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Emmanuel DONGALA
Bard College, New York & Simon's Rock College, Massachusetts
Quand on regarde le monde qui nous entoure à l'orée de ce XXIe siècle, l'on ne peut qu'être émerveillé voire étourdi par les transformations spectaculaires opérées sur notre planète par la science[1], ce rameau particulier de la pensée qui, au cours de l'histoire, a acquis son autonomie en se détachant de la philosophie et de le religion. Certes, cette forme de pensée existait dans toutes les cultures humaines, mais avant son autonomisation au XVIIe siècle, en Europe, elle était dispersée ou noyée dans l'ensemble des autres connaissances. Désormais délivrée de toute contrainte philosophique, morale ou politique, elle a pu déployer et démontrer l'efficacité de sa méthode, la méthode scientifique, que l'on peut résumer très brièvement en ces termes : sélection d'un objet spécifique d'étude, adoption d'un projet cognitif en son endroit, et vérification de ses hypothèses de travail par l'expérimentation, tout en gardant à l'esprit qu'une hypothèse vérifiée ne restera vraie que tant qu'elle n'aura pas été falsifiée ou réfutée par une autre expérience. Ce principe de falsifiabilité ou de réfutabilité est fondamental à la méthode car cela veut dire qu'en science il n'y a pas de vérité absolue, puisque celle-ci peut être remise en cause et même être abandonnée si une seule expérience cruciale venait à la contredire. A contrario, même si des centaines d'expériences ont vérifié et étayé une théorie, elles n'auront pas fait de celle-ci une vérité absolue, cette théorie étant toujours à la merci d'une possible expérience décisive qui pourrait l'infirmer.
Ainsi donc, contrairement aux apparences, les certitudes scientifiques sont plus changeantes que celles de la religion ou de certains dogmes philosophiques et politiques. C'est dans cette dialectique de « conflits de vérités » que la science s'irrigue de nouvelles idées, s'innove et progresse.
Cette vérité scientifique, a cependant valeur universelle pour le temps pendant laquelle elle est établie, c'est-à-dire qu'elle est valable pour tout l'univers. Les propriétés de l'atome d'hydrogène décelées dans un laboratoire au Congo seront les mêmes que celles des atomes d'hydrogène dans la nébuleuse d'Orion à des millions d'années-lumière de là et de la même manière, la consommation d'oxygène par les cellules au cours du métabolisme se fera de la même façon chez un Japonais que chez un Xhosa.
En appliquant donc sa méthode, la science et les technologies dérivées ont non seulement donné des résultats spectaculaires en elles-mêmes, mais plus encore, grâce aux bienfaits qu'elles ont apportés à l'humanité, ont fait de notre Terre une planète matériellement plus conviviale. L'on peut citer, dans le désordre, la découverte de nouveaux médicaments, le traitement de nombreuses maladies (la polio et la variole par exemple ont été éradiquées de la planète, la recherche sur le Sida et le paludisme continuent à avancer), les thérapies cellulaires et génétiques, la découverte de nouvelles sources d'énergie, les nouvelles méthodes de communication, les nanotechnologies. Fait tout aussi important, la culture scientifique est sortie des laboratoires pour imprégner la société toute entière. Les centaines de milliers de sages-femmes qui dans les campagnes africaines se lavent les mains au savon avant de délivrer un enfant, les villageois qui savent qu'il ne faut pas creuser des latrines en amont d'une source d'eau potable, tous pratiquent la science même si beaucoup d'entre eux, tout comme le célèbre Monsieur Jourdain avec la prose, n'en sont pas conscients. La science a aussi changé fondamentalement la façon de regarder et de penser le monde dans tous les domaines, de la philosophie aux arts en passant par le sport. Enfin, qu'on ait tant soit peu l'esprit poétique, on ne peut rester indifférent aux symétries complexes des images fractales générées par ordinateur ou à la spectaculaire beauté des étoiles qui explosent et aux galaxies en collision telles que nous les révèlent le télescope spatial Hubble. Face à ces constats, il ne fait plus aucun doute que la science a rempli son contrat avec l'humanité et, irrépressible, elle continue à repousser les frontières de la connaissance et à améliorer les conditions matérielles de notre existence.
