Toussaint Kafarhire Murhula, SJ.
Hekima College, Catholic University of Eastern Africa
Ce qu'affirmait Fabien Eboussi de L'Aventure ambiguë de Cheik Hamidou Kane en 1964, soit trois ans après sa parution peut s'appliquer à la lettre aujourd'hui à l'oeuvre poétique d'Angèle Bassolé. Comme Cheik Hamidou Kane, Bassolé « déboise son silence intérieur et le répartit en théâtre » (R.Char) ; elle a arraché aux ténèbres pour le recréer, en pleine clarté du langage, un drame dont nous sommes les personnages pathétiques. Comme L'Aventure ambiguë, Burkina Blues[1] nous invite à accomplir le voyage du bout de notre nuit pour en ramener par-delà nos déchirements, l'image de notre forme future »[2].
Au coeur de ces Blues, au coeur de la mémoire et des souvenirs nostalgiques des terres désertiques brûlées par le soleil du Sahel, le vers « Je ne sais pas jouer » (p.39) exprime déjà le tragique de la liberté révoltée qui, à mon avis, constitue la trame de fond dans la chanson triste et nostalgique d'Angèle Bassolé. Il n'y est pas question simplement de la commisération dans un regard empathique posé sur les réalités atroces de la vie, de même qu'il ne s'agit pas d'une molle sympathie avec un « quotidien » misérable, avec le cortège de malheurs et de souffrances imposés, qui nient l'humanité aussi bien dans les bourreaux que dans leurs victimes.
Bassolé tranche sans complaisance sur la responsabilité de la liberté humaine, tandis que, comme un couteau dans la plaie, elle remue la mémoire de trop de sacrifices consentis, de patiences déçues, de promesses non tenues, de choix confisqués, de sommeils manqués, de rêves avortés, d'idéaux enchaînés... Seule la liberté résiste et refuse de se rendre, même s'il faut consentir à mourir. Et effectivement, c'est chaque jour que nous mourons ! Mais l'espérance est têtue malgré l'inquiétude et l'angoisse. Fanon, Lumumba, Sankara, Zongo, Munzihirwa, etc. : des symboles vivants dans la mémoire de l'histoire, contre les humiliations de la dignité humaine, qui inquiéteront toujours leur semblant de paix, leur sommeil artificiel, leurs allures de bon sens guindées.
I. LA SAGA DE LA LIBERTE DANS BURKINA BLUES |
Ces Blues en réalité ne sont que des mots, des vers, des strophes ! Des mots en débandade, en errance, en pèlerinage vers un royaume de signification et d'humanité. « Poussière de mots semés sur les pages, appel de la terre du repos si proche et si lointaine en même temps » , écrit Abdourahman A. Waberi dans sa préface du recueil. Ces mots jetés à l'horizon du rêve, au hasard du délire, par bribes de souvenirs que la mémoire enfante dans la douleur de la reminiscence[3] de la « terre du repos » essayent de peindre le tragique d'un univers abandonné au vide de la raison, et reflètent dans le miroir de l'intégrité le désordre social comme un « cauchemar » et une colère inexorable des dieux.
Que faire devant cette déroute de la raison, devant ce « quotidien » de pacotilles de nos dignités extorquées ? Pourquoi faut-il que la folie des grandeurs[4] continue à se moquer de la douleur de ceux qu'elle sacrifie ? Le tragique transparaît dès lors que la liberté se place du côté de l'intégrité contre l'insignifiance que la déraison veut imposer dans la société. Par son choix et d'une manière concomitante, la liberté s'aperçoit que la vie est une vaste mise en scène (p.19 et 27) par des décideurs-acteurs qui progressivement, l'en exilent, la mettent en quarantaine et la forcent de rejoindre le banc des spectateurs. Cependant, comment peut-elle regarder en spectateur désabusé et impuissant, la satire dramatique qui dépeint son quotidien sans se sentir concernée ?
Burkina Blues nous entraîne alors dans le voyage de la liberté à travers le labyrinthe du quotidien, dans les méandres de l'existence tiraillée entre la mémoire et l'oubli, écartelée entre le rêve d'un ordre juste et la réalité d'une expérience tragique. Ce voyage, comme tout passage, est pénible. Il conduit par-delà l'inquiétude et l'angoisse existentielle, à se rendre compte que la liberté n'est encore que non-être en devenir vers son être, que la déchirure douloureuse de sa conscience d'exister n'est pas une négation mais plutôt une auto-affirmation dans le tragique de la liberté. Dans ce cheminement, ces Blues nous font transiter par des silences éloquents, des regards inquiets, des mots en quête de sens.
Enfin ces Blues se chantent comme un air mélodieux frédonné par la mémoire libérée. Ils profilent le dénouement du « tragique » et la réconciliation de la liberté avec l'histoire. Car, si « l'histoire joue toujours la même symphonie » (p.73), l'appel à la liberté dans l'homme rencontrera toujours les mêmes contradictions dans la société qu'elle crée. Reconnaître que le mal fera toujours route avec le bien, que le jour croisera toujours la nuit sans que personne ne parvienne jamais à les départager est un début de sagesse. Ainsi, la poésie n'abandonnera jamais son rêve puisque la vie est un rêve et que « c'est le réveil qui nous tue » (p.72). A travers ces Blues, la liberté permet le passage entre un « aujourd'hui qui m'effraie » (p.15) et le rêve que « demain sera un autre jour, rempli d'espoir peut-être » (p.74). On finit par s'apercevoir que l'ennemi de la liberté n'est pas en dehors d'elle-même ; il n'est même pas dans le désordre environnant. Plutôt, il serait dans le refus de croire aux nombreuses possibilités de s'inventer une autre voie de sortie. Car en réalité, « la mémoire est tenace, l'oubli n'est jamais éternel et la douleur est encore plus vive » si la foi ne supplante pas l'inquiétude dans le regard, et si la liberté révoltée ne se tourne pas vers ce Dieu du silence qui « permet tout, même l'inexplicable, même la cruauté. Ce Dieu si miséricordieux et bienveillant ! »[5].
Mais « ce Dieu, écrit Mbonimpa, ou un autre ne se substituera cependant pas à la liberté et à la responsabilité des humains. 'Aide-toi et le ciel t'aidera' Cela veut dire que la lutte contre soi-même et contre le monde doit continuer, sans désemparer, dans la gratitude pour ceux dont la vie n'a pas été prise, mais donnée »[6]. D'où la liberté humaine demeure l'unique responsable du mal et de la terreur dans l'histoire.
