Clémentine M. FAÏK-NZUJI
Université catholique de Louvain
Cher Collègue, lorsque Jean-Marie Volet m'a invitée à participer à une discussion que vous introduiriez autour d'une réflexion sur « la relation des sciences exactes et des sciences humaines », j'ai accepté avec beaucoup d'enthousiasme. Afin de ne pas lire votre texte comme un écrit isolé et de le situer dans un courant de pensée de notre temps, j'ai relu entièrement le numéro 14 de Mots Pluriels, consacré au thème « Savoir et légitimité ». Dans le même esprit, j'ai relu d'autres articles publiés dans la même revue qui offre de temps en temps un espace de dialogue aux universitaires de renom et d'horizons variés. Je vous livre en douze points mes impressions qui, compte tenu de l'ensemble de ces lectures, débordent du cadre de votre texte.
1. J'espérais trouver, dans les documents précédents et dans l'échange annoncé, des éléments concrets qui m'informeraient de la possibilité de l'émergence, dans le milieu intellectuel africain, d'un « projet intellectuel » original. « Projet intellectuel » implique, pour moi :
2. Or, la lecture de votre document comme de ceux mentionnés ci-dessus, au lieu de me donner l'élan qui m'inciterait à entrer avec empressement dans le jeu, éveille en moi une sourde inquiétude quant à l'avènement d'un tel « projet intellectuel » de la part des élites d'Afrique.
3. Votre propre texte me fournit la phrase qui traduit le mieux mon sentiment chaque fois qu'un espace de parole est offert aux intellectuels africains : « au lieu de nous offrir de nouveaux paradigmes appropriés, ils ne nous offrent que des variations sur des vieux thèmes mille fois ressassés depuis les indépendances. »
4. Est-il vraiment utile, à l'heure actuelle, de discuter de la primauté de telle discipline sur telle autre, ou de prouver les qualités des sciences humaines comme pour convaincre ou pour rassurer vos collègues exerçant dans ces disciplines ? C'est depuis déjà quelques décennies que dans les universités, comme dans certains secteurs de la vie, on a pris conscience de l'importance de la complémentarité des disciplines et de la nécessité de fonder le savoir sur l'interdisciplinarité.
5. Faire le relevé que vous demandez « quand vous regardez l'Afrique [...] » ne serait-ce pas faire un vain et regrettable retour sur le passé ? Comment, d'ailleurs, y répondre sans dresser une liste de philosophes, sociologues, linguistes, politologues, etc. qui auraient prouvé d'une manière ou d'une autre qu'ils n'étaient pas médiocres. Je crains qu'une telle démarche n'éveille certains souvenirs de l'époque où nos pères devaient prouver par quelque exploit et sur commande, qu'ils étaient des êtres humains capables de penser.
6. Dans mes connaissances, je ne compte pas de « chercheurs africains en sciences humaines effarouchés par le mythe de la science ». Par contre, je connais un grand nombre d'Africains dont le projet de vie est dirigé par le mythe du diplôme universitaire, le mythe du doctorat coûte que coûte. C'est dire que le problème de l'élite africaine, quelle que soit sa discipline, est ailleurs et a pour noms décalage, manque de confiance en soi.
7. Les problèmes des intellectuels africains semblent prendre racine dans un double hiatus.
8. S'attarder sur des constats d'incapacité ne construit pas l'Afrique. Pour ma part, je crois qu'il y a possibilité de remédier à cette situation, due en grande partie à la mentalité des universitaires africains et à l'idée qu'ils se font du diplôme dont ils sont titulaires, idée qui fait que beaucoup ont du mal à lancer un pont entre la base et eux. Je m'explique :
9. Depuis des décennies que les progrès des études psychologiques et la psychanalyse ont permis de pousser plus loin les connaissances sur l'homme en tant qu'être spirituel, intellectuel et social, la culture est reconnue comme un des éléments fondamentaux dans la construction de l'individu. Toute connaissance, qu'elle soit issue des sciences humaines ou de la science, est un produit culturel du fait que c'est notre rapport au monde, régi par notre culture, qui crée, favorise ou inhibe les conditions de son émergence. C'est depuis longtemps aussi que j'ai fait de cette assertion, devenue commune, une conviction personnelle. Les recherches sur les différents aspects des langues et des cultures d'Afrique, que je mène depuis près de 35 ans, me fournissent des outils appréciables pour la compréhension des modes de pensées propres à ce continent. Elles confirment ma certitude selon laquelle le salut de l'Afrique viendra de ses langues et de ses cultures.
