Safoi Babana El-Alaoui
University of Maryland
Aujourd'hui, la réception critique de la littérature marocaine francophone, en Europe aussi bien qu'au Maroc, a réussi à bien élucider les tensions qui animent et nourrissent la création littéraire francophone dans ce pays, ainsi que les positions esthétiques et idéologiques multiples adoptées par les écrivains marocains francophones. Beaucoup de critiques marocains et maghrébins aussi bien qu'européens se penchent sur l'exploration du tissu hétérogène de la littérature marocaine, de la diversité des positions prises par les écrivains et des rapports dynamiques qu'ils entretiennent avec leur milieu; par conséquent, ils s'attaquent à la formulation des matrices théoriques plus adéquates à faire un état de la création littéraire marocaine d'expression française. Jacques Alessandra, Guislain Ripault, Abderrahman Tenkoul, Mdarhri-Alaoui, Khatibi, pour ne citer que ces noms de critiques contemporains, ont contribué à ce nouveau regard sur la littérature marocaine francophone, qui la projette comme un phénomène en état de transformation et de métamorphose continues. Pour eux, il convient dans cet état de choses de concevoir la création littéraire dans le 'monde', dans le sens que Edward Said lui donne dans « The World, the Text, and the Critic » (Voir les références ci-dessous). Cela veut dire qu'il faut placer les textes littéraires dans le flux de l'expérience humaine où des discours politiques, historiques, sociaux, culturels s'entrecroisent, traversent et forment des dialogues avec l'univers littéraire et le mettent en cause.
C'est donc dans ce cadre conceptuel que cette étude consacrée aux trois romans autobiographiques marocains, Le chemin des ordalies (1982) de Abdellatif Laâbi, La mémoire tatouée (1971) de Abdelkebir Khatibi , Le passé simple (1954) de Driss Chraïbi, vise à examiner la conception du 'moi' chez ces auteurs. Les textes en question s'engagent dans une mission commune: celle de mettre en crise le champ romanesque marocain comme lieu de représentation et de conception du moi et de la marocanité. Et pourtant, bien que ces livres se joignent à bien des égards au niveau de la thématique et du style, ils divergent en ce qui concerne leur mode de penser le 'moi' libéré et de redéfinir l'espace littéraire marocain. Ce qui pourrait être noté d'emblée, c'est que les récits cités plus-haut des trois écrivains marocains Chraïbi, Laâbi et Khatibi rappellent, par leur rapport problématique avec le passé, la violente expression des émotions et l'explosion du champ sémantique en multiples voix et univers culturels, le cri de Fanon qui hantent encore l'imaginaire de beaucoup d'écrivains francophones : « La densité de l'histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c'est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j'introduis le cycle de ma liberté » (189).
La mise en cause du passé dans les trois textes est réalisée par le procédé d'auto-référence qui inscrit le texte dans une dimension méta-fictionnelle, et donc méta-discursive. Les écrivains projetés dans l'univers romanesque mettent en question une série de données culturelles et de faits idéologiques (la loi islamique, le discours de la mission civilisatrice, le discours colonial, le discours patriarcal) par le biais du méta-discours qui se manifeste tantôt sous forme de parodie, et tantôt sous forme de jeux intertextuels complexes et de configurations dialogiques au sens bakhtinien. La parodie pour Linda Hutcheon n'est pas seulement un jeu qui a pour domaine le texte, mais aussi le contexte : « Parody is one of the techniques of self-referentiality by which art reveals its awareness of the context-dependent nature of meaning, of the importance to signification of the circumstances surrounding the utterance » (85). Patricia Waugh ira jusqu'à donner aux textes métafictionnels une fonction idéologique, en montrant qu'ils parviennent à re-contextualiser le sens, et à dévoiler l'arbitraire de tels concepts que 'le début' et 'la fin' d'une histoire en déplaçant les mots et les choses, et en dérangeant le sens de cohérence et de clarté qu'ils confèrent à la conscience:
Cette étude proposera que les choix esthétiques des trois écrivains innovateurs par rapports aux romans marocains écrits sur le mode du roman occidental du 19e siècle préparent la piste pour la possibilité d'aborder le dilemme identitaire sur de nouveaux modes de conceptualisation. Cela est achevé par la préconisation d'un nouveau culte d'engagement agonistique qui privilégie la négociation du problème identitaire sur un terrain neutre où aucun discours n'aura de légitimité a priori, et où seul le débat et l'argumentation responsable détermineront l'organisation des rapports humains.