Cependant, face à ces succès incontestés de la science, force est de constater que de plus en plus de voix se sont élevées et s'élèvent encore pour faire son procès et dire son échec en arguant qu'elle n'a pas été capable d'apporter une réponse globale aux problèmes de base qui se posent à la majorité de la population de la planète. Face à la faim, face aux guerres, face à la pollution et à la déforestation, face aux clonages d'humains et aux organismes génétiquement modifiés , on n'entend souvent qu'un cri : « Accusée, Science, levez-vous ! Vous nous aviez promis le bonheur, et voilà que vous nous apportez les déchets toxiques, l'arme nucléaire, la destruction des écosystèmes vivants et non-vivants, vous creusez l'écart entre les riches et les pauvres... ! ». Ces cris d'orfraie ne sont pas poussés par les seuls non-scientifiques qu'on peut excuser en pensant qu'ils ignorent l'objet véritable de la science , mais l'on trouve parfois parmi ces cassandres des scientifiques de renom ; c'est à croire que ces derniers ont oublié la problématique et de leur discipline et de sa pratique.
Faire un tel procès à la science c'est ignorer que depuis le milieu du XXe siècle, aucun scientifique sérieux ne pense plus que la science est le vecteur essentiel du « progrès » humain. Il fut un temps, il est vrai, en particulier au cours du XIXe siècle où, face aux progrès foudroyants de cette manière d'appréhender le monde, des scientifiques se sont crus les seuls dépositaires de la raison et de la vérité et ont laissé leur enthousiasme se transformer en une idéologie qui s'apparentait plus à la métaphysique qu'à la physique. Cette idéologie scientiste proposait même de remplacer le culte de Dieu par celui de la Science avec un S majuscule, ce Dieu dont Nietzsche allait d'ailleurs annoncer la mort puisque devenu inutile. Pour ces scientistes, la science était en voie de résoudre tous les problèmes de l'humanité la faim, la pauvreté, les maladies, etc. , elle était en train d' apporter la civilisation aux peuples sauvages (justifiant ainsi à sa manière la colonisation), et pourquoi pas, apporter le bonheur à l'homme pour peu que l'on puisse « organiser scientifiquement l'humanité » comme l'écrivait Renan dans L'Avenir de la science. Plus encore, si au XVIIe siècle Descartes se contentait modestement de penser que la science allait permettre de maîtriser la nature, Marx, au siècle du rationalisme triomphant donnait à celle-ci la mission de transformer le monde et de créer un homme nouveau. Pas moins !
Ces idées ont été abandonnées depuis longtemps et l'on est effaré par la paresse intellectuelle de ceux qui pensent encore que c'est ainsi que les scientifiques conçoivent leur travail et leur rôle. C'est comme si l'on disait qu'il y avait des hommes et femmes de science aujourd'hui, au XXIe siècle, qui croient encore que la Terre est au centre de l'univers, que le soleil tourne autour d'elle et qu'elle est plate.
Encore une fois, aucun homme ou femme de science depuis le milieu du siècle dernier et encore moins en ce début de siècle ne croit plus en une mission humanitaire de la science, ou que l'objectif de la science est d'apporter une réponse aux problèmes sociaux de l'humanité, sauf peut-être quelques cas isolés comme un C.P. Snow, qui, dans son livre de 1959, « The Two Cultures » , pensait que la science occidentale allait résoudre les problèmes de la pauvreté en Afrique et dans le tiers-monde avant la fin du XXe siècle. Demander à la science d'offrir ce qu'elle ne revendique pas équivaut à demander à une poule de pondre des œufs d'autruche, ce qui n'est pas dans sa nature.
Le véritable problème réside dans le fait que le prestige de la science est tel qu'elle a colonisé toutes les autres formes de pensée et de création. Son aura est telle qu'elle rejaillit non seulement sur ceux qui ne font qu'appliquer ses résultats de façon routinière tels les milliers d'experts et de techniciens que l'on envoie en coopération auprès des pays Africains, mais aussi, paradoxalement, pousse ceux-là mêmes qui lui attribuent tous les maux et dysfonctionnement de nos sociétés à la mythifier. Ceci explique en partie pourquoi beaucoup de chercheurs en Lettres et Sciences Humaines, les sciences dites « molles », trouvent souvent le besoin d'émailler leurs publications de signes extérieurs de scientificité parfois mal assimilés. A côté des textes denses mais totalement lisibles d'un Edgar Morin ou d'un Bourdieu, combien de textes ne trouve-t-on pas chargés d'un jargon jargonnant et pseudo scientifique ?[2] Certes, il y a des zones frontières, des lieux de rencontres fructueux entre des champs différents, comme par exemple entre la linguistique et les nouvelles technologies de traduction automatique et de reconnaissance vocale, ou encore entre certains modèles en économétrie voire en sociologie, en histoire ou en psychologie et les outils mathématiques ou techniques statistiques offerts par les plus récents logiciels scientifiques. Cela n'est pas à confondre avec l'amalgame et les rapprochements hâtifs, le tout paré d'un vocabulaire pseudo scientifique à la mode. Ce discours obscur ajoute en retour une opacité mythique à la science, occultant ainsi l'une de ses caractéristiques essentielles, sa totale transparence et sa totale lisibilité.
