Kathleen Gyssels
University of Antwerp
My race began as the sea began, With no nouns, and with no horizon, With pebbles under my tongue, With a different fix on the stars. [...] and my race began like the osprey with that cry, that terrible vowel, that I! Derek Walcott, "Names" in Sea Grapes (1976).[1] |
Walcott, Glissant, Césaire[2] et tant d'autres auteurs caribéens nous rappellent ainsi la difficile genèse du verbe créatif dans le contexte caribéen, hors de ce chaos que fut l'esclavage, la colonisation, l'univers de la plantation. Ce même écueil s'exprime au seuil de l'autobiographie fictive qu'est Moi, Tituba sorcière..., Noire de Salem (1986)[3], de Maryse Condé. De fait, quelques éléments paratextuels posent avec acuité à la fois l'intraduisibilité et donc le défi de dire et de traduire la vie de Tituba Indien, et aussi les 'variations' de l'autobiographie féminine caribéenne, genre abondamment étudié (Lionnet 1988, Hewitt 1990) et africaine-américaine (Braxton 1989, Brodzki & Schenk 1988, ainsi que des revues a/b, Studies in Autobiography).
De tous les romans de Condé, Moi, Tituba sorcière..., Noire de Salem est de loin le plus réussi et l'auteure semble l'avouer dans un entretien avec Françoise Pfaff, reconnaissant la très courte genèse et son désir de se « défouler de Los Angeles, ville tentaculaire » et violente (Pfaff 1993: 39). D'autre part, Condé nous confie dans la même série d'entretiens qu'on (qu'elle) écrit toujours le même roman et qu'il ne faut pas prendre Tituba trop au sérieux, qu'il s'agit bel et bien d'un mock-epic (Scarboro 1992 : 216).
A partir de ces assertions pour le moins paradoxales, sinon contradictoires, nous nous posons la question suivante : si le premier roman américain reprend les questions et les problèmes qui ont occupé Condé dans ses romans antérieurs à savoir, les « contacts de cultures et de civilisations » pour paraphraser Leiris, la colonisation et les luttes d'indépendance, le racisme et la condition des femmes, la quête d'identité des Noirs en diaspora, etc. et qu'il ne faut pas le juger à l'aune du vrai ni le considérer comme un roman 'sérieux', dans quelle mesure le personnage autographe traduit-il, si ce n'est la vie, quelques convictions profondes de Maryse Condé? Car, dans cette manière de se 'défouler', s'exprime la volonté de laisser libre cours à ses frustrations concernant sa société adoptive, l'américaine, de régler quelques différends avec certains mouvements littéraires, certains mythes (antillais en particulier), et une certaine mentalité américaine (Scarboro 1992: 203). Et si Condé voulait simplement nous dire: "par quel droit l'auteur pense-t-il/elle pouvoir/devoir traduire la vie d'un(e) Autre "? Consciente de sa position auctoriale, Condé joue à fond le 'mensonge romanesque', au point de déjouer l'historicité du roman[4] (Kadish 2000, Manzor-Coats 1993). A trois reprises, sa protagoniste au nom titubant fait disjoncter la syntaxe. Tituba, sujet autobiographe au nom indécis (on trouve tantôt Titibe/Titiba/Tittapa et Tattuba (Moss 1999 : 10), bégaie et fait tituber la langue, indiquant ainsi la difficulté de traduire sa vie, son parcours.
Après le « Moi, Tituba » du titre, syntagme paradigmatique du testimonio (cf. Rigoberta Menchú), on retrouve le chiasme « Tituba et moi, .... » dans une note paratextuelle de Condé, où la virgule est agrammaticale. Enfin, le lecteur arrive à un troisième 'seuil' du récit, l'incipit, où les virgules, sans être agrammaticales, suscitent réflexion. Si la virgule (opposée à la conjonction de l'exergue) signale l'écart minime entre le personnage (Tituba) et la narratrice (Tituba, avec dans les coulisses, l'auteure), le paragraphe d'ouverture envisage une troisième variation sur l'autobiographie fictive, roman à la première personne où le personnage narrateur n'est pas l'auteur.
Chez Tituba, Condé trouve un superbe sujet pour une autobiographie fictive, parallèle à ce que l'Africaine-Américaine, Toni Morrison, entreprit dans son cinquième roman, Beloved (1987), roman analogue par ses stratégies de révision mises en oeuvre[5]. Cependant, les deux romans n'ont jamais été comparés, exception faite de l'article de Peterson (1997).
