Diane-Monique Daviau
Ecrivaine, Québec
Je vais le dire d'emblée, pour éviter tout malentendu possible à cet égard : je ne vois aucun écart entre l'écriture et la vie et je suis incapable de les opposer. L'écriture, à mes yeux, est un acte de la vie et la vie s'y déploie tout comme dans les paysages, la succession des saisons, la croissance des enfants, le fait de manger, de faire l'amour, de rêver, de rire.
Dans l'écriture comme dans toutes les autres aventures humaines, je crois que le commencement n'est toujours que l'après-coup. Ce n'est pas la logique de la cause qui entraîne une libération de l'effet mais plutôt la manifestation de l'effet qui peut conduire, rétroactivement, à sa cause possible, logique.
C'est en prenant peu à peu conscience de la manière dont j'écris que je découvre peu à peu ce qui me fait écrire tout comme c'est la narration qui engendre l'histoire, le narré, que je ne découvre qu'à reculons. Si on tente de résumer le récit, on voit bien que c'est la narration qui englobe l'histoire et non l'histoire qui se raconte par le biais des mots. Il reste toujours quelque chose qui ne se laisse pas réduire, absorber, justifier par l'objectivité.
Je n'aurais aucun plaisir à me sentir en dehors du monde, à m'extraire du mouvement de la vie pour reproduire le réel ou même l'interpréter. L'écrivain, tel que je le conçois, n'est pas du tout un exégète, c'est un créateur, un inventeur, un constructeur. J'écris non pour interpréter le réel mais pour le construire. Lorsque je m'installe devant l'écran de l'ordinateur, je n'ai pas la moindre idée de ce qui peut venir, advenir, prendre forme. Je sais seulement, et je ne le sais que d'expérience, que je me sentirai vivre pleinement pendant que j'écrirai. D'où me viendra ce sentiment de plénitude ? De l'écriture, du travail sur les mots.
C'est pourquoi j'ai besoin de pouvoir laisser la langue se déployer, quitte à revenir dans un deuxième temps de ce mouvement qui pourra sembler contradictoire mais ne sera peut-être que complémentaire, au fond quitte à revenir, donc, sur ce que les mots auront avancé. L'avancée de la langue n'est jamais anodine, innocente. En fait, c'est en s'avançant, en se mouillant, en se frottant aux obstacles, en se confrontant au monde que la langue acquiert une certaine trempe et se fortifie au point de devenir langage. Je n'écris que pour cela, au fond : pour voir la langue s'incarner, s'humaniser, parler clair, se hérisser, filer doux, se tromper de mot, s'annuler, se trahir, semer le doute et se reprendre, me surprendre, m'en apprendre en laissant voir ce qu'elle ne dit pas et en disant ce qu'elle ne sait pas.
Je suis follement amoureuse des mots, depuis toujours. Ça pourrait être un énorme problème mais ça ne l'est pas parce que les mots m'ont sauvé la vie, depuis l'enfance, et maintenant encore. Je suis encore aujourd'hui, chaque jour, remplie d'une immense gratitude lorsque je pose les yeux sur un mot et constate que je le déchiffre sans peine ou lorsque je m'empare d'un crayon et que ce que je désire accomplir, avec l'aide de cet instrument, j'arrive effectivement à l'accomplir, comme si c'était aussi naturel que de cligner des yeux quand j'en ai envie ou de remuer les orteils ou le bout des doigts si ça me chante. Je suis reconnaissante que cela existe, les lettres, les mots, une langue, des langues, et qu'on m'y ait donné accès, que je sois en mesure d'arpenter cela de long en large, de l'explorer à ma guise, de me vautrer dans les mots et d'en faire ce que je veux. Mais est-ce que j'en fais toujours ce que je veux et qu'est-ce que j'en fais quand j'y arrive ? Qu'est-ce que cela que j'arpente de long en large quand je trace des lettres, que je forme des mots, que je bâtis des phrases ?
J'ai commencé à écrire à six ans, le jour où j'ai appris où on m'a appris à tracer des lettres, où on a eu cette incroyable générosité de m'apprendre à faire apparaître des mots avec les lettres, où on a eu l'idée étonnante de me transmettre ce savoir-là, de m'initier à cette science, à cet art qu'est l'écriture. Le bonheur a été instantané : la liberté que j'ai ressentie en écrivant se compare parfaitement à celle qu'on doit ressentir quand on commence à marcher, à celle qu'on ressent quand pour la première fois de son existence on arrive à rouler à bicyclette et qu'on se sent roulant, fendant l'air, en équilibre sur cet objet très bizarre qu'est une bicyclette le monde nous appartient, le monde m'appartenait enfin pendant que je traçais des lettres ou déchiffrais des mots, et le désir de retrouver la fébrilité reliée à l'exploration, à la découverte, a été tellement intense que j'ai continué à écrire dès que j'ai su le faire, tout comme j'avais continué à marcher dès que j'ai su comment me déplacer d'un point à un autre.
