Ambroise KOM
College of the Holy Cross, Worcester
Il ne faut guère se leurrer. La réflexion d'Emmanuel Dongala pose de manière pertinente mais dramatique le problème de l'appropriation du savoir en Afrique. Je ne suis même pas convaincu que les distinctions qu'il propose entre sciences exactes et sciences sociales soient appropriées car il me semble qu'il s'agit à quelques nuances près, d'un seul et même combat. Tout à fait d'accord avec lui lorsqu'il défend l'universalité des vérités scientifiques et suggère que « les propriétés de l'atome d'hydrogène décelées dans un laboratoire au Congo seront les mêmes que celles des atomes d'hydrogène dans la nébuleuse d'Orion... ». Cela est tout à fait vrai pour ce qui est des recherches scientifiques fondamentales. À mon avis, le problème ne se situe point à ce niveau en Afrique mais plutôt à celui des applications, c'est-à-dire des dérivés des recherches fondamentales. Nul n'attend du pharmacien, de l'ingénieur, du médecin ou autre scientifique du même acabit qu'il réinvente au quotidien les vérités fondamentales inhérentes à la pratique de son activité. Et c'est bel et bien à ce niveau que se situe l'enjeu essentiel de l'appropriation des sciences en Afrique, un continent qui, reconnaissons-le, a mieux à faire que de consacrer ses maigres ressources matérielles et humaines aux recherches fondamentales et spéculatives avant même d'avoir maîtrisé les rudiments des recherches appliquées. Sans négliger totalement les recherches de type atomique, important secteur du savoir, il me semble pourtant que la priorité aurait dû d'abord consister à doter le continent de scientifiques capables d'aider à transformer l'environnement, à apprendre « toutes les façons de lier le bois au bois que nous ne savons pas » (Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, Paris, UGE 10/18, 19661, p. 44).
Et à ce niveau, je suis d'avis avec Emmanuel Dongala que pareille réflexion relève moins de la compétence des scientifiques en tant que tels que de celui des experts en sciences sociales, tous domaines confondus. Le problème ainsi posé, on se rend malheureusement compte que les uns et les autres sont tous logés à la même enseigne et qu'il nous faut remonter le cours de l'histoire, re-appréhender la société dans sa globalité pour tenter une explication. Certes, la colonisation n'explique pas tout mais c'est un incontournable point de départ. « Notre ennemi, écrit Fanon, c'est l'instituteur » (Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 28). Étonnant mais vrai ! En principe, l'école est le lieu d'acquisition du pouvoir par le savoir. Et bien que tel soit l'objectif affiché de l'école coloniale, force est de constater que l'enseignement qui y est dispensé a un objectif inavoué. De l'aveu même de nombre de penseurs de l'école coloniale, il s'agit d'un instrument de contrôle, d'une stratégie d'infériorisation, d'infantilisation, de mystification et un lieu de fabrication des subalternes ne pouvant, au mieux de leurs performances, n'être que des « mimic men ». Le colonisé, l'Africain fabriqué dans ce laboratoire n'acquiert aucune culture scientifique lui permettant d'agir de manière concrète et positive sur le réel. Certes, écrit Dongala, « la culture scientifique est sortie des laboratoires pour imprégner la société toute entière ». Il aurait dû préciser, « la société 'occidentale' toute entière ». Car de ce point de vue, les missionnaires de la civilisation, à l'instar du sieur Prospero, ne nous aura appris qu'à « baragouiner [s]on langage pour comprendre [s]es ordres ». Et Caliban de s'interroger : « Quant à ta science, est-ce que tu me l'as apprise, toi ? Tu t'en es bien gardé ! Ta science, tu la gardes égoïstement pour toi tout seul, enfermée dans les gros livres que voilà » (Aimé Césaire, Une Tempête, Paris, Seuil, 1969, p. 25). Mais n'insistons point sur cet aspect que certains trouveront dépassé puisque la colonisation a pris fin depuis bientôt un demi-siècle dans nombre de pays.
Dongala a tout à fait raison de constater qu'on se plaît parfois à accuser la science, à « faire son procès et dire son échec en arguant qu'elle n'a pas été capable d'apporter une réponse globale aux problèmes de base qui se posent à la majorité de la population de la planète ». Ici encore, je me dis qu'il convient de mettre le débat en contexte. Évidemment, on attend encore que la science nous révèle nombre de ses infinis secrets. Mais je préfère être modeste et demander aux Africains de s'approprier d'abord les rudiments du savoir qui ont permis aux autres pays du monde de s'approvisionner en eau potable, d'éliminer nombre de maladies infantiles, de se doter en instruments de communications et de s'équiper pour assurer l'hygiène et la salubrité des villes. Rien de tout cela ne relève de découvertes extraordinaires mais simplement de l'application des recherches déjà opérationnelles dans bien des contrées de par le monde. Comment donc y parvenir tant et aussi longtemps que nos hommes politiques n'auront pas compris cette vérité fondamentale qu'énonce Edward Said, dans Culture and Imperialism: « nations themselves are narrations. The power to narrate, or to block other narratives from forming and emerging, is very important to culture and imperialism, and constitutes one of the main connections between them » (London, Vintage,1993 : xiii).