Ce que beaucoup de chercheurs en Lettres et Sciences Humaines ont tendance à oublier, c'est que la méthode scientifique qui a permis à la science d'avoir une telle capacité prédictive et opératoire lui impose en retour des limitations importantes. Malgré les tentatives actuelles d'étudier la complexité en utilisant des paramètres systémiques (théorie du chaos, recherches sur l'aléatoire), la démarche scientifique repose encore essentiellement sur la méthode cartésienne qui consiste à « découper le problème en autant de parties que possibles, en avançant du plus simple au plus compliqué ». La science réduit, simplifie, fait des approximations, idéalise, et selon le principe du « rasoir d'Occam », de deux explications possibles d'un phénomène, elle choisit la plus simple, Sancta simplicias. D'autre part, en éliminant systématiquement ce qui n'est pas quantifiable Galilée proclamait : « le Livre de la Nature est écrit en langage mathématique » elle repousse hors de son champ d'investigation certaines réalités fondamentales à l'existence des sociétés humaines. Enfin, la méthode scientifique trouve son efficacité en disjoignant sa pratique de toute conscience éthique et n'intègre pas la subjectivité du sujet pensant. Or ce sont là des démarches contraires à celles des cultures humaines qu'étudient les Lettres et Sciences Humaines où le réductionnisme n'est pas toujours possible. L'universalité homogène de la science ne permet pas d'accéder à cette autre universalité, celle kaléidoscopique, multiple, variée, chatoyante, des Lettres et Sciences Humaines. Pour reprendre l'exemple de l'atome d'hydrogène : quand on connaît les propriétés de l'un, on en connaît à coup sûr celles de tous les trillions d'autres qui peuplent l'univers. Par contre, savoir comment un Américain réagit devant la mort n'implique pas nécessairement que l'on pourra prédire comment se comportera un Tibétain ou un Pygmée devant le même évènement. Les représentations de l'homme ou de la femme dans la société, les structures politiques, économiques et sociales doivent prendre en compte simultanément toutes les forces multiples qui les traversent, dans toute leur dynamique et leur complexité. Seules les Lettres (je pense en particulier à la littérature) et les Sciences Humaines peuvent le faire. Compris ainsi, les chercheurs des Lettres et Sciences humaines n'auront plus de raison de prendre les sciences dures comme source de légitimation. Les « vérités » des cultures humaines ne sont pas les mêmes que la « vérité » scientifique, elles la transcendent en même temps qu'elles la subsume. Ils doivent comprendre que les Lettres et Sciences Humaines priment sur la science en ce sens qu'elles cherchent à élucider ce qui fait notre spécificité dans l'univers, c'est-à-dire notre humanité. Or aucune description du monde dans lequel nous vivons ne peut être complet sans cette dimension de « l'homme », à savoir, ses souffrances, ses angoisses, son sens de la beauté, bref son sens même de l'existence. Les Lettres et Sciences Humaines nous fournissent les cadres d'interprétation qui nous permettent d'élaborer nos projets de société, des grilles de lectures qui, une fois appliquées, auront des conséquences plus déterminantes que la science. La science n'a jamais dirigé le monde, les nations ne sont jamais allées en guerre pour des divergences scientifiques, alors qu'elles se sont entretuées pour des divergences économiques, politiques ou...sentimentales. La découverte de la matière noire ou d'une nouvelle galaxie, l'élaboration d'une nouvelle théorie physique réconciliant la relativité et la mécanique quantique nous émerveillera mais n'aura aucun impact sur le racisme dans le monde, sur l'extrémisme religieux ou sur l'excision des femmes dans certaines sociétés africaines au contraire d'une théorie économique, sociologique ou politique.