II. LA POESIE ET LE VECU QUOTIDIEN |
La consonance assez tragique dans la strophe qui ouvre ces Blues laisse entrevoir de prime abord les bornes entre lesquelles oscillera cette liberté humaine : mémoire et rêve. Mais entre les deux, tout un royaume dont on ne peut ni se soustraire, ni s'évader. Un quotidien terriblement concret, terriblement effrayant ! D'entrée de jeu donc, l'auteure de ces Blues pose la question existentielle de la singularité de toute expérience humaine[7], et laisse échapper son insatisfaction profonde. L'ordre dans lequel se joue le quotidien n'est pas juste (les Anglais diraient fair). Et Bassolé n'a que des mots simples, banals, quotidiens pour exprimer sa révolte profonde contre l'absurde imposé par la folie des grandeurs ; pour dire la réalité réelle et existentielle de la vie. Et pourtant, c'est dans ce quotidien que se joue avec un sérieux trenchant, la singularité de toute existence humaine dans un cadre que le poème décrit africain. Voilà planté le décor tragique dans lequel Burkina Blues se déploie et chante la vie avec son côté à la fois tragique et comique, à la fois simple et complexe, à la fois beau et moche, à la fois sérieux et léger...
Le sérieux et la banalité du quotidien affirmés dès le départ ("Je ne vis pas. Je rêve du quotidien") balisent la piste de cette liberté en mal de positionnement. Ce quotidien dans lequel le « je » se trouve inextricablement engagé; ce quotidien auquel le « je » est tragiquement collé; ce quotidien réel qui porte l'expérience subjective du « je » et qui correspondrait à ce que Kant appelle a priori (ou condition de possibilité de toute expérience humaine) est constitué de l'héritage plurimillénaire de l'accumulation des expériences de l'homme faites de sagesse et de folie. C'est dans cet environnement qui porte le « je » , le détermine, le conditionne et fait de lui cet être-ci, profondément marqué par la peur et l'espérance. Il s'agit d'une réalité qui parle un double langage, celui de la beauté et celui de la laideur!
En affirmant que le sérieux de la vie se situe dans le vécu, la poésie insinue qu'il n'y a pas en elle de place pour l'essayisme, le dilettantisme ou le provisoire. Et ce « quotidien » qu'un simple vers suffit de rendre dans ses dimensions abyssales reste ce lieu qui porte la parole poétique vers l'appropriation du tout. Blondel le disait déjà autrement en ces mots :
Le poète refuse d'hériter simplement d'un ordre qui le précède. Il veut au contraire rêver et inventer son propre paradis ; habiller son univers de couleurs de la reminiscence, d'un voeu et d'un appel à repeindre les murs de la semantique obsolète, les lézardements des significations et la grisaille des sentiments d'impuissance ou d'écrasement. Il rappelle que chacun est responsable du sens et des couleurs que la vie doit revêtir. Par conséquent, ce quotidien de la poésie exprime plus qu'un quotidien habituel, une routine qui blase, un malheur familier. Au contraire, il est le lieu de la construction d'un destin assumé de manière individuelle et collective ; il est un chantier où la vie se construit pleine de signification, d'orientation contre tout désir d'annihilation du sens et d'auto-destruction.
Dans sa poésie, Bassolé ne donne aucune limite temporale à ce quotidien . Son temps reste plutôt l'effort permanent de réconcilier hier et demain, d'assumer une responsabilité historique contre la fatalité et le déterminisme. Loin de n'être qu'une rêverie, une imagination vagabonde, un élan vers l'illusion, la poésie se fait médiatrice d'un monde de valeurs et d'un avenir gros de promesse, à condition que son « aujourd'hui » soit pris au sérieux. En ce sens, son temps est présenté toujours comme un seuil, une marge. Son ouverture place les acteurs de l'histoire en face de l'abîme de leur liberté, comme une charnière entre le néant et l'existence. Vivre ce temps consisterait ainsi à opérer des choix parfois insupportables, qui peuvent parfois priver de la sécurité et de la chaleur de se sentir chez soi dans le désordre prévalant de l'« univers carcéral » où l'on vit. Le poète se retrouve quotidiennement un pèlerin intimidé par l'hostilité et l'anonymat de l'univers dans lequel il se trouve « jeté » , abandonné. Reclusion dans un monde sans coeur, où « la prolifération de l'apparence, le cancer des objets lui ont tissé un univers imperméable à la communication, où la durée a tari, encombrée par les productions d'un travail effréné et insensé »[9] comme dirait Eboussi.
La poésie tout comme la musique, semble assumer une triple fonction sociale. D'abord elle place l'homme au carrefour du temps présent et de la culture. Elle aide à recréer l'homme universel qui se reconnaît dans son semblable et dans les combats de toujours. Ensuite, elle appelle la conscience contemporaine à ouvrir les yeux pour ne pas s'abîmer dans le divertissement (au sens pascalien), pour ne pas se contenter de caresser la croûte de la réalité quotidienne pouvant déboucher sur une banalisation et une désacralisation de la vie. La poésie pénètre donc la réalité pour rejoindre l'âme du monde[10] si bien que là où le commun des mortels ne verrait qu'un ordre sub specie aeternitatis, le poète questionne, réfute et refuse d'adhérer sans comprendre et projette un ordre qu'il oriente librement. Le coeur du poète n'accepte jamais de se laisser emprisonner, et quelque soit la qualité du rêve, sa liberté pousse des ailes qui lui font « franchir le Rubicon ». Enfin, comme nous allons l'indiquer dans le point suivant, la poésie restitue à la civilisation ce que le temps lui a volé : l'honneur et la dignité.
Tout au long des pages, Burkina Blues déploie cet accent tragique de la contradiction dans l'âme poétesse accouplé à la vision réconciliante du rêve. Encore faut-il reconnaître que cette contradiction existentielle n'est pas une punition, ni moins un châtiment inexorable des dieux que rien ne peut infléchir. Chacun de nous est placé au carrefour de l'assomption et de la désertion, et chacun de nos actes contient à la fois l'espérance de la victoire et la menace de l'échec. Comme une conjonction entre deux univers antagonistes, l'homme peut soit se réfugier derrière une sécurité servile dans l'ordre donné et alors sombrer dans la déchéance totale, ou il peut affronter la menace d'une défaite, d'« un éhec et Mat! » pour ensuite s'inventer à partir de cette « indignité suprême » .