Les procès des sorcières de Salem (mars 1691-mai 1692), ayant servi de matériau littéraire à plus d'un auteur[6] (Moses 1994), retiennent Condé parce qu'ils posent en toute acuité le problème de l'interculturalité : dès la fondation du Nouveau Monde, des conflits entre colonisateurs et colonisés, entre les nouveaux habitants de l'Amérique et leurs rivaux, les 'sauvages' (Indiens, esclaves acheminés à travers l'Atlantique), se sont déclenchés. Afin de donner la pleine mesure de l'écart entre les cultures qui, en fait, se révèle être réduit à des questions de religions, de rendre tangible le dialogue de sourds ou mieux, l'absence de traducteur entre puritains (qui ont le pouvoir) et non-puritains (soi-disant vaudouïsants), entre Blancs et gens de couleur, entre hommes et femmes, Condé moule son récit dans le genre de l'autobiographie fictive. Tituba Indien devient l'auto-interprète de sa vie, mais elle prend soin de commencer son histoire par celle de sa mère, une Ashanti déportée au Nouveau Monde, violée à bord d'un négrier. Man Abena ne reconnaîtra jamais le fruit bâtard de son ventre et la petite Tituba sera élevée par Yao, père adoptif, et ensuite par Man Yaya, 'guérisseuse', donc sorcière aux yeux des Blancs. Après la pendaison de sa mère, Tituba accepte d'être l'esclave de Susanna Endicott et ensuite du puritain Samuel Parris, tout cela par amour aveugle pour John Indien. C'est dans la maison de Parris, à Salem, que commencent les viles accusations de sorcellerie : gouvernante des fillettes du 'minister', Tituba leur raconte des histoires de 'gens gagés' et d'Anancy terrifiantes, et leur administre des "bains démarrés" (T. 102), des poudres et des potions magiques. Accusée de sorcellerie, ainsi que Sarah Good, Sarah Osborne, Anne Putnam, Mary Walcott, Elizabeth Hubbard, Susanna Sheldon, Sarah Churchill (T. 125), Tituba sera jetée en prison, mais relâchée par la grâce du gouverneur Phips. Ici (T, chapitre II, 7) se termine le résumé authentique de sa vie. Or, telle que se l'imagine Condé, Tituba aura une seconde vie, une vie d'esclave libérée, de femme convoitée, d'épouse heureuse, fût-ce de courte durée, avec le juif askénaze Benjamin Cohen d'Azevedo. Ruiné à la suite d'attaques antisémites, Benjamin consent à ce qu'elle rentre à la Barbade, où elle vivra parmi les Marrons et aimera le très jeune Iphigene. Meneuse d'une insurrection marronne, Tituba est pendue avec les autres rebelles. Suit alors une note posthume de Tituba (T. 267-273) qui prétend survivre dans les chants et les légendes de son île, exactement comme l'héroïne éponyme, la mulâtresse Solitude d'André Schwarz-Bart (1972).
Convenons-en, cette vie pleine de péripéties devient franchement invraisemblable, lorsque Tituba, qui vers 1692, doit être devenue adulte, rencontre Hester Prynne, protagoniste de The Scarlet Letter (1853), dans une cellule de prison ! Condé, avec d'autres auteurs postcoloniaux (Toni Morrison dans Beloved et Bharati Mukherjee dans The Holder of the World), se moque de l'authenticité et de l'historicité. Il n'en demeure pas moins que, en dépit des avertissements de l'auteure, beaucoup de lecteurs continuent à considérer Tituba comme un roman historique (Moss 1991 :16). L'intérêt réside donc ailleurs ; la portée et la visée de l'auteure est de nous interroger sur la possibilité de traduire une vie qui n'est pas la sienne, de ré-emboucher les paroles d'une femme autre, et les trois seuils que nous analyserons, dans leur grammaticalité (in)correcte, devraient nous éclairer.
Moi, Tituba, sorcière noire de Salem |
L'autobiographie de la sorcière noire de Salem pervertit dans le sens de modifier en dérangeant ou en détournant de sa fin sinon subvertit, le genre autobiographique. Que Condé livre une autobiographie a-conventionnelle est déjà clair dans le sous-titre, et devient problématique pour plusieurs raisons. Tout d'abord, l'indication ethnique 'sorcière noire' est inexacte, non pour la raison qu'ignora Condé (faisant subir à sa protagoniste la même confusion ethnique que Vendredi dans Robinson Crusoé), à savoir que Tituba Indien fût Amérindienne (Breslav 1996), et non 'négresse', mais parce qu'aux Antilles, une sorcière est appelée une 'quimboiseuse', ou une 'séancière', une 'obeah-woman' à la Jamaïque, une 'hoodoo-priestress' en Amérique. Le sous-titre, 'sorcière noire de Salem', a été ajouté par Condé à la demande de l'éditeur, le Mercure de France. Pareilles 'agglutinations' paratextuelles sont légion de nos jours : la dernière publication d'Edwidge Danticat, publiée dans une collection de Crown Books ("travel writing"), porte comme titre et sous-titre : After the Dance. Carnival in Jacqmel. Haiti.(2002). Le titre de ce 'travelogue' apprend au lecteur ignorant que Jacqmel se trouve dans 'the magic island' et est censé susciter un certain horizon d'attente, voire attirer davantage de lecteurs.
Etonnamment, la couverture du livre (Edition Folio, no.1929) nous oblige à constater une autre bizarrerie, si ce n'est agrammaticalité, introduisant une "césure" entre le substantif "sorcière" et son adjectif "noire". « Moi, Tituba sorcière... », lisons-nous, au lieu de "Moi, Tituba, sorcière noire de Salem". La précision ethnique, et le toponyme du complément déterminatif sont relégués à l'intérieur du livre, sur la page du titre. Cette précision «noire de Salem » souscrit non seulement à la terminologie des Blancs, mais elle pique la curiosité des lecteurs francophones pour un sujet américain. A cela s'ajoute l'excentricité de la narratrice elle-même qui, au lieu de préférer la terminologie afro-caribéenne, écrit dans ses mémoires qu'on l'accuse d'avoir été une sorcière « hoodoo ». Or, venant de la Barbade, rien n'est moins probable. Certes, des pratiques rituelles d'origine africaine s'y observent tels que le 'Beg Pardon', les 'Praisesongs' ou hymnes funéraires décrits par Paule Marshall dans Praisesong for the Widow (1983) (Gyssels 2001: 128-136) mais le mot « hoodoo » y est inapproprié. Cela m'a toujours frappé que Condé laisse « hodoo », épelé tel quel, dans le texte :
Condé s'est-elle abstenue de triturer la langue de l'Autre ? Suggère-t-elle que le colonisateur, lorsqu'il avait affaire aux religions, croyances et mentalités des gens qu'il dominait, fût indifférent et nonchalant? Il est vrai que le graphème vaudou restera jusqu'aujourd'hui incertain. Vodun étant la racine dahoméenne (béninoise), on trouve vaudou, vaudoo, vodou, en anglais voodoo, tantôt variables en nombre, tantôt non. L'amalgame magico-religieux subsiste pareillement de nos jours : en Amérique, tout ce qui ressemble de près ou de loin à 'witchcraft' venant des Caraïbes est rangé sous l'étiquette 'hoodoo'. Pensons au cinéma hollywoodien avec des films fantastiques, tels que I Walked with a Zombie (1943) de Val Lewton[7].