I. Le passé simple : Révolte manquée ou changement de tactiques ? |
Mdarhri-Alaoui situe la littérature marocaine en la qualifiant ainsi : « L'écriture marocaine d'expression française est une écriture de "démantèlement" » (« Le roman marocain » (141-145). Il montre ainsi que Passé simple de Chraïbi s'inscrit dans cette tendance littéraire. Comme chez beaucoup d'autres critiques du Passé simple, l'image du jeune homme révolté contre tout le monde et contre lui-même domine la caractérisation que donne Mdarhri-Alaoui du protagoniste Driss. Or, l'élément autobiographique, la consonance du nom du protagoniste avec celui de l'auteur lui-même, les juxtapositions variées qui mettent le protagoniste et sa société en opposition l'un contre l'autre, laissent échapper beaucoup d'ambiguïté qui ne passe pas forcément par la surface du récit. L'histoire du jeune Driss se résume par une enfance traumatisée par le poids écrasant de l'autorité du père, le Seigneur ; une éducation religieuse austère ; un dégoût envers le silence de sa mère asservie par le Seigneur et le suicide de celle-ci ; une éducation européenne qui le séduit au début mais le rend désenchanté après ; un bref séjour à Fès avec sa mère où il découvre 'la cité des Seigneurs' qui ressemblent à son père; la mort de son petit frère Hamid; son dernier face-à-face avec son père ; et enfin son départ pour la France. Il est vrai que le récit esquisse à grands traits les points nodaux du roman occidental du 19e siècle (que ce soit réaliste ou romantique). Mais, il nous semble que de l'évaluer en fonction de ce qui fait de lui un univers où la subjectivité du héros n'est qu'un agrément d'un genre littéraire particulier au lieu de le présenter à la croisée des genres sera d'en faire un autre texte. Car, justement, c'est avec beaucoup d'ironie, manifeste ou subtile, que le protagoniste maintient un rapport avec lui-même et son propre discours de révolté. On voit cela par exemple dans sa réaction face à la proposition d'un dénommé Roche, qui lui propose de faire un roman de son histoire personnelle de révolté : « Un roman ? Un roman, entends-tu ? Dont les éléments seraient : une histoire de thés, un bref séjour à Fès, la mort d'Hamid, ma révolte. Si je pouvais encore rire... » (187). Cet extrait place le roman déjà sur un plan méta-fictionnel et auto-référentiel tel qu'il est défini par Waugh plus haut. Ce procédé se répète encore plus explicitement dans l'épisode où se profile l'expérience d'un jeune candidat de baccalauréat mis en une situation d'examen et d'épreuve, au sens propre comme au figuré. Driss doit s'attaquer au sujet de la dissertation qui est intitulé « Symbiose du génie oriental, des traditions musulmanes et de la civilisation européenne ». Alors il examine les possibilités de délimitation de son sujet afin de commencer sa rédaction :
Les tournures parodiques abondent dans ce passage comme dans d'autres ou Driss continue d'évoquer des formes génériques établies (roman vieille école, roman policier, poèmes en vers et en alexandrins) comme moyens de rendre ou de peindre « le génie oriental » ou « la civilisation européenne ». L'emploi des tirets dans 'le Maroc-pays-d'avenir' met en relief le ridicule et la distance avec lesquels Driss traite ces expressions à caractère quasi-axiomatique, comme les paraboles de son père qui lui interdisent le dialogue et la parole, et l'alignent du côté des morts, comme si elles étaient écrites et gravées pour toujours sur son corps. Driss fait donc le tour des genres littéraires, des discours ethnographiques occidentaux divers, et il en est là :
En mettant l'accent dans la dernière phrase sur son statut de sujet plutôt que d'objet des discours évoqués, Driss annonce sa volonté de parler plutôt que de laisser ces discours parler à travers lui. Des jours plus tard, Driss est félicité par le proviseur du lycée d'avoir fait bonne prestation. Mais pour Driss, chez qui on commence à détecter un regard profondément cynique envers la civilisation occidentale aussi bien qu'islamique, les propos du proviseur ne font que le plonger plus dans l'agonie de la quête identitaire. Cela est ainsi car les paroles du proviseur rappellent à Driss que cela ne change rien de la situation des rapports de dominance encore à l'uvre. La révolte est donc négative car elle est réprimée au moment même de son éclosion, et elle ne touche pas les fondements des discours et des institutions contre lesquelles elle est exprimée.