Si, comme indiqué plus haut, les Sciences Humaines ne doivent pas chercher leur légitimité dans les sciences « dures », elles ne peuvent en revanche ignorer l'impact de celles-ci sur la société et les bouleversements qui en résultent. C'est ce qui fait tout l'intérêt des travaux effectués par les chercheurs en Occident et en Asie (je pense à l'Inde en particulier). Pour ne parler que de l'Occident, les récentes théories et applications de la science irriguent sans cesse les travaux de ses chercheurs, leur permettant ainsi de livrer des lectures novatrices pertinentes à l'analyse des faits contemporains. Ainsi, l'on ne peut plus penser la démocratie et les droits privés du citoyen en ignorant l'informatique, l'on ne peut plus parler de l'éthique en ignorant le génie génétique et la biotechnologie, ni du droit commercial en ignorant l'Internet. C'est là où le bât blesse lorsque l'on regarde la situation de la recherche en Sciences Humaines en Afrique.
Quand je regarde mon continent d'origine, l'Afrique, je ne sens pas un tel frémissement dans le renouvellement de la pensée. Les travaux de nos philosophes, sociologues, politologues, économistes et j'en passe ne sont dans leur majorité que des niches particulières à l'intérieur des champs définis par les chercheurs occidentaux. Je dis cela parce que voilà plus de trois décennies que je cherche en vain dans leurs travaux les propositions théoriques qui nous permettront de comprendre les raisons de la faillite du continent dans presque tous les domaines. Pourquoi, depuis la fin de la colonisation, l'Afrique vient en dernière position dans tous les paramètres utilisés par l'ONU pour évaluer le progrès économique, l'éducation, la santé, bien loin derrière le Sud-Est asiatique par exemple, alors qu'au moment de la décolonisation, au début des années soixante, les deux régions avaient pratiquement les mêmes indices économiques ? Pourquoi la modernisation de l'Afrique (informatisation, téléphones portables, télévisions satellitaires, etc.) se fait-elle sans modernité ? Pourquoi la greffe de la démocratie n'a-t-elle pas pris ou pourquoi continuons-nous à avoir tous les signes extérieurs de la démocratie sans pour autant avoir la démocratie ? Pourquoi dans un continent où la survie dépend si fortement du travail des femmes en particulier dans les zones rurales la femme n'a-t-elle toujours pas la place qui lui revient, colloques, conférences et séminaires nonobstant?
Les réponses ne peuvent provenir que des chercheurs en Sciences Humaines. Mais au lieu de nous offrir de nouveaux paradigmes appropriés, leurs travaux ne nous offrent que des variations sur des vieux thèmes mille fois ressassés depuis les indépendances. L'on peut avancer quelques hypothèses sur ce manque d'originalité. On peut penser que ces chercheurs sont effarouchés par le mythe de la science, ou plutôt de ce que Edgar Morin appelle la « technoscience », derrière laquelle se cachent la puissance et l'hégémonie de l'Occident ; du coup ils n'osent plus affirmer la primauté de leurs travaux et laissent ainsi le champ libre aux diktats et modes de pensée des grandes sociétés (capitalistes) occidentales ou des institutions comme le FMI, avec ses fameux ajustements structurels qui n'ont jamais sorti un pays de la pauvreté, bien au contraire, si l'on regarde le cas de l'Argentine en ce moment même. Il en est de même pour la démocratie. Le manque de réflexions théoriques émanant des sociétés africaines favorise les tyranneaux locaux. La confusion de la démocratie avec ses signes extérieurs multipartisme, élections, etc. permet facilement aux hommes au pouvoir de la détourner en truquant « scientifiquement » les élections et en créant plusieurs partis « alimentaires ». Et entre une démocratie qui promet le développement économique mais n'apporte que des guerres civiles et la pauvreté et un bon petit dictateur qui apporte à manger et de quoi se vêtir ou se soigner, comment s'étonner que le bon peuple préfère le dernier ?