Lorsqu'il fallait nommer l'Autre, le 'traduire' dans ses pratiques magico-religieuses, le colon négligeait de bien écouter et de bien noter. Condé ajoute encore « ça et là », pour accuser le peu de soin et le manque de rigueur des juges dans leurs rapports[8] La question derridadienne du monolinguisme de l'Autre (ici, le colon puritain), du rapport saussurien entre les mots et les choses, bref, la question de la langue et de qui est en pouvoir pour nommer les choses[9], s'impose ainsi de manière implicite dans les mémoires de l'esclave barbadienne en exil au Nouveau Monde. En conséquence, la question de comment traduire une vie réellement historique en devient plus que problématique, vu que les historiens négligèrent jusqu'au terme qui leur servit pourtant de pièce maîtresse dans l'accusation, à savoir sa pratique sorcière 'hoodoo'.
Mais pourquoi Condé choisit-elle un si long titre, et pourquoi les points de suspension qui séparent le syntagme « Moi, Tituba sorcière...» de «Noire de Salem » ? S'agit-il d'une simple inadvertance imputable aux éditeurs et/ou à l'auteure? Condé reconnaît que les éditeurs jugeaient le « Moi, Tituba » trop laconique, et qu'elle a rajouté le sous-titre, « sorcière noire de Salem » (Scarboro 1992: 205). En fait, le « Moi, Tituba » affilie son roman à un genre absent dans la tradition littéraire caribéenne, à savoir 'the slave narrative'. Le très noble quoique mélancolique 'portrait de négresse' de la réédition Folio (no. ) corrobore encore cette affiliation. De fait, les portraits et/ou médaillons de couverture sont paradigmatiques pour le genre de l'autobiographie de l'ex-esclave, tel qu'il existe en Amérique. Le très beau 'portrait de négresse' de Marie Guillemin Benoist, bien que sans rapport aucun avec le contenu du roman condien, circule par ailleurs comme icône de plusieurs rééditions antillaises (p.e. Le Voyage aux Isles. Chronique aventureuse des Caraïbes 1693-1705 du Père Labat, Phébus, 1993). Toute tradition narrative, et l'Histoire en est une, permet plusieurs façons de rappeler, de traduire. Que cela signifie-t-il pour la mémoire culturelle d'un peuple si le souvenir de l'esclavage prend, ou ne prend pas, la forme d'un genre romanesque spécifique ? Intraduisible, du fait qu'il s'agit d'une condition inhumaine, l'autobiographie de l'esclave manque parce que ce dernier n'avait pas accès à la langue du maître, ou qu'il devait la lui dérober. Marron du syllabaire, le sujet de couleur écrivait enfin avec le consentement du maître, ce qui conditionnait un récit auto-censuré. Les 'slave narratives' ont ainsi vu le jour grâce aux abolitionnistes, protestants et quakers confondus (Thomas 2000 : 7). Fondement d'une très riche littérature africaine-américaine aux Etats-Unis[10], 'the slave narrative' est forcément un avatar aux Antilles françaises. D'où, la virgule syncopée, dubitative en même temps qu'affirmative de la narratrice : « Moi, Tituba..., sorcière noire de Salem ».
Or, s'il y a eu beaucoup de 'slave narrative' d'hommes (Olaudah Equiano, Ignatius Sancho, Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, Written by Himself (1845), il n'y a quasiment pas de femmes[11]. Signant « la mort de l'auteure » (Mudimbé-Boyi 1993), le syntagme énonciatif « Moi, Tituba » implique de ce fait aussi un discours auto-généré, sans médiation, donc avec ses gestes titubants, ses bégaiements, ses incorrections. La virgule entre le pronom 'moi' et le nom propre traduit la revendication du sujet énonciatif qui, maintenant qu'elle a le droit de parler, nous traduit exactement ce qu'elle a subi et comment elle a tenu face à ces multiples humiliations et accusations.