Un autre élément qui parsème de l'ambiguïté dans le récit est l'inclusion des voix disparates et discordantes de personnages qui sont ou étrangers à la culture (comme le prêtre et Roche, et chez qui Driss cherche des repères), ou des personnages insignifiants et même burlesques qui sont cependant les seuls chez qui la liberté apparente de leurs voix égale celle du Seigneur, et donc parodient l'expression libre tant désirée par le protagoniste. Un exemple qui vient à l'esprit est la clameur que provoque le mendiant aux moments de la rupture du jeûne pendant le mois de ramadan, devant la maison du Seigneur. Cette voix moqueuse, bien qu'elle provienne d'un rejeté social, hante Driss pendant longtemps, comme pour lui rappeler sa réduction au silence imposé par le Seigneur, et son incapacité à confronter le Seigneur comme le fait le mendiant:
Cela va de même dans le cas du personnage plutôt fantastique de Jules César, un chauffeur de car arabe qui apparaît dans un espace de no-man's-land entre deux villes, et qui se présente à Driss comme citoyen des Etats-Unis. C'est un prototype des nouveaux arrivistes, qui par son aspect burlesque, et son choix arbitraire d'un nom personnel, renvoie parodiquement au thème du désir d'une renaissance du moi. Driss le décrit ainsi : « Il n'était pas né seigneur, l'était devenu » (63).
Enfin, le rapport de Driss en tant qu'adulte avec son père illustre encore mieux l'aspect équivoque de sa révolte présumée. Driss qualifie sa dernière confrontation avec son père comme un jeu d'échecs. Cette épithète est particulièrement intéressante en ce qu'elle évoque une situation de combat où non seulement les deux parties concernées participent à titre égal dans un jeu où le vainqueur et le vaincu ne sont pas désignés au préalable ou a priori, mais aussi où le calme et la lucidité de l'esprit remplacent la colère, le ressentiment, et la haine. Le sort de chacun, dans le jeu du pouvoir, dépend de l'efficacité des tactiques et des stratégies d'intervention qui ont pour but de perturber, déstabiliser et fragiliser la position tenue par l'adversaire. Driss avoue à la fin du roman qu'il abandonne l'idée de lutte et de révolte, qui ne fait que prolonger sa condition d'asservissement et d'assujettissement par rapport aux discours dominants, en faveur de cette nouvelle stratégie d'affirmation de soi : « Pas un gramme de mon passé ne m'échappe, il défile, il est simple : j'ai joué, j'ai gagné. Je m'étais révolté, pauvre, révolte de pauvre, et l'on ne se révolte pas, pauvre» (259). La table des matières à la fin du roman scelle l'univers du protagoniste dans une logique de synthèse qui présente le dénouement comme choix personnel et délibéré, et ainsi traduit la vision qu'a le narrateur-écrivain sur l'avenir de son identité: « 1. Les Éléments de base. II. Période de transition. III. Le Réactif. IV. Le Catalyseur. V. Les Éléments de synthèse» (261).