Confronter une telle responsabilité ne manque pas de s'accompagner d'une inquiétude. Mais la poésie trace son chemin, élague le destin et affirme que le sol dans lequel elle plonge ses racines reste la réalite du monde vécu : qu'il soit celui du souvenir ou celui que le rêve appelle dans le cri de l'effort au quotidien, qu'il soit dans le soleil du Sahel (Gambaga, Yennenga qui scintille de mille feux) ou l'exil au coeur de la civilisation et le froid des bétons qui emmurent. La poésie demeure une insurrection contre le désordre et contre le règne de l'absurde. Du coup, ces Blues semblent répercuter ce que Lilyan Kesteloot affirmait des poètes négro-africains, en écrivant par exemple d'Aimé Césaire que :
III. ENTRE RÊVE ET DELIRE |
Subtilement, Bassolé-Ouédraogo amène son lecteur à accompagner de son silence chacune des notes de la musique de ses Blues, sans qu'il se rende compte de l'instant où le rêve a viré au cauchemar. « La brume me noie » (p.17), écrit-elle, mais de quelle brume parle-t-elle ? Quel sauveur espère-t-elle sur la rive de sa mémoire ? L'image qui monte aussitôt à l'esprit fait penser à Jésus dans cette scène de l'Evangile où, au bord du Tibériade, Ressuscité, il vient à la rescousse des efforts vains des disciples au bord du découragement (Jn 21:1-23). Mais dans les souvenirs de l'auteure, aucun sauveur ne semble avoir jamais apparu, pour récompenser l'espérance de ceux qui peinent contre le non-sens institutionalisé. Seuls affluent et refluent comme des vagues sur une plage vide, les Blues qui remplissent le coeur d'Harlem, ce ghetto noir au coeur de la civilisation Blanche. Il faut peut-être se résigner dans l'exclamation « C'est la vie ! » tout en espérant qu'un jour l'humanité pourra reapprendre le langage universel contre les divisions babéliennes, celui des valeurs et de la sagesse à travers les Blues comme ceux de B.B. King, de Willie Dixon ou de Koko Taylor.
Serait-ce là l'autre, la troisième fonction de la poésie dont nous parlions plus haut, sociale cette fois-ci comme le suggère Bassolé ? Celle de rendre à notre civilisation malade d'égoïsme et d'exclusion, le battement d'un coeur sain qui peut encore « tomber amoureux de l'amour » (p.18) et répandre le sens de la gratuité, de la générosité et de la confiance ? Malheureusement :
L'Amour à vendre n'est pas ce que cherchent les esprits épris des valeurs, même lorsqu'ils ont perdu leur chemin.
Symbolisme du rêve et du délire. |
Tout comme le prophète, le poète se fait subversif, blasé par l'agonie des valeurs profondément humaines. Ses mots sont une éternelle insurrection contre la société de consommation qui croit tout vendre dans les supermarchés, même l'amour. Les rites ont été remplacés par la routine, les normes et les habitudes auxquelles tout le monde semble courber l'échine et se soumettre.
L'éloquence du symbolisme poétique fait la force discrète de ces mots aussi banals et aussi faibles « comme une feuille de rônier du Sahel » . Dans le délire, l'errance conduit la pensée jusqu'au désert qui, paradoxalement comme lieu de la carrence et du manque, défie l'opulence des sociétés recroquevillées sous la neige qui a atteint même leur coeur. Ce poème met en opposition deux mondes : celui de la raison froide, avec un semblant d'ordre et de lois, avec un semblant de convention et de joie ; et celui du désert comme sécheresse de tout, sauf de la chaleur qui fait vivre. Reconcilier ces deux mondes semble une entreprise illusoire. A moins que la violence et la simplicité de ces mots jetés au hasard de la bousculade des idées, dans le délire poétique, dans la contradiction et le quiproquo sans fin de la raison en folie ne donnent à ces Blues leur originalité cinglante qui les apparente aux poètes africains de la première heure[13].
Toutefois, les mots aussi faibles soient-ils et la parole aussi dérisoire qu'elle puisse paraître, font leur bonhomme de chemin pour construire des vers, des strophes, des Blues qu'il suffit d'essorer pour dégager un océan non pas seulement de sens, mais aussi de sang et de larmes, un océan de douleur infinie qui accable le guetteur et le pèlerin au regard inquiet. Si l'oubli vient à la rescousse, c'est surtout parce que le rêve a cessé d'être un horizon lointain, un lit douillet, un déchainement ininterrompu des mots délirants, et que le poète comme sous l'effet de la transe, appartient à un autre monde qui n'est pas sien et dans lequel il dit des paroles qui ne sont pas siennes. Le besoin de dire est plus fort que lui-même, comme cette douleur qui le taraude et ce regard qui l'inquiète et le poursuit jusque dans ses retranchements derrière l'oubli. Ce délire des mots est d'une part un pèlerinage indispensable (p.23) vers une époque, un temps et une culture.
De plus, ce délire est un processus de guérison qui libère du drame vécu au quotidien et que personne d'autre n'ose dénoncer. Il libère la liberté des entraves de la frustration dans laquelle elle risquerait de s'enliser puisque « La possibilité pour l'homme de s'installer dans l'apparence devient une réalité »[14]. Burkina Blues chante la mélodie de toujours, celle qui rappelle les souvenirs de jadis : esclavage, colonisation, dictatures, mais aussi l'actualité que prennent les nouvelles formes de la négation du faible et du pauvre : guerres interminables, génocides, exploitations barbares des richesses du sol et du sous-sol par des concepts forgés (marché libre, mondialisation,...), maladies pendémiques (Sida, Ebola,...), et les misères de tous genres.