Sous la plume de Condé, l'autobiographe fictive devient un appel en cassation. Plaidoyer d'innocence, elle rappelle les paroles de W.E.B. Du Bois selon qui « [the] chief witness, [the] emancipated slave, [is] barred from court » (Du Bois 1935 : 721, cité par Hesse 2002 : 152). Acte de « re-mémorisation » au sens que donne Toni Morrison à la « rememory » (Morrison 1984 : 385), à savoir effort conscient de ré-imaginer comment a pu être la vie d'une esclave à la Barbade et ensuite à Salem au 17e siècle, « l'autobiographie, qui est à la fois témoignage, plaidoyer, justification, et réquisition, s'inscrit par là dans le judiciaire, auquel elle emprunte sa mise en scène, ses rôles, et les modalités de son énonciation. Le judiciaire et le théâtral ont partie liée ici, tant le théâtre est le lieu privilégié du procès, comme dans la tragédie grecque, tant le tribunal ressemble à un théâtre » (Mathieu-Castellani 1996: 21). Par le truchement de la fiction, le procès de Tituba est révoqué, le non-lieu ayant trouvé un autre lieu de parole. Les différentes étapes, de la découverte de l'Autre à la discrimination et accusation de l'Autre, seront données, insistant sur le caractère arbitraire du sens des mots. Par le « moi, Tituba », le renversement s'impose, les tables sont tournées, comme le révèle la question lancinante de Tituba : « Où était Satan? Ne se cachait-il pas dans les plis des manteaux des juges? Ne parlait-il pas par la voix des juristes et des hommes d'Eglise?" (T. 182) Telle est sans doute la vraie question, qui explique les points de suspension du titre. Et si les vrais sorciers avaient été les Puritains ? Condé nous montre que les Puritains sont coupables d'exactement les mêmes délits dont ils accusent la négresse. Tituba nous rapporte sur un ton badinant tout un arsenal de clichés, prenant également soin de remplacer systématiquement les termes blancs, accusateurs, par leurs équivalents noirs : là où les Pilgrims crient 'sorcellerie', Tituba parle de son 'art', là où les premiers parlent de 'formules magiques' et 'd'incantations sorcières', Tituba parle de 'prières'. Enfin, Tituba redéfinit à plusieurs reprises le vocable de 'sorcière', mettant en cause la langue comme outil chargé d'ordonner la création de Dieu, l'ordre de l'univers :
Je m'aperçois que dans la bouche de John, le mot était entaché d'opprobre. Comment cela, comment ? La faculté de communiquer avec les invisibles, de garder un lien constant avec les disparus, de soigner, de guérir, n'est-elle pas une grâce supérieure de nature à inspirer respect ? (T. 75)
Dès son arrivée à Salem, Tituba, une des rares esclaves noires, s'aperçoit que la communauté rurale est pétrie de superstitions, peu propice à l'interculturalité, faute « d'ouverture au Divers » (Segalen, Glissant) du colonisateur. Ses propres penchants pour l'irrationnel et les forces magiques, ses mêmes inclinations qu'il reproche au colonisé le rendent aveugle et le terrifient, déclenchant une violence et une terreur qui maximisent la distance entre lui (les "Founding Fathers") et les autres (l'Africain, l'Indien, le Juif). Comme le démontre Morrison dans Playing in the dark, whiteness and the literary imagination (Morrison 1993: 30), les 'settlers' combattaient leurs peurs en stigmatisant les Noirs. L'africanisme (Manzor-Coats 1993, Ducats 1995) fut inventé pour rassurer la bonne conscience des colons qui cherchaient un bouc émissaire sur qui jeter leur dévolu. Les incertitudes quant aux forces qui régissent la fortune de chacun, l'ignorance et la méfiance pétrissent une bourgade malmenée par les forces combinées d'une Nature inclémente, les Indiens (voir The Scarlet Letter), et les Noirs. Menacée par la présence noire (un siècle et demi plus tard numériquement plus forte), celle même qu'ils ont fait infiltrer dans leur nouveau monde, la Bay Colony se protège tout aussi bien du Mal par des rituels et des gestes propitiatoires :
Découvrant le penchant superstitieux de ces puritains, Tituba assiste à de nombreuses cérémonies de type exorciste, dont le fameux sacrement du mariage. Convaincu que sa couleur trahirait qu'elle serait l'Anti-Christ à Salem, choqué de trouver Tituba et John s'embrassant sur le pont du bateau, Samuel Parris se dupe lui-même, au nom de la Bible, en leur imposant mariage et prières :
Ainsi inversés, les mots changent de sens selon la bouche qui les profère. En même temps, l'autobiographie fictive qu'est Tituba prône la jeune Amérique comme une zone interculturelle, malgré la ségrégation soi-disant religieuse (et raciste) entre les Puritains et les Autres. Initiée par la sorcière blanche, Judah White, Tituba nous traduit la colonie puritaine comme laboratoire de créolisation : sa pharmacopée est une substitution des herbes médicinales de Guinée par des plantes et herbes trouvées sur place. Métissant les pratiques occultes apprises des Blancs avec celles de Man Yaya, se faisant assister par les esprits de Man Yaya et Man Abena, mentors 'marassa' qui apparaissent sous forme d'oiseaux (T. 59) (Kasongo 1994), Tituba se surprend à « réciter des litanies protectrices ou à accomplir des gestes de purification » (T. 104). Apprenant que deux femmes ont laissé leur vie dans le lit d'en haut, elle s'empresse d'exorciser la double mort par une cérémonie de purification (T. 94). Comme Télumée, dans le roman schwarz-bartien (1972), Tituba conjure les maux et les afflictions qui font rage dans la petite paroisse: « les vaches qui meurent en grand nombre », « les enfants pris de convulsion » (T. 104). L'identité culturelle étant restreinte à l'appartenance religieuse, Tituba est en fait damnée pour ces débuts tâtonnants de syncrétisme. Consultant son bol d'eau pour lui ranimer sa Barbade perdue (T. 101), elle ira jusqu'à confectionner un « gâteau de sorcière » avec quelques gouttes d'urine de la malade et compare les deux « visions du monde » également obscurantistes et crédules à la faveur de ses propres racines ethno-culturelles. Ainsi, la horde des chats ne laisse présager rien de mal, bien au contraire, il s'agit pour elle d'une salutation de bienvenue :
Ils miaulaient, se couchaient sur le dos, élevant leurs pattes nerveuses, terminées par des griffes acérées. Quelques semaines auparavant, je n'aurais rien trouvé de surnaturel à ce spectacle. A présent, instruite par la bonne Judah White, je compris que les esprits de l'endroit me saluaient. Qu'ils sont enfantins les hommes à peau blanche pour choisir de manifester leurs pouvoirs au travers d'animaux comme le chat ! Nous autres, nous préférons des animaux d'une autre envergure: le serpent, par exemple, reptile superbe aux sombres anneaux ! (T. 94)
L'écart entre deux interprétations du monde, pourtant également superstitieuses, l'incompatibilité entre l'explication des malheurs et des malchances par les Blancs et par les Noirs, croîtra. En d'autres termes, l'autobiographie suggère que les Noirs étaient plus enclins, pour des motifs de survie, à s'adapter aux Blancs, que vice versa. Jusque-là innocente, Tituba attire sur elle la hargne collective dès qu'elle connaît de manière intime, en sa qualité de 'da' (créole pour "gouvernante" aux Antilles françaises) les fillettes de Parris et leur mère. Se chargeant des soins médicaux et spirituels, la servante attire sur elle radotages et rumeurs. Avant qu'elle ne le sache, Tituba est réputée sorcière car elle saurait et verrait tout (T. 99). Le rôle de maternage introduit cet élément hybride dans une culture qui prétend être homogène ; c'est le « third space » où l'identité culturelle se renégocie (Bhabha 1994 :38 ). Dans la demeure puritaine, des contre-valeurs sauvages, incultes s'infiltrent.