Partant de ce postulat, Said démontre comment l'Occident chrétien s'est construit à partir d'un projet global de conquête et d'exploitation qui l'a fait prospérer tout en empêchant les autres pays d'en faire autant. Pour parvenir à ses fins, la seule force des armes et la maîtrise de la science n'ont pas suffi. Il lui a fallu s'ériger comme Centre et recourir à une puissante stratégie psychologique pour nous convaincre, nous autres de la périphérie, non seulement de notre infériorité mais de l'intérêt que nous avons à accepter les liens de dépendance vis à vis de son génie. L'acquisition du savoir scientifique et technologique est certes une bonne chose mais elle ne saurait suffire à garantir le développement tant et aussi longtemps que des préalables culturels n'auront pas été énoncés et ses équations éventuellement résolues. La grande Europe s'étant imposée comme la maîtresse de l'invention en nous réduisant depuis l'esclavage et la colonisation au rôle de consommateur de ses produits, il nous faudrait, me semble-t-il, travailler à modifier la représentation que nous avons de nous-mêmes et celle que l'Autre nous a donnée de lui pour penser à une appropriation du savoir scientifique susceptible d'impulser un développement endogène. Comment parvenir à modifier cette représentation dans un continent où nombre de responsables, au lieu de s'investir à énoncer la narration que Said appelle de tous ses vœux, se complaisent dans les sectes, la magie et des pratiques ésotériques simplement pour se maintenir au pouvoir ? Alors que l'Occident moderne se gouverne sur la base des stratégies à court, moyen ou long terme, nombre de pays africains ont comme dirigeants de piètres politiciens, souvent doublés de ce que Mongo Beti appelle des « phalanges de mercenaires tribalistes » que ne préoccupe nullement le devenir de leur pays.
Faisant suite à L'Orientalisme (1979) de Said, Timothy Mitchell, dans Colonising Egypt, montre comment l'Europe a profité de l'Exposition Universelle de Paris et de Londres pour représenter l'Autre et même le façonner selon des desseins bien à lui: « The Egyptian exhibit had been built by the French to represent a winding street of Cairo, made of houses with overhanging upper stores and a mosque like that of Qaitbay. [...] The Egyptian exhibit had also been made carefully chaotic. In contrast to the geometric lines of the rest of the exhibition, the imitation street was laid out in the haphazard manner of the bazaar. [...]. To complete the effect of the bazaar, the French organisers had imported from Cairo fifty Egyptian donkeys, together with their drivers and the requisite number of grooms, farriers, and saddle-makers (Berkeley, California University Press, 1988, 1). On pourrait poursuivre en rappelant ce que soulignent Pascal Blanchard et Nicolas Bancel à propos des stéréotypes: « Depuis l'Antiquité, l'Occident a construit son système de valeurs et sa culture en prenant comme miroir négatif l'Autre. Du mythe biblique de la malédiction de Cham, fils de Noé, au "barbare" de l'Empire romain, un certain nombre de mythes fondateurs ont irrigué la pensée occidentale, dessinant son rapport à l'altérité et à l'identité. Dans ce long processus, l'affirmation scientifique du concept de "race", au milieu du XIXè siècle, offrira une "légitimité" idéologique aux conquêtes coloniales. (De l'indigène à l'immigré, Paris, Découvertes/Gallimard 345, 1998, 13).