Du délire poétique comme engagement. |
Burkina Blues en appellent ainsi à la conscience de tous et de chacun pour commencer à exister vraiment à la lumière (et à la dimension) de la vocation humaine. La question cruciale qui surgit dès lors consiste à se demander si l'homme africain aujourd'hui peut et doit se réfugier dans l'exil derrière l'apparence. Pas question, affirme la poésie dans les Blues de Bassolé. L'Africain ne peut pas se résigner à vivre dans l'ordre qui le précède sans qu'il ne le bouscule par son questionnement ; tout comme il ne peut se laisser vivre dans un « univers carcéral » comme les animaux enfermés dans un présent sans futur.
Dans le délire poétique se trouve donc une possibilité d'échapper vers l'avant, d'anticiper sur le futur, de briser le carcan d'un monde tout fait, avec ses murs d'injustice et ses corridors étroits d'égoïsme. Rêver et délirer en poésie ont ceci en commun, qu'ils donnent à l'esprit humain des ailes pour s'envoler loin de l'enfermement spatio-temporel, pour s'échapper au-delà des barreaux des normes conventionnelles d'une société prisonnière des préjugés culturels et historiques. Et tout le monde a besoin de délirer parfois comme le poète pour être libre de parler un langage à lui seul décriptable, un langage qu'il invente selon les valeurs qu'il s'invente, comme un enfant[15]. Tout le monde a besoin un jour d'échapper à l'emprise des tantacules de la pieuvre sociale qui nous suçote et nous « zombifie » au quotidien. Ainsi, chanter ces Blues avec Bassolé remet sur la sellette la problématique de toujours : le vertige de l'écartèlement entre deux univers. Celui de la tradition et celui de la modernité[16]. Le délire poétique est la folie d'être soi sans être encore tout ce que l'on doit être.
Il convient de remarquer combien la transition entre rupture et continuité se fait plus subtile et plus imperceptible au fil des pages. La compénétration entre les deux mondes semble matérialiser le passage du rêve au délire dans la poésie, de même que les choses nouvelles que nous apprenons par l'interculturalité, par la globalisation et surtout par l'aliénation nous intègrent au sein de la communauté humaine au prix de nous désintégrer intérieurement dans l'hétéroculture et l'anonymat[17] ? « Savoir lier le bois au bois » n'a jamais suffi ! Et la question : « ce que nous apprenons vaut-il ce que nous oublions ? » tombe comme un couperet pour dire que le tragique du quotidien africain n'est pas encore résolu et ne le sera peut-être jamais totalement, quelque soit le lieu où l'on va chercher refuge. A moins que la poésie n'inaugure la réconciliation à travers la liberté de ses mots délirants.
Par ailleurs l'exil déconnecte du quotidien familier et finit par entraîner une déchéance sociale, puisque le passé de ce peuple qui « revient de si loin » est aussi mien. Son exode, loin d'être achevé continuera à me vider, à m'épuiser, à m'exténuer, à m'anéantir dans les retranchements où j'ai trouvé refuge. C'est pourquoi le poète s'identifie aux souffrances de ce peuple, puisque par essence il est ce peuple, il en émane et il sent que son passé l'épie partout. Effectivement, « plus le poète chante dans son arbre généalogique, plus il chante juste » (Cocteau). Une façon de dire que l'exode de l'Afrique n'est pas d'abord une ruée vers la civilisation matérialiste du monde occidental, mais un retour vers l'être-soi en relation avec l'autre avec lequel nous formons un peuple, un corps, une communauté.
A quoi servent toutes nos intelligences si, mises ensemble, elles sont incapables de résoudre l'océan de malheurs qui révoltent encore les âmes sensibles des poètes ? De quelle utilité (pour ne pas dire futilité) nous est le savoir livresque si il ne peut transformer la réalité quotidienne dont le tragique continue à nous narguer ? La poésie veut donner l'alarme, bousculer les velléités, réveiller les consciences et dire aux rêves qu'il faut parfois la folie d'oser franchir le Rubicon du mutisme et de la résignation pour parler, dénoncer et agir. La parole poétique ainsi issue du délire se sent investie d'une grande mission de détruire l'ordre existant pour reconstruire un ordre nouveau, ayant sa base dans les valeurs ancestrales qui fondent le socle de l'identité sociale[18].
IV. PLAIDOYER POUR LOUBLI |
Regard, inquiétude, mémoire, larmes, refuges, soleil, espoir, amour, liberté... Tout un arsenal conceptuel pour dire ce que tout le monde connaît, vit et porte en soi. Quelque soit l'unité de l'oeuvre et sa continuité, on sent une nette gradation dans le pèlerinage des mots, pour ne pas dire dans l'errance du délire. Empruntons une fois de plus l'expression utilisée par Abdourahman A.Waberi citant lui-même Kama Kamanda : « Royaume d'errance et de solitude, je sens la tristesse m'envahir comme un froid d'hiver » . Du rêve et du délire, le poète est comme hanté, possédé par une vision de surcroît que d'autres ne peuvent avoir[19], sauf les initiés. Pour faire taire le délire de mots et vaincre le bruit du silence, une seule panacée : l'oubli !
Devant toutes les formes de contradiction qui se résorbent dans l'« inquiétude inquiétante » , l'oubli devient l'unique refuge. Les souvenirs atroces de déraison dans l'histoire creusent la mémoire dans son « abyssité » inquiétante. L'holocauste nazie, la guerre du Golf, la nuit de la machette rwandaise, et bien d'autres tueries injustifiées continuent de troubler la paix de la mémoire. Nulle part ne saurait être assez éloignée pour offrir un refuge à la mémoire car, l'écho de la déraison rattrapera toujours le temps perdu : Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Norbert Zongo, Munzihirwa et tous les martyrs dont le rouge inonde le sol africain. C'est la terre africaine qui saigne, comme saigne un sein d'où coule du lait couleur couchant. Le lait rouge, du sable qui sourd du sang, et le ciel qui pleure comme pleure un enfant, pour paraphraser Birago Diop[20].
Contre ces douleurs indomptables, ces blessures incurables, ces marques indélébiles de l'histoire noire, comment se refuger derrière l'oubli ? Prise dans la tourmente des mots tenaces et entêtés, décidée de « vaincre le silence » , de créer un lieu contre le non-lieu, de créer un espace de rencontre et de communion « dans les contrées des pères où subsistent interdits, raison et éthique » (p.33), la mémoire s'oublie dans le délire et la parole, pour ressusciter le souvenir des oubliés de l'histoire.