II. La mémoire tatouée : L'éclatement du moi et l'éclatement de l'écriture |
Le titre et le sous-titre de ce roman comportent les éléments qui constituent la pierre angulaire à partir de laquelle se tisse le récit du narrateur. L'expression 'mémoire tatouée' et 'autobiographie d'un décolonisé' affichent l'ambiguïté et la crise du langage dès le départ : 'la mémoire tatouée' combine le matériel et l'immatériel, alors que 'autobiographie d'un décolonisé' suggère un récit à histoire dans le sens traditionnel, bien qu'une première lecture du roman démontre le contraire. À la différence du roman de Driss Chraïbi, la lecture du récit ne nous permet pas de reconstituer l'évolution d'un personnage, et donc une histoire cohérente, et surtout une histoire avec un début et une fin qui fournissent son cadre. Ce dont il s'agit plutôt est la mise en scène par le narrateur d'une conscience en errance. On voit à travers les yeux du narrateur des bribes de ses expériences pénibles d'enfance, comme l'orphelin qui se rappelle vaguement ses parents, errant souvent dans les rues ; puis ses expériences d'adolescent au lycée français à Marrakech ; sa désillusion vis-à-vis de la culture occidentale mais aussi de l'après-indépendance ; et enfin ses voyages multiples en Europe. Le narrateur pose son dilemme d'identité à l'ouverture du roman en abordant le sujet de sa naissance de façon à lui enlever toute association à l'idée d'un début, ou d'un point d'origine, qui affirme l'unité de son être :
En précisant le jour de sa naissance et les souvenirs qu'il en a, le narrateur évoque le commencement de sa vie en termes de déchirure et de fissure fondamentale. Le rituel millénaire qu'est la fête religieuse du Sacrifice est une image qui devient un motif de son être. Il est important aussi que cette référence à ce moment originel de sa vie soit aussi une interrogation de soi qui rend problématique son rapport avec lui-même : «Suis-je né aveugle contre moi-même ?» (9) Le questionnement et l'interrogation de soi deviennent les démarches principales qui organisent la trame du récit. Comme pour mieux souligner son sens de fragmentation, le narrateur évoque sa naissance dans un geste répétitif dans d'autres passages, et met en relief l'angoisse dans laquelle il se trouve en essayant de reconstituer son enfance :
Comme chez Driss Chraïbi, le passé est relégué au domaine de la mort ('un cadavre'). Le narrateur trouve que la recherche de soi dans un passé lointain ressemble à un dialogue avec un cadavre. Il arrive donc à la conclusion pessimiste : « Mon enfance, ma vraie enfance, je ne pourrais jamais la raconter » (59). La mise en scène de la crise de la représentation, et de l'impossibilité de commencer la narration, occupe une place importante dans le récit, et déplace l'histoire, ou du moins le projet de raconter une histoire. Celle du narrateur. Cette mise-en-abyme ajoute une dimension auto-référentielle, qui attire l'attention au problème du langage, et du même coup sort le récit du monde proprement romanesque à celui de l'intertextualité et des autres discours. Le narrateur conjure des écrivains aussi divers que Corneille, Racine, Sartre et Brecht, pour les parodier, les relativiser et les engager dans un dialogue intense. Sur cet aspect du roman, Hassan Wahbi s'explique :
Les commentaires de Wahbi sont particulièrement pertinents à la description du rapport du narrateur avec les lieux. Celui-ci essaye de dépasser les espaces contradictoires qu'il est forcé d'arpenter, et qui ferment son identité dans un huis-clos et sont à l'origine de sa dissociation de soi (celui de la maison patriarcale du père puis de l'oncle ; celui de l'école koranique ; celui de l'école française) :
Le narrateur constate qu'il ne lui est pas donné de choisir son mode d'appartenance et d'identification dans ces conditions d'existence. Alors, il décide de privilégier l'erreur et l'errance comme instrument positif de sa renaissance et sa confirmation de soi :
Le passage suggère que contre la fausse cohérence que les lieux symboliques des discours dominants confèrent à son expérience, le narrateur se réfugie dans l'incohérence, le chaos, et l'inconcevable comme points de départ. Dans ce monde de l'errance, le narrateur ne cesse de briser la cohérence de son propre discours et aussi du monde qu'il prétend rendre, en se plaçant dans le rôle de voyeur. Ce rôle rappelle l'insertion du récit dans une double perspective : celle qui encadre le champ instable et fragmenté du regard du voyeur, et celle qui a pour objet le voyeur qui voit les choses. Cette conscience aiguë de soi accentue la mise-en-abyme de l'itinéraire du narrateur qui constate que « derrière cette attitude de voyeur désaxé (car, de coutume, je me retire du monde sans que se déchire mon propre paysage), je n'étais ni identité forclose, ni fasciné par la fixité de ces signes aimés » (142).