L'on pourrait me rétorquer qu'aucune grande découverte scientifique non plus n'a été faite par les chercheurs des sciences « dures » en Afrique, ni dans le domaine de la physique, de la chimie de la biologie et des technologies ; que la recherche sur le Sida ou le paludisme se fait essentiellement en Occident. Il ne faudrait pas se tromper et faire une fausse symétrie entre les deux domaines. La différence fondamentale réside dans le fait que les théories et pratiques scientifiques sont directement transférables, alors que celles des sciences humaines ne le sont pas. Pour les chercheurs en sciences, le problème n'est que « quantitatif » alors que pour les sciences humaines il est « qualitatif ». Le jour où les conditions matérielles seront réunies financement, constructions de laboratoires, équipement les dizaines de milliers de jeunes chercheurs africains et de la diaspora africaine, chimistes, physiciens, informaticiens, chercheurs médicaux et autres pourront du jour au lendemain transférer leur savoir-faire sur leur continent. On ne peut en dire autant pour les Sciences Humaines. Comme Fanon l'avait déjà remarqué en son temps dans un autre contexte, l'on ne voit pas un psychanalyste freudien ou lacanien appliquer telle quelle sa méthode avec succès auprès d'un hystérique Kongo ou Yakoma. Ou un juge américain régler un divorce chez les Bamilékés. Cependant pour que ce savoir-faire soit bien utilisé et non pas dilapidé, pour déterminer ses priorités et les modalités de son utilisation, il faut à ces scientifiques les projets de société élaborés par les Sciences Humaines.
Voilà pourquoi j'indiquai plus haut que la vérité des Sciences Humaines priment sur celle des sciences. Le docteur Folamour est un bon thème de science fiction, mais dans la réalité un savant fou dans son laboratoire ne peut menacer le monde que s'il y a un Hitler pour le soutenir, ou un régime politique comme celui d'apartheid en Afrique du Sud pour l'existence d'un docteur Wouter Basson, ce médecin qui développait des armes chimiques ou biologiques supposés s'attaquer spécifiquement aux Noirs.
Je suis donc plus effrayé par un politicien ou un philosophe fou que par un savant fou dans son laboratoire .La conséquence de cette attente non satisfaite des chercheurs en Lettres et Sciences Humaines est qu'elle a poussé quelques scientifiques a croire qu'ils pouvaient se substituer à eux. Il est naïf de croire que l'on peut transformer sans autre forme de procès la réalité du laboratoire en réalité sociale. Un brillant physicien ou biologiste ne transporte pas la rigueur de sa discipline une fois hors de son laboratoire, bien au contraire ; ignorant la complexité de l'univers kaléidoscopique des sciences de l'homme, il peut commettre les bourdes les plus incroyables. C'est le cas de Lyssenko qui voulut prouver la justesse de la dialectique marxiste par la génétique ou ces nombreux physiciens qui se lancent dans des élucubrations philosophiques contribuant à la vogue « New Age », à moins que l'on ne considère l'expérience politique de Margaret Thatcher, chimiste de son état, comme une réussite exemplaire. Einstein lui, en scientifique qui savait que l'on ne pouvait pas transférer sa compétence d'un domaine à un autre, avait refusé la présidence de l'Etat d'Israël qu'on lui offrait.
C'est en considération de tout ce qui précède que j'interpelle les chercheurs en Lettres, en Sciences Humaines, Juridiques, Economiques et Politiques travaillant en Afrique ou sur l'Afrique pour qu'ils s'attèlent à la tâche de nous offrir des nouveaux paradigmes qui nous serviront de cadres ou des grilles de lecture qui nous permettront d'avoir un regard autonome sur nos sociétés. Cela nous aidera à dégager notre horizon bouché par tous les rebuts hétéroclites hérités de la colonisation et nous guidera dans l'élaboration des stratégies opérationnelles et de nouvelles praxis.