Le combat que mène le poète se situe à un niveau, celui de la mémoire qui lutte pour faire survivre ceux que l'absurde de la déraison historique essaie de silencier. Ses armes sont l'espoir contre l'absurde, la chanson contre le découragement et l'amour contre la haine. Par la non-violence, il vient briser le cycle infernale et le cercle vicieux de la violence, même lorsque sa part inévitable d'imperfection et d'inconséquence humaine crie révolte en lui, et lui souffle qu'on ne peut espérer contre toute espérance. Seule la poésie garde encore un mot à dire quand l'humanité est déchue dans le tortionnaire et dans sa victime. Elle restitue à la mémoire sa dignité, son pouvoir de vomir tous les souvenirs abjects enregistrés. En effet, ce serait une indignité que d'assister impuissant à cette vaste tragi-comédie de la vie, sans rien faire, sans rien dire.
« L'esprit éveillé est le seul refuge où peuvent avoir lieu l'anticipation d'une ère nouvelle et la rébellion contre la laideur du présent »[21] comme dit Mbonimpa, paraîtrait une contradition au refrain qui chante l'oubli comme « unique refuge » dans les Blues. Cependant, la contradition n'est qu'apparente. L'oubli, seul refuge, se comprend justement comme le rejet du silence complice afin de se compromettre dans la Parole. Il ne s'agit pas d'oublier la réalité mais de s'oublier soi-même, d'oublier la raison apparante, complice de leur déraison ; et de restituer à la mémoire sa capacité de délirer contre la douleur, de dénoncer contre l'inquiétude. Les deux auteurs se rejoignent donc en reconnaissant contre « la laideur du présent » , l'éveil de l'esprit qui entre en insurrection et qui appelle un ordre des choses rêvé par le poète. D'aucune manière l'oubli ne veut donc endormir la mémoire dans une anesthésie amnésiante, comme cet ivrogne qui boit « pour oublier qu'il a honte de boire »[22].
Ces Blues préconisent l'oubli des règles du jeu et des conventions qui avalisent l'ordre malsain de la mascarade qu'« ils » appellent vie. Le poète doit oublier qu'il n'y a « aucun rôle » pour lui dans le mensonge du décor qu'« ils » ont planté. C'est certainement ce qui faisait dire à Norbert Zongo que « le pire dans la vie n'est pas la méchanceté de l'homme mauvais, mais le silence de l'homme bon »[23]. Dans pareil cas, l'oubli serait le refus de regarder la réalité, une tentative d'esquiver le vrai, le durement vrai. Une tentative de se dérober pour ne pas « rêver debout » et se rendre compte qu'entre ce rêve et le quotidien, « la vie est une tout autre réalité » ! Oublier signifierait abdiquer et décliner toute responsabilité. Or « l'abandon ne fait pas partie [du] dictionnaire » du poète(p.30). Bref, même si la vie représente parfois une grosse tricherie, un bal masqué où l'on croit toujours voir les autres sans être vu soi-même[24], la mémoire garde la responsabilité de sauver toujours de ce genre d'oubli.
Burkina Blues récuse ainsi toute forme de duplicité, chante le charme et la beauté d'une vie sans doublure, conscient que le poète ne peut se voiler les yeux puisque pour lui « la plume n'engendre pas du talent » mais peint tout simplement « le toujours vrai » ! Seulement dans cet effort d'intégrité morale, le tragique se mue en une question cruciale, à savoir, le « vrai est-il ce qui réussit et s'impose ? » Comment la vérité peut-elle se manifester face à la violence du quotidien, face aux contradictions de la réalité ?
Eboussi qui pose ces questions, leur apporte des réponses brèves mais intrensigeantes. « A la question : comment faire éclater la vérité face à la violence ? nous répondons : en faisant la vérité, en la rendant effective. Comment sauver notre patrimoine culturel ? En le vivant, là où il est encore réel, dans le contexte violent et mondial d'aujourd'hui, de l'exploitation de l'homme par l'homme et de la recherche de l'unité »[25]. Il y a trop de faux, trop de mascarade et de théâtre autour de soi. La politique en Afrique a par exemple fini par monopoliser la vérité en excluant de son champ ceux qui pensent la différence. L'on n'a qu'à regarder tous ces dignitaires respectueux dans leur costume de scène, aux discours pompeux mais creux, vivant dans une orgie matérialiste qui se moque de la misère de leurs congénaires. Devant autant d'hypocrisie, le poète vit déchiré parce qu'il n'a jamais appris le langage de la duplicité : être vrai le colle à la peau.
Ce plaidoyer pour l'oubli ne concerne en rien le rejet du quotidien dramatique. Au contraire, l'oubli veut exiler la solitude et l'inquiétude, les bannir de la mémoire pour rendre à l'homme son avenir qu'un passé lourd de folie aurait d'avance hypothéqué. Dans Burkina Blues l'oubli ne signifiera jamais un silence de l'histoire, ni un ensevelissement des souvenirs, mais plutôt une tentative de réconcilier le silence et la mémoire. Comment ? Peut-être en cherchant dans ses méandres, des rencontres qui se communiquent sans contradiction. Peut-être aussi en prenant le train de la vie pour aller puiser dans les valeurs ancestrales de la culture et de la tradition le sens profond de la vie, contre le non-sens s'impose.
Contrairement au dénouement dans le récit de Cheik Hamidou Kane, la liberté dans les Blues n'évolue pas vers la mort mais vers un jaillissement de sens, un élan de foi en Dieu. La liberté se trouve réconciliée, puisqu'elle essaye dans son libre jeu de répondre dans la quotidienneté à la réalité toujours nouvelle, pour paraphraser Eboussi[26]. De cette manière, par-delà le refuge derrière le froid glacial et le mensonge théâtral, le rêve et le délire poétiques appellent le soleil et la chaleur des relations humaines qui rappellent « la contrée des pères » .
V. LA RECONCILIATION |
Si la liberté au départ semblait absente et exclue du jeu des contingences et nécissités dans lequel se trouve embarqué l'homme dans son quotidien, elle apparaît maintenant comme une présente en perpétuelle genèse. C'est elle qui résorbe les antagonismes, annihile les contradictions et dans un moment final débouche sur la réconciliation. Ainsi, la dialectique dans laquelle sont engagés la mémoire inquiète du sujet et son espoir angoissé, la raison de cet « univers carcéral » et délire poétique, trouve un horizon de réconciliation en ouvrant sur un plus Grand que soi. Même si le silence de Dieu soulèvera encore toujours de l'indignation, la liberté comme moment final dans les contradictions existentielles offre au moins une nouvelle grille de lecture : la révolte du poète avec son rêve de justice l'ouvre à un rapport intrinsèque avec Dieu.
