Jamila Guiza
Institut supérieur de l'Education et de la Formation continue à Tunis
Y a -t-il un sens à dire que je suis bi-culturelle ? Les mots sont des nasses redoutables pour qui s'y laisse enfermer : ce que j'adviens de mes appartenances peut-il se réduire à la comptabilité de mes passeports ?
A vrai dire, il y a comme de l'escroquerie à se déclarer franco-tunisienne ou tuniso-française. C'est tout au plus une formalité administrative, un vade-mecum de poche que l'on exhibe pour parer au plus pressé de la salve identitaire.
Trop simpliste donc pour refléter la réalité, la notion de biculturalisme est, lorsque je l'interroge, plutôt exsangue.
Mon histoire commence tous les matins de mon monde : un parfum de jasmin qui m'enivre, l'appel du muezzin qui m'émeut, le tohu-bohu des klaxons qui me révoltent, la joie d'être mêlée aux bruits et aux senteurs tunisiens si miens. Puis, le sentiment soudain qu'il aurait été doux que ma porte s'ouvre plutôt sur les quais parisiens et que mes pas se perdent dans les jardins du Luxembourg.
Me revoilà longeant les bords de la Seine, émue par les carillons d'une église, enchantée de goûter à des saveurs françaises si familières. Puis, là encore, le sentiment soudain qu'il aurait été doux que je puisse glisser quelques mots complices en arabe pour dire mon bonheur d'être en France.
Impressions paradoxales de rejet et d'amour, d'attirance et de refus dans l'un ou l'autre des lieux. Il y a de la douleur à vivre le manque à être. Que faire et que faire de ce besoin toujours lancinant d'être sur l'autre rive de l'être ?
Ainsi va le biculturalisme. On le pense idéalement dans l'addition de deux monocultures, dans la maîtrise de deux langues, dans l'utopie d'une synthèse entre pater et mater patrias quand il est aussi dans le choc d'un affrontement, dans l'insupportable de tant de différences, dans l'incommunicabilité de deux mondes. Et on ne dit pas assez la colère à écouter les uns et les autres de chaque côté de la méditerranée se stigmatiser, se condamner, qui pour avoir été colonisés, qui pour avoir été envahis. On ne dit pas assez la souffrance à supporter autant de poncifs, de clichés, de stéréotypes ou autres vains rabâchages sur l'insanité de manger du porc ou sur la sottise de ne pas s'en délecter...
Alors non, je ne suis pas biculturelle mais peut-être tunisienne à la française, l'un puis l'autre à mes heures, sans doute oui et puis non, pas assez ou trop réducteur, je préfère être l'un à travers l'autre ou ce que je me crée à tout instant de mes contradictions.
Finalement, lorsque la lassitude vous prend à vouloir vous définir, vous classer, vous catégoriser, vous ranger parmi les uns et les autres, vous vous émerveillez de ce que les racines n'aient jamais eu besoin de sillons pour pousser. Elles s'entremêlent, s'enchevêtrent, se cognent, se confondent et vous comprenez alors qu'à travers ces croisements sans cesse insolites, un plus un n'est pas égal à deux mais à trois. Vous souriez d'avoir enfin recouvert la liberté de n'être ni tunisienne ni française ni biculturelle mais d'être sur le chemin d'une troisième voie à inventer, à construire pour être simplement vous, au-delà de toute culture et surtout de toute frontière.
Apprendre à « Etre humain au-delà des appartenances », pour reprendre le sous-titre de l'ouvrage de Laplantine ; apprendre à être par delà les appartenances pour pasticher Nietzsche, c'est ce que le biculturalisme, en lui-même si intenable, détient de véritablement riche et fécond.
Jamila Guiza est assistante de didactique du français à l'Institut
supérieur de l'Education et de la Formation continue à Tunis. Après avoir soutenu un mémoire de DEA intitulé, Pluralité identitaire, Identité tunisienne, Culture française. Quels dispositifs didactiques pour gérer l'enseignement-apprentissage ?, elle prépare actuellement une thèse portant sur la Dynamique des représentations des enseignants tunisiens de français du secondaire sur la culture française, sous la direction du Professeur Geneviève Zarate (Paris III) et du Professeur Samir Marzouki (ENS-Tunis). |