La 'sorcière noire de Salem' nous débobine le fil de sa vie pour nous interpeller, nous révélant le bien-fondé de son comportement: « Quel était ce monde qui avait fait de moi une esclave, une orpheline, une paria ? Quel était ce monde qui me séparait des miens ? » (T. 81) Ailleurs, Tituba soutient l'image toute positive de la sorcière :
Sans nous, que serait le monde ? Hein ? que serait-il ? Les hommes nous haïssent et pourtant nous leur donnons les outils sans lesquels leur vie serait triste et bornée. Grâce à nous, ils peuvent modifier le présent, parfois, lire dans l'avenir. Grâce à nous, ils peuvent espérer. Tituba, nous sommes le sel de la terre. (T. 85-6)
De même, quand elle a tué l'enfant dans son ventre, elle compose une complainte (T. 78), qu'elle reprendra (T. 89) lorsqu'elle bercera l'enfant de Hester, mort dans le ventre de sa mère. Ses « mains qui ont donné la mort, donneront la vie », se promet-elle, se lavant du meurtre de son enfant (T. 102), soignant sa pupille Betsey, substitut de l'enfant avortée. Elle use aussi du ton confessionnel pour clamer sa foi dans une amitié interraciale, dont elle a été dupe :
L'autobiographie nous convainc du parcours obligé de Tituba, de sa « Rage. Désir de tuer. Douleur, douleur surtout » (T. 143).
Tituba et moi |
Acte de souvenance, l'autobiographie de Tituba remplace le traditionnel topos du manuscrit trouvé par l'épigraphe suivant :
Tituba et moi, avons vécu en étroite intimité pendant un an. C'est au cours de nos interminables conversations qu'elle m'a dit ces choses qu'elle n'avait confiées à personne. (T. épigraphe)
On s'explique difficilement cette virgule, sauf qu'elle double la rupture produite dans le titre Moi, Tituba sorcière... Noire de Salem. Affirmant avoir mené plusieurs conversations avec la défunte, témoin oculaire de la 'Peculiar Institution', Condé affiche littéralement le caractère factice et fictif de l'autobiographie, et insiste sur l'intimité comme fondement de leur échange discursif. La sexualité féminine noire se réaffirmerait comme intraduisible pour une Antillaise. Depuis son premier roman, Condé ne nous dit pas autre chose. Finis les vieux mythes d'une féminité noire virginale et sacro-sainte aux Antilles, la stigmatisation des Noirs comme dangereux pour les Blancs. Dans la 'slave narrative' , la question sexuelle fut tabouisée. Les esclaves libérés et lettrés relataient les atrocités et les exactions, mais la honte les empêcha de dévoiler les 'cambriolages' et les 'désastres' autrement plus intimes. Par conséquent, le récit se tapissait d'ombres et d'oublis.
Or, Tituba ne nous décrit pas seulement l'acte du viol en menu détail[12], elle devient aussi l'esclave qui est désirable et désire hardiment des hommes. Dans Tituba, c'est le libertinage de la femme noire qui ouvre la porte grande ouverte à sa stigmatisation et à son rôle de bouc émissaire dans une société où le corporel et le sexuel sont marqués au fer d'une lettre A pour 'adultery'. Tituba rencontre Hester Prynne, punie pour avoir aimé passionnément un homme de son choix et toutes deux s'entretiennent longuement sur leurs besoins sexuels, et envisagent même une amitié lesbienne. Dotée d'un grand appétit sexuel, Tituba se voit reprochée d'être trop dépendante par cette féministe avant la lettre. N'a-t-elle pas choisi « un coq qui a couvert la moitié des poules de Carlisle Bay »(T. 30)? Versant quelques gouttes du sang de John Indien sur un tissu rapporté à Abena, Tituba, sacrée connaisseuse d'hommes, sait qu'elle est esclave de ses ardents désirs :
Qu'avait-il donc, John Indien, pour que je sois malade de lui? [...] Je savais bien où résidait son principal avantage et je n'osais regarder, en de-ça de la cordelette de jute qui retenait son pantalon konoko de toile blanche, la butte monumentale de son sexe. (T. 36)
Mise au ban de la société puritaine, 'créature de l'Antéchrist' parce que noire et femme, Tituba est surtout jugée pour le rapport jouissif à son corps. Dans la révision postcoloniale de la sorcière, le « commerce avec Satan » n'est rien d'autre qu'une liberté sexuelle absolue, que l'auteure défendrait avec autant de verve dans ses romans postérieurs (dans Desirada, Colonie du Nouveau Monde, ), au-delà des barrières de langue, de religion, de race, voire de sexe. Vague comparse des esclaves de Salem, pratiquant le 'hoodoo', Tituba est moins une prêtresse vaudoue qu'une femme libérée pratiquant le 'géo-libertinage' (Confiant, Depestre). Tant et si bien que la sexualité effrénée, le plaisir comme antidépresseur dans le régime esclavagiste sont une autre composante essentielle de ce 'mock-epic'. Condé met à l'épreuve tout lecteur à l'affût d'un mensonge romanesque sonnant vrai, de fantastique et de réalisme merveilleux (Onyeoziri 2001 : 405). En même temps, Condé vilipende tous ceux et celles qui condamnent des pratiques 'queer', c'est-à-dire homosexuelles ou bi-sexuelles. Elle mène à sa manière une guerre contre une Amérique WASP, encore puritaine, bigote, hypocrite. Pétri d'ironie postmoderne, le roman fait un clin d'oeil à Amour, colère, folie (1968) de l'Haïtienne Marie Chauvet dans une scène de masturbation. Tituba parcourt les « renflements et les courbes » de son corps, s'imaginant que ce n'était/fût plus sa main, mais celle de John qui la caressait/caressât ainsi :
Jaillie des profondeurs de mon corps, une marée odorante inonda mes cuisses. Je m'entendis râler dans la nuit (T. 30).