Au fur et à mesure que ces Blues se déploient, se déroulent, se déchaînent, le cheminement du sujet (qui est à la fois l'auteur et son lecteur qui l'accompagne) passe de la mémoire à l'esprit, de l'inquiétude inquiétante vers un « calme majestueux » (p.34), qui n'est pas synonyme d'absence totale de contradiction. La liberté en effet permet l'assomption d'une histoire remplie de mensonges et d'aberrations[27] dont elle se sent coresponsable, soit par son silence complice, soit par son impuissance à installer un royaume de paix. Clairement, ces Blues suggèrent le passage du tragique de la liberté révoltée via le délire de la mémoire, vers un réalisme aguéri. Ils essayent d'inscrire la foi dans les contradictions quotidiennes pour assumer autrement les traumatismes du passé. Burkina Blues trouve une fin moins désespérée, en recourant aux valeurs irréductibles de la tradition pour ne pas aboutir à une négation de soi[28]. L'espérance reste une possibilité pour la liberté.
La liberté entre hier et demain. |
Dieu est-il présent dans cet ordre des choses si tragique ? Est-il toujours le Maître du monde et de l'histoire ? Si oui, pourquoi laisse-t-il le désordre prévaloir dans sa création ? Ainsi, le questionnement est toujours susceptible de surgir de l'éternelle douleur qui lacère le coeur meurtri (p.51) même du croyant. Ces questions que tout le monde se pose se ramènent au grand « Pourquoi » lancé dans la démence de l'incompréhensible. Cependant, Dieu ne répondra jamais à ce défi que lui lance l'homme. En retour, il le place en face de sa liberté et de sa responsabilité pour que la prière ne soit pas toujours une soumission ni une résignation dans la défaite ; pour que sa réconciliation ne soit pas une sinécure et une panacée faciles. La prière doit au contraire être un « refus de sédentarisation repue » qui exprime la permanence de l'inquiétude et du questionnement afin de continuer à donner sens à l'existence. Frantz Fanon ne l'exprime-t-il pas, quand il prie, « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge »[29] ? Jusqu'à la fin des Burkina Blues, le tragique n'a pas disparu et « Mille questions obstruent » (p.64) toujours la mémoire et en même temps, l'horizon du rêve « est toujours voilé » par la douleur atroce qui étreint et étouffe (p.70). La réponse est un réalisme doublé de foi qui reconnaît que le sujet portera toujours des traces indélébiles d'un non-lieu et d'un non-événement (p.65).
Cette « liberté croyante » a déjà inauguré le début de la fin, l'ascension vers la coresponsabilité historique, le sens de la communion universelle dans « leurs pleurs » qui me noient et m'insupportent (p.69), le sens de la solidarité dans les « mille réponses » qui affluent de nulle part et qui me font exister (p.64). Le vers, « Dorénavant, je me sais sauvée des eaux ! » (p.34) contient la réconciliation du tragique avec la liberté. Il est un passage vers le goût enivrant de l'espérance quand bien même cela ne fera jamais disparaître le souvenir des chemins vagabonds et les combats par lesquels la liberté doit transiter. La poésie exprime donc la liberté toujours comme une quête et jamais comme une conquête, toujours comme une amorce et jamais comme un aboutissement, toujours comme un pèlerinage de promesse et non pas simplement un trésor possédé. Ainsi, ce que le réalisme politique décrit comme « le fruit d'une vigilence et d'un combat conscient pour avoir des chefs qui procurent la sécurité économique tout en respectant la dignité humaine »[30], le symbolisme de Burkina Blues le dépeint comme la promesse du « soleil et de la lune » qui attendent sur les bords du fleuve qui serpente mon enfance et vers lequel je dois partir.
Ce retour[31] aux sources prôné par la poésie a la double signification de revenir : à son enfance (éternelle genèse en Dieu) et à ses traditions (valeurs sociales et symboliques de la communauté). Seul, il restitue à l'homme et à la femme africain(e) ses chances d'exister vraiment. En effet, l'enfance n'est-elle pas en amont de toute forme d'aliénation et la tradition ne confère-t-elle pas l'identité sociale à tout homme ? Parlant de la valeur de l'homme africain, Bénézet Bujo corobore l'importance de la communauté comme lieu de structuration, de reconnaissance et de liens affectifs. Il écrit que :
L'exode de la liberté vers la « contrée des pères » suggère une reconquête de « la raison sociale » contre les différentes formes de déraison dans l'histoire, contre l'aliénation de la mémoire par la douleur, contre la solitude mortifère de l'égoïsme des sociétés capitalistes à outrance. Ces sociétés inventent chaque jour de nouvelles méthodes d'exploitation et de domination, et ont appris à vaincre même sans avoir raison (p.19). Dans le même élan de retour à la source s'effectue une manière d'exister sans être clochardisé, sans faire des réfugiés, sans créer des enfants de la rue, sans exclure personne. La raison sociale intègre tout le monde dans la communauté et exalte la place de l'altérité reconnue.
Le dépassement final. |
La liberté est affirmée d'une part comme un choix libre de la manière de vivre et d'assumer son destin malgré les limites et les conditionnements inhérents à toute époque et à toute culture. Toutefois la « raison sociale » se propose de la soustraire à l'arbitraire de la contingence historique pour lui permettre d'« inventer chaque jour » (p.36) sa tradition. Elle l'introduit aussi dans cette contrée des pères où le quotidien n'est plus imposé de l'extérieur ni vécu comme une fatalité (esclavage et colonisation) ou une colère inflexible des dieux. Plutôt, le quotidien y est une invention, une création nouvelle, une conjugaison plurielle de la volonté de rythmer ensemble les impératifs de la vie.