Il est évident que le narrateur choisit délibérément de placer le problème de la crise du moi dans le contexte de la crise de l'écrivain à partir du moment où il annonce qu'il est devenu 'écrivain public' à l'aube de l'indépendance. La suite est un ensemble de réflexions sur les avatars qui s'imposent à la vie d'un écrivain à la recherche d'un discours libérateur :
Ce moment du récit est lié à l'agonie de l'écrivain qui est entouré par des choix et des modèles de représentation impossibles, et en qui plusieurs voix cherchent à s'installer à demeure. Le dernier chapitre du récit, qui renforce l'idée de dédoublement et d'éclatement de l'être et du langage plus qu'une clôture au dilemme de l'identité, met en scène la voix du narrateur et celle de son double qui lui dit :
Le roman s'épilogue donc avec une mise en question d'autres questions
déjà posées au sein du récit, et nous nous
trouvons, devant l'éclatement du sujet et du langage, dans une situation
de point mort où tout peut-être recréé à
nouveau.
III. Le chemin des ordalies : le moi/l'écrivain entre l'anéantissement et la responsabilité |
Le thème de la crise du moi que traite Chraïbi en 1954, et Khatibi en 1971, a été revisité plus récemment par un autre écrivain et poète marocain, Abdellatif Laâbi, en 1982, deux ans après sa libération de huit ans et demi d'emprisonnement. Dans le contexte du Chemin des ordalies, l'écrivain qui est mis en scène ce n'est pas l'écrivain qui vient de découvrir le pouvoir libérateur et la solitude épanouissante de l'écriture, mais plutôt celui qui est 'l'ennemi de l'état', ou un prisonnier politique. Par la nature de cette situation très particulière, le récit narratif de Le chemin des ordalies est impliqué forcément dans un jeu méta-discursif et dialogique assez riche et dense. Le narrateur y imbrique des facettes du problème de l'identité qui n'appartiennent pas strictement et exclusivement au domaine du discours politique, philosophique, ou sociologique, mais, plutôt, au lieu où ils se croisent et posent un problème au niveau de la représentation pour le discours esthétique. Les premiers mots du récit rappellent le point de départ concret et immédiat, celui d'une liberté retrouvée : « Libre. Vieux loup des mers carcérales. Tu es libre » (13). Ces phrases minimales, assaisonnées pourtant d'un ton lyrique, projettent la coupure dans le rapport qu'entretient le narrateur avec lui-même, et qu'a engendré l'expérience carcérale vécue par lui. L'opposition tu/je situe le récit par rapport à deux voix superposées. D'une part, celle d'une mémoire encore traumatisée et écrasée sous l'emprise du système carcéral, sur quoi le narrateur commente en ces termes :
D'autre part, il y a la voix d'une liberté réclamée, qui a pour lieu d'épanouissement un nouvel espace, comme l'indique cet échange entre le responsable de la prison et le narrateur qui vient d'être libéré : « Donnez-nous votre adresse à l'extérieur. 3, rue du Retour. C'est là où vous comptez vous rendre ? Bien sûr » (14). Cette juxtaposition entre le passé et le présent met en examen le trouble qu'a le narrateur à cerner et à saisir par le biais du langage le vécu. En s'adressant à sa bien-aimée, il s'exprime à ce sujet :
Dès les premières pages, le dédoublement de la voix se voit dans les deux mouvements opposés du récit: l'un suivant la voiture qui transporte le narrateur vers sa maison, venant d'être libéré, et l'autre allant vers la direction de la prison, et donc aux souvenirs de l'expérience carcérale. Cela symbolise l'emprise presque totale qu'elle avait sur lui, et la difficulté de retrouver ou de s'identifier à son moi pré-carcéral ; sa conscience de soi ne sera plus comme avant :