Récemment, le géographe américain J. M. Blaut a synthétisé la vision européenne du monde dans un ouvrage que tout chercheur des pays dits en développement devrait méditer avec la plus grande attention. Dans The Colonizer's model of the World (1993), Blaut démontre comment l'Euramérique a divisé le monde en deux, en centre et périphérie. De ce point de vue, l'Euramérique est seule capable de recherche et d'invention, tandis que le reste du monde est pour ainsi dire condamné à dépendre des produits qu'elle se donne la responsabilité de diffuser : « Diffusionism is grounded [...] in two axioms : (1) Most human communities are uninventive. (2) A few human communities (or places, or cultures) are inventive and thus remain the permanent centers of culture change, of progress. At the global scale, this gives us a model of a world with a single center roughly, Greater Europe and a single periphery ; an Inside and an Outside » 1993 : 14). Blaut précise son analyse lorsqu'il conclut :
L'appropriation du savoir scientifique ne peut donc être envisagé que si le souci en est laissé à des individus qui ont pris quelques distances vis-à-vis des savoirs du Centre pour se poser des questions essentielles sur les problèmes qui interpellent leurs pays. Or nous savons que nombre d'universitaires africains, trop heureux de brandir les beaux diplômes engrangés à Paris, Londres, New York, Tokyo, Berlin et autres, n'ont jamais pris de recul par rapport à l'enseignement reçu. Encore que ceux qui prennent leurs responsabilités soient souvent rappelés à l'ordre par des régimes rétrogrades. Paul Tiyambe Zeleza souligne à ce propos : « Relations between the state and the intellectuals increasingly turned sour as the problems of nation-building and development proved far more intractable than originally anticipated. Research conducted by the social scientists, intentionally or not, began to raise awkward questions about the ideologies of nation-building and development » (Manufacturing African Studies and Crises, Dakar, Codesria, 1997, p. 26).
Les enjeux sont de taille et se situent à deux niveaux me semble-t-il. Il convient avant tout de mettre en question la représentation qu'à travers son regard, son école et son administration, l'Euramérique nous a donné de nous-mêmes. Il nous reviendra ensuite de concevoir un savoir scientifique et technologique inculturé, c'est-à-dire pouvant répondre aux besoins spécifiques de notre environnement, pour satisfaire un développement adapté aux rêves qui sont les nôtres. C'est ici que Dongala a raison de pointer du doigt l'échec des experts en sciences humaines et sociales. Encore que, comme le suggère Tiyambe Zeleza, il faille atténuer l'accusation . Autant en Occident, on valorise l'expertise, autant dans nombre de pays d'Afrique « le décret (du Chef de l'État) confère la compétence ». Et il ne suffit pas seulement d'être doué pour faire l'objet de décret. Somme toute, les chercheurs en sciences humaines et sociales ont moins failli que les dirigeants politiques. À un moment donné, le Cameroun qui regorge pourtant d'économistes et même de monétaristes chevronnés, comptait une demi-douzaine de ministères à caractère économique sans qu'aucun des titulaires ne soit économiste reconnu. Le même pays compte de nombreux experts de réputation internationale en sciences sociales et humaines mais à ma connaissance, aucun n'a jamais été sollicité pour émettre un avis ès qualité sur un dossier essentiel pour l'avenir du pays. Dans la plupart des cas, seuls ont voix au chapitre des administrateurs civils moulés dans une espèce de pâle, très pâle copie de l'ENA (École Nationale d'Administration) de Paris où l'on admet sur des bases floues des jeunes qu'on entraîne pour devenir des factotums de l'administration néocoloniale. Dans ce contexte, il est à peu près certain que ce n'est pas bientôt qu'on trouvera réponse à ce que Jared Diamond appelle Yali's question :
Two centuries ago, all New Guineans were still 'living in the Stone Age'. That is , they still used stone tools similar to those superseded in Europe by metal tools thousands of years ago, and they dwelt in villages not organized under any centralized government, and brought material goods whose value New Guineans instantly recognized, ranging from steel axes, matches, and medicines to clothing, soft drinks, and umbrellas. In New Guinea all these goods were referred to collectively as 'cargo'.
Many of the white colonialists openly despised New Guineans as 'primitive'. Even the least able New Guinea's white 'masters', as they were still called in 1972, enjoyed a far higher standard of living than New Guineans, higher even than charismatic politicians like Yali. Yet Yali had quizzed lots of whites as he was then quizzing me, and I had quizzed lots of New Guineans. He and I both knew perfectly well that New Guineans are on the average at least as smart as Europeans. All those things must habe been in Yali's mind when, with yet another penetrating glance of his flashing eyes, he asked me, 'Why is it that you white people developed so much cargo and brought it to New Guinea, but we black people had little cargo of our own ?' (Guns, Germs, and Steel. The fates of Human Societies, New York, London, W. W. Norton & Company, 1997, p. 14).
Comme ce physiologue américain devenu anthropologue, les chercheurs en sciences sociales et humaines ont évidemment un rôle essentiel à jouer. Mais comment y parvenir ? Prolongeant les recherches de Frantz Fanon sur « l'expérience vécue du noir » (cf Peau noire, masques blancs, 1952), Homi Bhabha, dans The Location of Culture (1994), appréhende de manière on ne peut plus pertinente les stratégies de contrôle développées par le Centre pour enfermer la périphérie dans un univers immuable, « fixe ». Alors que nous croyions que l'école occidentale était un lieu d'acquisition du savoir pour le développement, force est de reconnaître qu'elle fut aussi un moule chargé de fabriquer des agents propres à favoriser la réussite des objectifs de ses « inventeurs ».