Reconnaissons d'autre part que dans ces mêmes invention et création, la liberté se soustrait, quoique pour un temps, aux sentiments de révolte qui la pilonnaient et dit « adieu » aux espoirs de pacotilles, adieu aux rêves brisés, adieu aux fleurs fanées, adieu au délire de la mémoire (p.72). Car chaque élan de création et d'invention comporte toujours une part d'innovation et de surprise, une part de surgissement et d'émerveillement. C'est donc cette liberté capable d'inventer désormais son « quotidien » et d'un pas leste vers la promesse qu'offre demain, car « demain sera un autre jour rempli d'espoir peut-être » (p.74), qui laisse derrière elle un passé plein de sens et de charme de vie.
La liberté à laquelle débouchent ces Blues demeure en perpétuel enfantement ; elle ne peut qu'être le produit d'un labeur difficile. Et qui parlerait de l'enfantement sans faire allusion à la femme ? Pour que naisse un destin nouveau pour l'Afrique, il faut reconnaître la place et le rôle de la femme : elle est la gardienne de la vie. Il faut que celle-ci continue assez vigoureuse pour résister à d'autres agressions (F.Eboussi), elle qui rythme dans l'effort et la patience, la fidélité créatrice dans un « quotidien » fraîchement inventé. La femme est le substrat de la conscience historique qui se nourrit du passé pour mieux conquérir le futur et gérer le présent. Aussi d'elle, Mgr Christophe Munzihirwa écrivait :
Bassolé est une femme et une femme africaine, pétrie du soleil du Sahel. Ses Blues psalmodiés dans son coeur et dans les coeurs des femmes, frédonnés par leurs lèvres prennent la saveur de « ce tiède matin de vertus ancestrales » (Aimé Césaire).
Cette liberté révoltée au départ, confrontée au tragique, peut désormais précéder l'aube comme la fidélité des mères à leur besogne, aux devoirs remplis par amour et non par devoir. Cette liberté plaide pour l'innocence, la justice, l'espoir car « l'aube naissante a toujours la couleur de l'espoir » (p.74). Si chacun accepte d'assumer le passé historique sans s'y résigner ; si chacun entre dans la vie avec un engagement déterminé, pour rompre avec un ordre injuste et malsain ; si chacun se décide de faire une brèche dans le mur de la prison de la fatalité où il enferme ses potentialités créatrices, alors Burkina Blues pourra se chanter comme un chant de libération, un coumbite au rythme nouveau joué par le Simodor[34] Liberté.
Notes
[1] Angèle Bassolé-Ouédraogo, Burkina Blues. Poèmes. Québec, Humanitas, 2000, 75p.
Angèle Bassolé-Ouédraogo est titulaire d'une Maîtrise ès Lettres (Université de Ouagadougou), d'un Doctorat en Lettres (Université d'Ottawa) et d'un Diplôme de Journalisme (Université de Montréal). Elle a enseigné au Burkina Faso d'où elle est originaire, et au Canada. Elle combine son métier d'enseignante avec ses activités de Journaliste et de Chroniqueur. (Source : https://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/BassoleO.html). [Consulté le 10 février 2003]
[2] Fabien Eboussi Boulaga, « L'Aventure ambigüe de Cheik Hamidou Kane » dans ABBIA, no. 6, Août 1964, p.207.
[3] Des allusions faites à la terre des ancêtres sont présentes dès le début de la chanson. Serait-ce ce qui donne sa constistance au titre de l'ouvrage Burkina Blues? En nous rappelant ici que l'auteure est Burkinabée. Aussi ces blues apparaissent-ils comme un exode vers « le legs ancestral » : Yennenga, Weemba, Nedega, Gambaga... Des noms très évocateurs dans l'histoire de l'empire moagha. Weemba, une femme au coeur d'une société traditionnelle, féodale et phallocratique est reconnue comme une autorité morale et politique, comme un ministre de la paix en face de qui, rien ni personne ne résiste. Je reviendrai plus tard sur ce rôle symbolique de la femme.
[4] Lire notre réaction aux attentats du 11 Septembre. Cf. Kafarhire Murhula S.J., « Les Etats-Unis ivres de leur propre image » disponible sur Internet: https://www.fraternet.com/attentat/comprendre13.htm. [Consulté le 10 février 2003]
[5] Burkina Blues, p.52
[6] Melchior Mbonimpa, « La Pax Americana » dans l'Afrique des Grands Lacs. Québec, Vents d'Ouest, 2000, p. 58.
[7] L'expérience humaine a quelque chose d'universel en ce sens que l'homme depuis toujours se pose essentiellement des questions pour donner sens (signification et orientation) à sa vie, à travers son vécu quotidien. L'homme ainsi vit son temps comme un écoulement tragique dans lequel il voudrait se poser avec consistence mais à travers lequel il découvre sa véritable nature de pèlerin. Sa vie lui appraît alors comme un voyage, et comme le dit si bien Godé Iwele dans l'argument de la Traversée (colloque organisé à Kinshasa du 11 au 14 juin 2001 par les Editions Malaïka), « L'être humain serait donc un perpétuel voyageur toujours en route, parfois en déroute, mais constamment en quête. En quête de sens » . Cf. Dépliant sur la Traversée, p.9.
[8] M. Blondel, L'Action (1893) . Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique . Paris, PUF, 1950, p. x. Je souligne.
[9] Fabien Eboussi, art. cit., p.208.
[10] Le travail de la poésie veut dégager la beauté de l'existence humaine des scories qui l'entourent, en perçant du regard la voile de l'apparence en vue de communier à l'éternité du réel. Khalil Gibran en parlant du Travail explique que: « Vous travaillez pour pouvoir aller au rythme de la terre et de l'âme de la terre. Car être oisif c'est devenir étranger aux saisons, et s'écarter de la procession de la vie, qui avance majestueusement et en fière soumission vers l'infini » . Le Prophète. Paris, Casteman, 1956, p.26. Je souligne.
[11] Lilyan Kesteloot, Anthologie négro-africaine. Paris, Marabout Université, 1967, p.95.
[12] Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince. Paris, Gallimard, 1946, p.69.
[13] Cette problématique du tragique et de la liberté en conflit avec l'expérience au quotidien semble unir en filigrane les combats qu'ont menés les poètes de la Négritude tels que Jacques Roumain, L.S. Senghor, Birago Diop, David Diop, Aimé Césaire, etc ainsi qu'ils sont présentés dans l'anthologie de Lilyan Kesteloot, op.cit., p.75-130.
[14] F. Eboussi, art.cit., p.210.