Je reste encore aujourd'hui médusée chaque fois que je prends un crayon, du papier et que j'appuie la mine du crayon contre le papier : ça marche, je réussis mon truc de magie encore une fois, de petits dessins apparaissent, se collent les uns aux autres, se disjoignent, de petits dessins, des paysages qu'on appelle «lettres» s'associent librement en se dissociant d'autres qui pourtant leur ressemblent infiniment, certains hésitent, restent en suspens, s'annulent, se dédoublent, se séparent, se lient et se relient et parfois disparaissent dans la fusion, les effusions.
Je n'ai aucun souvenir d'un moment où je me serais installée devant du papier ou plus tard la machine à écrire puis l'ordinateur dans le but d'écrire quelque chose, quelque chose en particulier, pour raconter quelque chose, expliquer, exprimer quelque chose. J'ai parfois l'impression que la seule vue d'un stylo, d'une plume, du plus petit bout de crayon ou de papier réveille en moi le souvenir d'une félicité, déclenche un désir de revivre cet état, un désir de lettres et de mots si intense que j'ose à peine en parler plus explicitement... Il s'agit peut-être d'une pathologie, après tout, d'une perversion. Il y a le fétichisme de la chaussure, il existe peut-être quelque chose comme le fétichisme du crayon. Il y a effectivement quelque chose de l'ordre de l'obsession dans ce besoin de reprendre le crayon dans la main, de le re-poser contre du papier, de tracer à nouveau des lettres, de sentir à nouveau ce frisson, de voir apparaître des mots, le mouvement des mots qui arrivent, qui tombent, se placent, se bousculent parfois, se figent, se dérobent, s'exhibent, s'accumulent, ploient, plient mais ne se rompent pas, résistent, se contredisent, s'enchaînent, ne peuvent s'enchaîner. Voilà qu'apparaît une virgule, ou un point, qui tente de mettre de l'ordre dans ce déferlement, cette masse, ce vaste mouvement captatif des mots. Et moi, captée, happée, qui hésite : à la ligne ou pas d'alinéa, pas encore, pas ici ?
Ici : où suis-je donc quand je me retrouve en train d'écrire, au milieu de ces tout petits traits qui se succèdent, s'enchaînent ou se dissocient des précédents ? Quand les mots apparaissent ? Je suis là où les mots me sollicitent pour s'organiser de mille et une façons en propositions qui s'adressent à moi, en regroupements de mots qui ont quelque chose à me proposer, à moi d'abord : une construction, un espace, une structure, un lieu, une place, un complexe, mais d'abord des points de repère, des ancrages : un sujet, une action, un état, une durée ou plutôt un élément ponctuel, voire itératif, une qualité ou l'absence de qualité, un adverbe, surtout pas ici, deux adverbes valents-ils mieux qu'un... ici... plus près, plus loin, entre le sujet et le verbe, les verbes, ou entre le verbe et un objet... possible... qui se propose, se soumet à ma réflexion, ma décision.
Au fur et à mesure que les mots syntaxiquement s'organisent, une architecture prend forme. C'est cette architecture que je me suis longtemps refusée à voir, longtemps j'ai fait tout ce que je pouvais pour ne pas trop voir comment j'écris, pour ne pas être trop consciente des raisons qui me poussent à écrire.
Mais on n'y échappe pas, c'est impossible de ne pas finir par voir peu à peu, ou brusquement, soudain : un jour, c'était très clair, j'ai vu à quel point l'organisation des mots en propositions était importante dans le processus de création qui est le mien. J'ai vu l'architecture, la structure. Je me suis mise à voir les échafaudages, les constructions, parfois solides, complexes, des forteresses, des labyrinthes, des dédales, des compositions avec des trappes, des caches, des oubliettes, des escaliers secrets, des portes dérobées, des greniers, des souterrains, des enfilades qui s'avèrent des mises en abyme, des emboîtements qu'on dirait régis par le principe de consécution mais qui se révèlent pures successsions, fausses pistes, des juxtapositions s'éclairant mutuellement, des murs de soutènement et des murs mitoyens, des portes et des fenêtres de toutes les dimensions, des balustrades, des parapets, des enceintes, des garde-fous, des remparts. Et des abris, des refuges, des oasis, des radeaux, des maisons de poupées, des cabanes dans les arbres, des tranchées, des barricades.
J'ai vu que la construction syntaxique, la composition, la structure de mes récits sont le principe dynamique de mon écriture et qu'elles mettent en scène l'origine même de mon besoin d'écrire : dans l'écriture je cherche des appuis, des points d'appui, des repères, mathématiques, topographiques, géographiques, domestiques, logistiques, des points d'appui, des lieux, des positions à partir desquels considérer les questions existentielles qui me préoccupent et auxquelles j'ai du mal à me confronter sans ces repères et ces points de vue que je trouve dans l'écriture.