J'aimerais qu'ils abordent en tout premier ces quatre questions urgentes :
1. Qu'entend-on par la notion de « développement »? Pourquoi
la modernisation de l'Afrique est-elle en train de se faire sans
modernité ? En d'autres termes, est-il possible « d'africaniser
» la modernité en « provincialisant » l'Europe,
c'est-à-dire en utilisant des catégories dont les
référentiels ne soient pas d'Occident ? 2. Comment peut-on imaginer la démocratie en Afrique ? Comment aller au-delà des signes extérieurs de la démocratie (élections, multipartisme, etc.) habilement détournés par les pouvoirs en place, en intégrant par exemple les usages communautaires ? Sachant également que la démocratie n'est pas nécessaire au développement comme l'ont prouvé Pinochet au Chili, Lee Kuan Yew à Singapour ou encore la Chine de Deng Tsiao Ping, peut-on offrir des arguments intrinsèques à la démocratie pour montrer qu'elle est nécessaire à l'Afrique et aux Africains ? 3. Comment s'attaquer fondamentalement aux obstacles structurels cachés des sociétés africaines, qui continuent à pérenniser la situation inégalitaire des femmes ? Comment aller au delà des simples résolutions des conférences, des articles inscrits dans les constitutions, et mettre à nu les problèmes que le mouvement féministe occidental ne peut appréhender ? 4. Enfin, la grande question existentielle que je ne formule qu'en pointillé, puisque je ne sais pas très bien comment l'exprimer. Cheick Hamidou Kane, écrivain, la posait déjà au milieu du siècle dernier dans son livre, L'Aventure ambiguë : l'universalisme, est-il vraiment une notion « universelle » ou cache-t-elle l'impérialisme de l'Occident ? Le centre qui organise le monde actuel étant l'Occident, l'Afrique risque-t-elle de se retrouver parmi les laissés pour compte de l'inévitable globalisation si l'on n'embrasse pas cet universalisme ? Ou alors, doit-on et peut-on définir autrement cet universalisme pour qu'on puisse se l'approprier sans y perdre son âme ? Le message de Senghor, celui du métissage est-il encore d'actualité dans un monde où certains parlent de « choc des civilisations » ? |
Voilà les points sur lesquels j'attends quelques grandes réponses. Cela est possible. L'innovation juridique qu'a apportée la « Commission Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud en est un exemple. Il ne s'agit pas de réponses définitives ce qui serait impossible et « antiscientifique », mais de grandes idées, de grands thèmes que l'on pourra débattre, contester, améliorer, comme le fut en son temps la Négritude, le Panafricanisme, l' « Ujamaa » de Julius Nyerere. Nous avons besoin de nouveaux paradigmes. Notre paysage intellectuel est désert, il n'y a plus de grands débats, de grands combats. Seules les créations littéraires et artistiques (musique, arts plastiques) ont apporté quelque chose de nouveau. Par la lumière crue et sans complaisance qu'ils ont braquée sur nos sociétés, les écrivains d'Afrique nous ont permis de confronter de façon salutaire ces zones d'ombres qui seraient restées autrement occultées et nous ont obligés à repenser nos sociétés. Il est de la tâche des chercheurs et praticiens des Sciences Humaines de faire leur part de travail. Notre sortie de la pauvreté, notre marche vers le bonheur et vers la sécurité psychologique et existentielle dépendent de ces réflexions plus qu'elles ne dépendent de la découverte d'une nouvelle particule élémentaire.
L'on peut comparer la science au moteur d'un véhicule. Ceux qui tiennent fermement le volant de ce véhicule pour le conduire là où il faut sont ceux qui officient dans le domaine des Lettres et Sciences humaines. Il faudrait bien qu'ils sachent que l'avenir de l'humanité est entre leurs mains et la science, efficiente, amorale, a pour tâche de les propulser sur les chemins qu'ils auront choisis.
Notes
[1] Pour des raisons de brièveté, j'entends ici par « science » les sciences dites « dures » (sciences exactes, sciences naturelles, sciences de la vie), ainsi que les techniques et les technologies qui en dérivent. De même j'inclus dans les Sciences Humaines, les sciences sociales et les sciences juridiques.
[2] Voir à ce sujet le livre de Sokal et Bricmont, Impostures intellectuelles, Le Livre de poche 4276, qui en donne un savoureux florilège.
Emmanuel DONGALA est né en 1941, de père congolais et de mère centrafricaine. Il a enseigné à l'université de Brazzaville, une ville qu'il a dû quitter lors de la guerre civile qui a ravagé le Congo en 1997. Il est aujourd'hui professeur de chimie à Bard College, New York, et de littérature africaine francophone à Simon's Rock College, dans le Massachusetts. Il a publié cinq ouvrages : Un fusil dans la main, un poème dans la poche (roman, 1973) Jazz et vin de palme (nouvelles, 1982) Le feu des origines (roman, 1987) Les petits garçons naissent aussi des étoiles (roman, 1988) Johnny Chien Méchant (roman, 2002). Emmanuel DONGALA est le lauréat du prestigieux Prix Fonlon-Nichols 2003 (excellence littéraire). |