Pareillement incongrue est la réflexion saugrenue qui suit cette extase, à savoir si Abena, sa mère, avait râlé comme elle le fait, malgré elle ! Peu de critiques ont abordé ce point, et on comprend pourquoi. Condé juxtapose le viol de la mère de son personnage à une scène masturbatoire. Jouissant de sa liberté totale en tant qu'auteure, elle réagit contre le complexe de victime qui, il est vrai, n'en finit pas de colorier les récits de témoignage antillais, surtout féminins (on pense aux romans de Gisèle Pineau, p.e.). Plutôt que d'appeler à la compassion et à la pitié, Maryse Condé choque et dérange, coupant court aux tons compatissant et larmoyant qui se sont trop entendus dans une certaine littérature noire.
De même, et aux antipodes de cette scène atroce, Tituba goûte aux fruits défendus de l'amour interracial, autre sujet tabou dans cette société américaine qui se prétend pourtant multiculturelle et multiraciale. Même dans une ville du Nord comme New York, où elle vit, Condé a pu et dû constater qu'il reste encore des chemins à parcourir avant que la pleine acceptation de couples mixtes soit le cas ! D'où l'alliance entre Tituba et le juif Benjamin d'Azevedo et, de retour au pays natal, avec un Noir beaucoup plus jeune qu'elle, son 'fils adoptif', le jeune Iphigne.
Abena, ma mère, un marin anglais la viola... |
L'incipit nous confronte d'emblée avec le viol sur le Christ the King, nom d'un bateau négrier qui rappelle, une fois de plus, la facticité de l'autobiographie. Ce flagrant délit, perpétré sur des milliers de femmes noires aux colonies, explique l'amputation de la voix féminine. D'où une troisième syncope dans la syntaxe condéenne. Une troisième virgule mystérieuse retient notre attention dans une syntaxe surprenante : structure qui reporte le 'je' de l'énoncé, et met l'accent sur le premier terme, celui qui nous désigne la victime de l'opprobre, la mère muette. Ce viol, par lequel s'ouvre le roman, est synecdoque pour les écueils à une autobiographie féminine noire, pour l'intraduisibilité du vécu féminin sous l'esclavage :
Abena, ma mère, un marin anglais la viola sur le pont du Christ the King, un jour de 16** alors que le navire faisait voile vers la Barbade. (T. 13)
Qu'on le veuille ou non, le lecteur suit la pariade et a le regard rivé sur la victime du viol, sujet subalterne sans voix. Seul le possessif nous indique que Tituba parle d'elle-même, ou plutôt, qu'elle parle à la place de sa mère affable. Sujet autographe, Tituba entame le récit de sa vie non par sa naissance, mais par 'la mort' de sa mère, l'Africaine Abena, selon une grammaire de récit autobiographique antillais. L'incipit réécrit, sans trop d'originalité, l'"étrange coutume de la Pariade" qu'André Schwarz-Bart avait choisie comme incipit du second livre de La Mulâtresse Solitude.
Ce qui importe, c'est que le début de l'autobiographie réfléchit (au sens spéculaire) le « Moi, Tituba » du titre, ceci étant clairement un acte énonciatif qui centralise toute l'attention sur le 'Je'. La construction grammaticale « Abena, ma mère, un marin anglais la viola » en serait la structure en chiasme, et met l'accent sur la mère et signe la prétérition volontaire de la fille-narratrice. La majuscule et initiale 'A' n'est pas par hasard l'initiale du nom de la mère. Condé rappelle de manière ingénieuse que le viol et/ou la violence furent l'alpha et l'oméga de la condition féminine. Trop de femmes noires n'ont jamais laissé de traces, tant elles subirent la douleur, et la ravalèrent dans un silence muté, ou au mieux dans un bruit guttural.