L'aventure syntaxique, d'indécisions en points de certitude, se fait stylistique, esthétique, éthique, elle devient épique, débrouillarde, inventive, elle se fait cheminement, parcours, trajectoire, vaste observatoire. Le travail sur les mots, la syntaxe m'ouvre des perspectives, crée une dimension où je trouve ma place dans le monde, me donne un espace à ma mesure selon ce que les propositions me donnent à voir en le mettant en acte, me conduit à des points de vue sur le réel. À partir d'une seule proposition tout devient possible et tout n'est plus possible, la vision des choses change, s'élargit et se rétrécit en un mouvement contradictoire et complémentaire, je me déplace moi aussi, je bouge avec ce qui bouge dans la phrase, et le paragraphe, et j'en arrive, infailliblement, à une nouvelle position à l'égard du monde.
Possiblement à l'égard de ma propre identité, aussi.
Rien n'est anodin, dans l'écriture, nous le constatons rapidement, et la manière d'écrire est aussi éclairante, révélatrice, importante que ce qui est narré. Les bornes, les ancrages, le territoire révélé, dessiné, circonscrit et limité par la syntaxe ne me disent pas seulement où je suis mais également où je ne suis pas, ne serai jamais, ne peux pas ou ne veux pas être. La carte du territoire montre les failles, les creux, les vides, mais même les vides me protègent du néant : pour qu'apparaisse un creux il faut qu'il y ait aussi saillie. La mesure de la phrase, du souffle qui la traverse, son degré de clarté, d'ombre, me donnent la mesure de ma propre respiration, de ma propre lumière.
Étrange phénomène à première vue : mettre en acte ce qu'on ne connaît pas pour le connaître ; faire le point à chaque phrase pour laisser se développer un récit ouvert ; élaborer le récit en l'extirpant des contraintes mêmes qui le constituent ; expérimenter, complexifier, épurer les dispositifs narratifs pour s'approcher de l'irracontable. C'est Clarice Lispector, je crois, qui écrit : « Va-t-il me falloir trouver le courage de me mettre à parler du néant ?» J'ai peut-être cette passion des mots, ce besoin de la phrase parce que je ne peux rien raconter, ni d'un côté ni de l'autre : ce qui a tendance à «passer», dans mes textes, à passer à travers les mailles du filet, je suppose, c'est de l'inracontable, de l'infiniment petit, de l'insignifiant qui indique peut-être à son tour l'irracontable qui se trouve à l'autre extrémité, toute cette infinité, cette éternité, l'infiniment grand, l'infiniment impensable, l'infiniment angoissant, l'infiniment néant. Parler pour ne rien dire, en somme.
Voilà, ça c'est une chose : on peut écrire pour ne pas mourir d'angoisse et parler de tout et de rien pour ne pas aborder directement les questions trop vastes. On peut espérer que passe, dans ce qui s'écrit, quelque chose de ces questions, malgré tout. Que dans l'infiniment petit on pressente l'infiniment trop grand, l'envahissant, le menaçant. J'aime quand les mots s'organisent en synecdoques, en métonymies, en métaphores, en litotes, en euphémismes, en lapsus, en paravents et en écrans.
J'aime que la juxtaposition de deux termes ou de deux objets qui semblent sans lien l'un avec l'autre puisse former une entité nouvelle et indiquer, renvoyer à, signifier la coexistence de deux forces, deux principes, deux énergies et qu'il ne soit pas nécessaire de l'expliciter. Certaines choses ne sont intéressantes que juxtaposées à d'autres choses parce qu'alors une tensoin se crée, comme dans un koan. J'aime que la grammaire mette des choses en place, montre.
Et j'ai aussi de plus en plus envie d'un récit constituant, constituant d'expériences, de l'expérience d'écrire, de ma relation au monde. Besoin d'esquisses, de versions mouvantes, fragmentaires, parcellaires, d'expérimenter des démarches susceptibles de donner forme à ce qui présentement échappe au récit.
Vers quoi irai-je à partir de maintenant ?
Vers l'infiniment petit et vers le vastement ouvert.
Diane-Monique Daviau est l'auteure de Dessins à la plume (finaliste en 1979 au
16e Grand Prix littéraire de la Ville de Montréal), de
Histoires entre quatre murs (1981) et co-auteure avec S. Robert de
L'Autre, l'une (1987). Elle a publié en 1990
Dernier Accrochage , en 1993 La vie passe comme une étoile
filante: faites un vu et en 1999 un récit, Ma
mère et Gainsbourg, également finaliste au Grand Prix du
livre de Montréal et en nomination pour le Grand Prix des lectrices
Elle Québec 2000. Plusieurs de ses nouvelles
furent diffusées sur les ondes de Radio-Canada, d'autres publiées
en revues, en Europe ou au Québec. Elle a co-signé une douzaine
d'ouvrages collectifs. L'auteure a aussi été chroniqueure littéraire, elle a enseigné la littérature et la langue allemandes, la traduction; elle a été et est toujours traductrice et elle travaille pour la plupart des maisons d'édition québécoises, qui lui confient l'évaluation, la révision ou la réécriture de manuscrits ou pour lesquelles elle effectue un travail d'auteur-conseil auprès d'écrivains ayant besoin d'aide pour retravailler leur manuscrit. C'est sensiblement le même genre de travail qu'elle accomplit également dans le milieu du cinéma. |