Et nous savons aujourd'hui que la science n'est plus, comme le souligne Dongala, le vecteur essentiel du progrès humain. Malheureusement, on nous a fait croire que l'appropriation de la science peut nous aider à venir à bout de nos problèmes de développement alors qu'en réalité le développement est autant une affaire de culture qu'une simple équation scientifique à résoudre. C'est dire qu'il faut d'abord sortir, « émigrer » littéralement de l'objectivation, de la dérision qui est notre lot pour nous représenter aussi comme sujet de l'histoire, capable de nous penser différemment et pourquoi pas, indépendamment de l'Autre. Homi Bhabha rappelle précisément : « The objective of colonial discourse is to construe the colonized as a population of degenerate types on the basis of racial origin, in order to justify conquest and to establish systems of administration and instruction » (The Location of Culture, London, New York, Routledge, 1994, p. 70). Certes, me dira-t-on, la colonisation est loin derrière nous. Mais j'ai bien peur que nous ne soyons pas encore sur le point de liquider les séquelles psychologiques de notre rapport à l'autre. Car si tel était le cas, nous aurions, comme le suggère Edward Said, posé dès le départ les jalons d'une narration à l'intérieur de laquelle les fins ultimes de la recherche scientifique auraient été précisément définies. Si, comme l'écrit Dongala, « la recherche sur le sida et le paludisme se fait essentiellement en Occident », l'explication n'en est pas que les Africains en sont incapables puisque nombre d'entre eux sont employés dans ces laboratoires au même titre que leurs partenaires occidentaux. Seulement, les responsables africains ne semblent pas avoir réfléchi à une « narration » intégrant cette recherche.
Pareille narration aurait mis en bonne place le projet de la démystification de l'Euramérique, de la manière dont elle s'est construite, culturellement s'entend, mais elle aurait aussi affirmé la volonté de nous sortir de la subalternéité, de la négativité du regard de l'autre en donnant de nous-mêmes une représentation de voleurs de feu pour cesser de poser la question de Yali ci-dessus citée. Comprendre que l'hégémonie de l'Euramérique n'est pas le fait de la spontanéité, que notre misère/pauvreté n'est point une fatalité et qu'il nous est impossible de nous tirer d'affaire si nous ne mettons pas au point une stratégie agressive de reconquête de notre être-dans-le monde. Homi Bhabha n'hésite pas à parler d'une stratégie de la subversion et d'insurrection que le subalterne doit adopter s'il veut avoir voix au chapitre (voir « The Postcolonial and the postmodern », 185).
On le voit. Notre accès à la modernité ne peut être le fruit du hasard. Il convient d'assumer notre double conscience d'Africain, profondément marqué par l'Euramérique et de prendre la vraie mesure des défis qu'il nous faut relever pour participer à une histoire qui s'est jusqu'ici écrite sans nous et souvent contre nous. Historiens, sociologues, politologues, psychologues et autres experts en études africaines devraient se donner la main pour mener le combat d'une nouvelle représentation de nous-mêmes et donner à la jeunesse de nos pays une autre image d'elle-même en magnifiant son potentiel, son aptitude à faire face aux défis qui interpellent toutes les jeunesses du monde. De ce point de vue, tout engagement dans une recherche scientifique devrait être précédé d'une mise en perspective de toutes les sciences humaines permettant une véritable prise de conscience de l'histoire et des enjeux de la modernité.
Ambroise KOM est diplômé des universités de Yaoundé, de Pau et de la Sorbonne Nouvelle, Paris III. Depuis 1972, il a enseigné les littératures africaines, africaines-américaines et caraïbes aux USA, au Canada, au Maroc et au Cameroun. Il a également été professeur invité en Allemagne, en France et en Afrique du Sud. Il est actuellement Professeur au College of the Holy Cross, Worcester, USA et Directeur de la revue littéraire Présence Francophone. Il a publié de nombreux articles et livres tels que La Malédiction francophone (Yaounde/Hamburg, Cle/Lit Verlag, 2000) et les deux volumes du Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue francaise en Afrique au sud du Sahara (réimpression par L'Harmattan, 2001). A relever aussi Mongo Beti parle, une interview réalisée, éditée et envoyée à l'éditeur quelques 48h seulement avant la disparition de Mongo Beti (Bayreuth African Studies Series, 2002, 198p.) et Remember Mongo Beti, Mémorial publié par le "Bayreuth Institute for African Studies" no 67 (2003). Lire aussi La langue française en Afrique noire postcoloniale, Peuples Noirs - Peuples Africains no. 12 (1979), pp.47-59. |