En créole, il n'existe d'ailleurs pas de pronom personnel à la première personne ('Moi'). On dit toujours 'Yo' (on), tant l'individualité a été mise en friche par des siècles d'esclavage et de colonisation, excluant l'autobiographie telle qu'on la connaît en Occident, ainsi que sa variante la "slave narrative' dans une Amérique contrôlant la genèse d'une autobiographie noire. Si les romanciers antillais emploient un 'je', c'est par « détachement métonymique d'un nous » (Perret 2001 : 227). Si Maryse Condé opte pour une autobiographie fictive (où le personnage qui dit 'je' n'est pas elle), c'est par souci de donner à entendre une parole saccadée, une syntaxe syncopée dans un récit féminin éminemment intimiste, où la parole de la mère est absente de par la mutilation ou l'amputation de la parole : pendue, Abena a la langue mauve comme un pénis qui pendait de sa bouche (T, 37). Cette image terrifiante, vue par la petite Tituba, désigne le sexe de l'homme blanc comme l'arme d'amputation de la Noire. Muette, ou de toute façon diminuée par la violence corporelle et psychique, la survivante de pareilles atrocités se réplie dans un silence total.
"I is a long memoried woman" (Conclusion) |
Condé n'écrira pas de sitôt son autobiographie (réelle) : disséminée dans ses différents romans, elle continuera de verser dans ses romans ses opinions, aussi choquantes ou politiquement incorrectes fussent-elles. Réécrivant d'une perspective postcoloniale et autobiographique le premier procès qui a fait couler beaucoup d'encre dans l'histoire des jeunes colonies d'Amérique, Condé modifiera son personnage historique et en fera une femme de couleur résolument émancipée. Prisonnière des multiples relations conflictuelles (entre religions, « races », sexes et générations), sa sorcière de Salem règle ses frictions avec l'Amérique (Hewitt 1998). Si le « Moi, Tituba » souligne la nécessité d'une autobiographie féminine caribéenne libre de toute entrave, le « Tituba et moi » vient rappeler l'intervention et la traduction par l'auteure, tout en soulignant un dialogisme « au féminin, parce que les personnages féminins entretiennent des rapports dialogiques avec leur contexte sociohistorique et sont des êtres à part entière qui réfléchissent, parlent, agissent, désirent, aiment ou haïssent » (Malena 2002 : 249). Auteure et théoricienne qui, ensemble avec d'autres voix majeures telles qu'Assia Djebar et Régine Robin, se trouve à l'intersection de plusieurs langues et de plusieurs cultures, Condé se sert de ses fictions pour régler ses frictions avec sa société d'adoption (Hewitt 1998). Hantée par les oublis de l'Histoire et les racines du racisme, Condé se maintient bien à cet endroit polémique. «Nomade inconvenante » (Cottenet-Hage & Moudileno 2002), elle déclare qu'il faut être « errante, multiple, au-delà et au-dedans » (Pfaff 1993 : 46). Condé peste contre les maux de nos sociétés prétendues modernes et civilisées ; Desirada (1997) et Célanire cou-coupé (2000) contiennent à leur tour des passages politiquement incorrects . Aux dires de Jeannie Suk, Condé reste « a particular breed of writer that one could call postcolonial. Her position of ironic distance from the Antilles, her active role in American academic criticism of Antillean literature, her fluency with the theoretical stakes of contemporary literary criticism, and her extreme self-consciousness and self-distancing regarding all these matters, might bother those who hold a romantic view of the creative artist" (Suk 2000 : 21). Désobligeante et désobéissante, Condé s'est amusée avec Tituba, ensorcelant ses lecteurs avec cette critique percutante d'intolérances anciennes et modernes, de sectarismes ethniques et religieux, d'une certaine littérature bien pensante. Notes
[1] La strophe de Walcott appela le commentaire
suivant de Bhabha: "Walcott's purpose is not to oppose the pedagogy of the
imperialist noun to the inflectional appropriation on the native voice. He
proposes to go beyond such binaries of power in order to reorganize our sense
of the process of identification in the negotiations of cultural politics.
(...) Against the possessive, coercitive "right" of the Western noun, Walcott
places a different mode of postcolonial speech; a historical time envisaged in
the discourse of the enslaved or the indentured" (Bhabha 1993: 233).
Cet
article reprend des chapitres de Sages Sorcières ? Révision de
la mauvaise mère dans Beloved (Toni Morrison), Praisesong for the Widow
(Paule Marshall), et Moi, Tituba sorcière...Noire de Salem
(Lanham/NY, 2001)
[2] cf. Delas 1992 : Aimé Césaire ou « le verbe parturiant ».
[3] Par le sigle T, nous renvoyons à la première édition Folio du Mercure de France, no.1929.
[4] "Pouvoir/Savoir places subjects in a relation of power and recognition that is not part of a symmetrical or dialectical relation self/other, master/slave which can be subverted by being inverted. Subjects are always disproportionately placed in opposition or domination through the symbolic decentring of multiple power relations which play the role of support as well as target or adversary. It becomes difficult, then, to conceive of the historical enunciations of colonial discourse without them being either functionally overdetermined or strategically elaborated or displaced by the unconscious scene of latent (Orientalism). Equally, it is difficult to conceive of the process of subjectification as a placing within Orientalist or colonialist discourse for the dominated subject without being strategically placed within it too " (Bhabha 1993: 72).
[5] Roman où de pareils crochets au "Queen's English" sont faits: "We, Flesh", scande la prêtresse Baby Suggs aux membres de son église « hérétique », phrase elliptique et grammaticalement « impossible », qui dit la même difficulté épistémologique, pour le sujet Noir, d'assumer la subjectivité et l'autorité discursive (Nwankwo 1996).
[6] Alors que le juif américain Arthur Miller s'en inspira pour dénoncer le mc carthyisme pendant la Guerre Froide (la « chasse aux communistes » dans The Crucible, 1958), Condé ré-imagine Tituba comme femme innocente qui, dans la colonie puritaine, n'a d'autre choix que de se défendre bec et ongles contre des attaques racistes, sexistes et religieuses. Tandis que l'Africaine-Américaine Ann Petry, militante pour « Black Civil Rights », dévoila à son tour la triste condition féminine noire dans la superpuissance économique, Condé montre comment celle qui fut accusée de sorcellerie ressemble aux Founding Fathers qui, à leur manière, vénèrent de manière fanatique et intolérante Dieu, pendant qu'ils continuent de pratiquer certaines coutumes à caractère superstitieux.