[15] Le thème de l'enfance reste cher et d'une grande considération morale dans beaucoup d'enseignements philosophico-religieux. Le Christ lui-même requiert de ses disciples cette attitude spirituelle tout en faisant l'éloge des enfants à qui appartient le Royaume des Cieux. Le philosophe Nietzche considère l'enfant comme l'état et l'étape supérieure dans sa création des valeurs, après avoir transité par la morale du chameau et celle du lion dans le cycle des métamorphoses. Cf. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 79-83
[16] Nous retrouvons cette problématique dans les oeuvres de V.Y. Mudimbe; Cheik Hamidou Kané; F.Eboussi-Boulaga, etc.
[17] Toussaint Kafarhire Murhula, S.J., « Inter-net » , poème publié dans Hekima Review (Journal of Hekima College, Jesuit School of Theology in Nairobi), no. 27, May 2002, p.106.
[18] On lira avec intétêt à ce sujet, la critique que Nathanaël Y. Soédé fait de certains théologiens africains dans son livre, Théologie africaine. Origine, évolution et méthodes. Abidjan, ICAO, 1995. A la page 26, il écrit: « Pour Métogo, il ne s'agira pas de rejeter les valeurs culturelles africaines, mais de juger de leur pertinence par leur capacité d'aider à la libération de l'homme noir confronté aujourd'hui à des problèmes socio-économiques et politiques graves » .
[19] Eric de Rosny, Les yeux de ma chèvre. Paris, Plon, 1981; La nuit les yeux ouverts. Paris, Seuil, 1996.
[20] Birago Diop, « Kassak » , cité par L. Kasteloot, p.148.
[21] Melchior Mbonimpa, op. cit., p.28
[22] Antoine de Saint-Exupéry, op. cit., p.45.
[23] Cité par Arnaud Zacharie et Eric Toussaint, Le bateau ivre de la mondialisation. Escale au sein du village planétaire. Bruxelles, CADT/SYLLEPSE, 2001, p.95.
[24] Jean Paul Sartre écrivait dans sa préface d'Orphée Noir: « Qu'est-ce donc que vous espériez quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu'à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l'adoration dans leurs yeux? Voici des hommes noirs, debout, qui nous regardent, et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vus » , cité par L. Kesteloot, p.132. Je souligne.
[25] F. Eboussi, art. cit., p.212.
[26] ibidem.
[27] Bosnie, Burundi, Rwanda, Palestine et Israël, Somalie, Libéria et maintenant les deux Congos et la Côte d'Ivoire, partout la déraison semble étaler ses ailes tutélaires et compromettre le faible espoir qu'il adviendra jamais un règne de la raison. Les questions ethniques exacerbées par les politiques d'intérêts machiavéliques et les manipulations médiatiques rappellent que la liberté reste prisonnière de la folie des puissants et que la mémoire collective devra un jour appeler l'heure de vérité.
[28] Dans la mort de son héros, Cheik Hamidou Kane reconnaissait ainsi que les valeurs occidentales inculquées sans discernement peuvent provoquer la destruction de l'homme africain incapable de faire la synthèse.
[29] Godé Iwele, La Traversée (argument), p.16 ; Aimé Césaire exprime également sa prière comme une finale aux apories identitaires. Il écrit: « donnez-moi la foi sauvage du sorcier; donnez à mes mains puissance de modeller; donnez à mon âme la trempe de l'épée;... Faites de moi un homme de determination; faites de moi un homme d'initiation; faites de moi un homme de recueillement... » , cité par Kesteloot, op. cit., p.103. Nous retrouvons le même élan de foi vers Dieu dans l'âme déchirée et angoissée de Samba Dialo, dans L'Aventure ambigüe, tandis qu'il prie en ces mots: « Mon Dieu, au-delà de ceux qui t'ont perdu, tous ceux, aujourd'hui comme depuis les commencements de l'histoire, qui n'ont jamais connu ta grâce, pouvons-nous les abandonner ? Nous T'implorons de les agréer comme Toi Seul sais agréer qui Tu agrées, car ils ont édifié le monde avec nous... » (p.127). La prière forme la communauté des hommes par-delà les limites des différences et crée une communauté de destins dans l'édification du monde pour être préservé de l'exil derrière les apparences (p.103).
[30] Mzee Munzihirwa, S.J., « Former les citoyens de demain » dans Zaïre-Afrique, no 192 (1985), p.85.
[31] idem, p.38. Le thème de « retour » fait penser non seulement à la restauration du peuple juif après les humiliations pendant son exil en Egypte ou à Babylone. Remarquons à ce point que le poète peut parfois éprouver le même sentiment, celui de se sentir comme en exil dans une existence imparfaite, tandis que son coeur rêve de revenir à un ordre immémorial de justice et de beauté.
[32] Bénézet Bujo, « Tradition africaine et questions bioéthiques » dans la revue Eglise d'Afrique, no.3, Avril 2002, p.18.
[33] Mzee Munzihirwa, S.J., « Aux racines du développement, le rôle de la femme » dans Zaïre-Afrique, no. 197 (1985), p.350.
[34] Bassolé, p. 28 ; Jacques Roumain, Gouverneur de la rosée, cité par L. Kesteloot, op. cit., p. 57.
Le Père Toussaint Kafarhire Murhula, SJ. est né à l'Est de la République Démocratique du Congo. Sa poésie exprime une conscience en révolte en même temps qu'elle chante la nostalgie d'un ordre social, encore à inventer, et à même de venir à bout des négations, incohérences, contradictions et paradoxes qui semblent tisser l'histoire politique de l'Afrique en général et celle de son peuple en particulier. Il a publié quelques-uns de ses poèmes dans différentes revues et anthologies au Congo, au Kenya et aux Etats-Unis. Il est aussi auteur de certains articles d'analyse sociale parus dans Raison Ardente, Africa Yetu, Renaître et sur certains sites Web. Il est l'auteur d'un recueil de poèmes intitulé Matins Sauvages à paraître aux Editions Malaïka à Ottawa (ISBN 0-9689063-2-2) et prépare actuellement deux autres recueils intitulés Solstice d'Afriques et Bukavu, la chanson du Soleil en exil. Le Père Toussaint vit actuellement à Nairobi, au Kenya où il poursuit ses études théologiques à Hekima College (Catholic University of Eastern Africa). |