10. En effet, l'étude des langues et des cultures africaines m'a permis entre autres de comprendre la logique de dépendance qui caractérise les sociétés africaines; la logique de la santé, qui est celle de la vie et de la mort; la logique des relations, qui définit la conception qu'on a de l'Autre, du prochain; la logique du sacré; le fonctionnement de l'homme religieux; la notion d'art et de beau; la notion même de connaissance, etc. Les connaissances acquises m'ont permis d'établir des grilles d'analyse adaptées à l'étude de certaines matières des sciences humaines et dont l'efficacité a été vérifiée tant dans des institutions supérieures et universitaires que dans des écoles secondaires. C'est pourquoi j'invite les intellectuels africains à ne pas perdre leur temps à des débats qui empêchent d'aller à l'essentiel. L'Afrique n'a pas besoin de ce sport intellectuel qui, dans l'état actuel de son développement, n'est qu'un luxe non seulement inapproprié, mais même inutile. J'ai deux propositions à vous faire.
11. La première proposition concerne le lieu même du débat, c'est-à-dire un numéro spécial de la revue Mots Pluriels. Je pense que Jean-Marie Volet sera d'accord avec moi si je dis que, même pour un numéro spécial, le thème est proposé et non imposé. Dès lors, pour ce qui concerne l'Afrique, la personne sollicitée peut proposer un autre thème, plus porteur et surtout susceptible d'intéresser un plus grand nombre de personnes. Car ce qui tue l'Afrique, c'est l'ignorance. On peut aussi aborder le thème proposé en suscitant des réactions complémentaires dans le but d'élargir l'un ou l'autre aspect de la connaissance et, en même temps, la culture générale du lecteur.
12. Faire de la science ne signifie pas se couper du monde. Mes fréquents voyages dans différents pays d'Afrique m'ont appris sur le terrain à quel point les Africains aspirent à apprendre; ils sont avides de savoir ce qui se passe; ils veulent être tenus au courant de l'évolution des choses du monde. On peut le constater facilement par la prolifération d'établissement où les gens payent pour aller consulter Internet et se faire ouvrir une adresse électronique. Une revue électronique comme Mots Pluriels, n'est-ce pas une occasion idéale pour leur fournir matière à les faire avancer ? Je propose que chaque fois qu'un numéro spécial nous est offert, qu'on demande aux contributeurs d'exposer leurs découvertes dans les différents secteurs de leurs recherches. Je sais qu'il y a énormément de choses qui se font, mais qui ne sont connues que par un petit cercle de « spécialistes ». Ainsi, dans les pays africains, les personnes chargées d'élaborer les manuels scolaires et qui ont accès à la revue pourraient y puiser de la documentation utile pour confectionner les livres dont a besoin la jeunesse qui construira demain l'Afrique. N'est-ce pas un beau « projet intellectuel » ?
Clémentine M. FAÏK-NZUJI est Congolaise. Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines (Etudes Africaines à l'Université de Paris III), elle a enseigné les littératures orales et la stylistique africaines, d'abord à l'Université Nationale du Zaïre de 1972 à 1978, ensuite à l'Université de Niamey de 1978 à 1980. Depuis 1981, elle enseigne la linguistique, les littératures orales et les cultures africaines à l'Université Catholique de Louvain, en Belgique. Depuis 1986, elle dirige le Centre international des langues, littératures et traditions d'Afrique au service du developpement (CILTADE) qu'elle a fondé et au sein duquel elle poursuit ses recherches dans les domaines de la linguistique bantu générale (y compris l'anthroponymie et la sémantiques des littératures orales) et dans ceux de la symbologie, des tatouages et des scarifications. Ses nombreuses publications scientifiques se regroupent essentiellement dans les domaines des littératures orales, de la symbolique africaines et de l'interculturalité. Ces recherches l'ont l'amenée à participer, à d'innombrables rencontres scientifiques internationales, à donner de nombreuses conférences et à animer des séminaires sur ses thèmes de recherche. Lire aussi son article Réflexion sur l'élaboration et la transmission du savoir en sciences sociales africaines, Mots Pluriels no 8. Octobre 1998. |