[7] Situé à la fin du 17ième siècle, le roman de Condé annonce les grandes hystéries qui, exactement un siècle plus tard (1791), se déclenchèrent avec les révoltes d'esclaves à Saint-Domingue. L'exode massif de planteurs vers les colonies d'Amérique (en Louisiane, concentrés à la Nouvelle Orléans), résulta en une représentation stéréotypée des Haïtiens, généralement dénigrante et avilissante.
[8] Laënnec Hurbon, le grand spécialiste du vaudou haïtien, adopte à présent le graphème vodou dans son dernier essai Sociologie d'Haïti au 21ième siècle. La démocratie introuvable (2001).
[9] Alice Brittan détecte la même "volatilité" sémantique pour des mots venant des Aborigènes, et que le colonisateur et chroniqueur australien s'empressa de "pidginiser" pour se l'approprier dans Remembering Babylon (David Malouf, 1993). «[T]he problem of naming oneself and speaking referentially about the world of imported objects in a national context of acute and sustained material anxiety" (Brittan 2002 : 1159) nous interpelle également dans le contexte de l'esclavage aux Amériques, ou des mots comme « hoodoo » sont devenus la traduction cannibalesque, de l'altérité culturelle des Noirs importés mais aussitôt matés dans leur discours atrophié, « menace culturelle » qui doit être linguistiquement aussi, matée : « the frequence and sclerotic force of clichés, of unexamined similes, of worn tropes », « imprisoning their users in an atrophied speech » (Steiner in Brittan 2002 : 1167).
[10] Les deux exemples connus pour l'Amérique étant Harriet Jacobs (Incidents in the Life of a Slave Girl) Mrs. Harriet Brent Jacobs. Written by Herself (1861) et Mary Prince, Africaine-Américaine abolitionniste qui voyagea en Jamaïque en 1840 et qui épousa un Juif russe qui fonda la première loge maçonnique noire à Boston (A Black Woman's Odyssey through Russia and Jamaica, The Narrative of Mary Prince, 1850). Certes, on a quelques récits de facture testimoniale dans la Caraïbe : l'ethnographe et sociologue Dany Bébel-Gisler livra avec Léonore, L'histoire enfouie de la Guadeloupe (1985) une autobiographie de l'ex-esclave, mais cette oeuvre est rarement considérée comme un « roman ». Toujours dans le même domaine anthropo-culturel, je pourrais mentionner le « beau livre » à mi-chemin entre le journalisme (interviews) et l'anthologie de l'auteure Gisèle Pineau (texte) et de Marie Abraham (photos): Femmes des Antilles, Traces et Voix (1996), paru en préparation du 150ième anniversaire de l'abolition de l'esclavage aux Antilles (1848-1998). Toujours dans la logique de la « réparation » (Amnesty International, Droits de l'Homme, ...), on accordera le prix Nobel de la paix lors du 5ième centenaire de la découverte de l'Amérique (1992) à la Colombienne Rigoberta Menchú avec Moi, Rigoberta Menchú.
[11] Il existe pourtant une exception caribéenne, le récit de Mary Seacole, métisse écossaise-jamaïcaine qui en tant que « doctoresse » voyagea à Panama où elle lutta contre le choléra, et ensuite à Londres (1854) où elle chercha à se faire accepter comme infirmière pour atténuer les douleurs des soldats britanniques et français dans la guerre contre le tsar russe. (Wonderful Adventures of Mrs Seacole in Many Lands, 1857).
[12]
« Pareils à trois grands oiseaux de proie, les hommes
pénétrèrent dans ma chambre. Ils avaient enfilé des
cagoules de couleur noire, percées seulement de trous pour les yeux et
la buée de leurs bouches traversait le tissu. Ils firent rapidement le
tour de mon lit. Deux se saisirent de mes bras pendant que le troisième
ligotait mes jambes, si serré que je criai de douleur. Puis l'un d'entre
eux parla et je reconnus la voix de Samuel Parris [...]:
Confesse que cela est ton oeuvre, mais que tu n'as pas agi seule et
dénonce tes complices! Good et Osborne, puis les autres!
Je n'ai
pas de complice puisque je n'ai rien fait!
L'un des hommes se mit
carrément à cheval sur moi et commença à me
marteler le visage de ses poings, durs comme des pierres. Un autre releva ma
jupe et enfonça un bâton taillé en pointe dans la partie la
plus sensible de mon corps en raillant:
Prends, prends, c'est la bite de
John Indien! »(T. 143-5).
Bibliographie
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Kathleen Gyssels est titulaire d'un doctorat en lettres modernes de l'Université de Cergy-Pontoise avec un essai intitulé Filles de Solitude: essai sur l'identité antillaise dans les auto-biographies fictives de Simone et André Schwarz-Bart (Paris: L'Harmattan 1996). Elle est professeure de littératures francophones postcoloniales à l'Université d'Anvers où elle dirige un groupe de recherche en littératures postcoloniales (https://www.ufsia.ac.be/postcolonial). Elle publie dans de nombreuses revues sur les littératures caribéennes et africaine-américaine. Son dernier essai s'intitule Sages sorcières? Révision de la mauvaise mère dans 'Beloved' (Toni Morrison), 'Praisesong for the Widow' (Paule Marshall), et 'Moi, Tituba, sorcière noire de Salem' (Maryse Condé) (Lanham/NY: University Press of America, 2001).
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