1987) Les petits garçons naissent aussi des étoiles (roman, 1988) Johnny Chien Méchant (roman, 2002). Emmanuel DONGALA est le lauréat du prestigieux Prix Fonlon-Nichols 2003 (excellence littéraire). |