Le narrateur prend le grand soin de préciser que son intention n'est pas de représenter ou de rendre un témoignage de quelque chose à travers son récit, mais de passer à l'acte, et de faire quelque chose par lui :
Les méditations lyriques du narrateur révèlent une prise de conscience de soi qui témoigne d'une volonté d'embrasser sa liberté dans son universalisme en parfaite harmonie avec l'univers des hommes et de la nature. Il démontre les limitations qu'impose une expérience de la liberté individuelle sur l'épanouissement de son imagination et de sa mémoire. Le passage suivant, qui met en scène le cercle vicieux dans lequel le narrateur est pris au milieu de la cour de la prison, illustre allégoriquement le sort de la mémoire quand l'individu s'isole du reste de l'univers :
Le thème de l'universalisme est repris encore une fois quand le narrateur essaye de justifier l'acte de l'écriture :
L'ouverture de l'écriture sur un univers humain a pour effet de tisser la voix du narrateur avec celle de l'Humanité. Le narrateur-écrivain assume comme tâche de trouver des stratégies d'écriture qui créent des positions d'énonciation susceptibles à 'dire' l'expérience humaine dans sa plénitude, ses tensions et ses contradictions, en détruisant les procédés des discours monolithiques. En réponse aux critiques qui voient dans ce geste de Laâbi les caractéristiques d'un écrivain engagé, Jacques Allessandra maintient, et à juste titre, qu'il faut « accepter que chez un véritable écrivain l'engagement s'exerce d'abord dans l'écriture, espace intime et infini où il se met lui-même en question en interpellant les autres » (168-176). Allessandra propose une nouvelle approche de Laâbi : « L'esthétique littéraire d'Abdellatif Laâbi se présente comme une mise en forme de la dissidence du poète, où fusionnent le poétique et l'idéologique. La compréhension de l'uvre suppose l'analyse de cette fusion » (168-176).
La fin du roman révèle sans équivoque une nouvelle conscience de soi mûrie par l'expérience carcérale. Cette conscience met à l'écart ce récit par rapport aux visions exprimées dans le Passé simple et La mémoire tatouée. Le narrateur insiste que la révolte violente, la haine et le règlement de compte, aussi bien que l'indifférence, ne sont plus viables ou plausibles comme modes de condamner et de faire face aux discours monolithiques. Une certaine éthique de responsabilité émerge à leur place, et qu'on pourrait citer pour conclure:
Conclusion |
A travers une lecture comparée des trois textes étudiés ci-dessus, nous trouvons chez ces trois écrivains une angoisse aiguë où le passé et l'héritage ancestral pèsent sur leur conscience de soi et introduisent une dimension d'anéantissement et d'immobilisme dans leur existence, à force d'en être prisonnier. A cela s'oppose le désir de renaissance et de création de soi qui se produit dans un espace situé en marge des discours dominants : celui de l'hérésie (Passé simple), de l'errance (La mémoire tatoué) ou de l'expérience carcérale (Le chemin des ordalies). Il est important de souligner qu'au cri du moi rappelant Fanon s'ajoute aussi le cri de l'écrivain placé dans des conditions d'énonciations fort contraignantes. Dans les trois romans, le narrateur-écrivain ne cesse de se mettre en scène, et ainsi présente la crise de conscience non seulement du point de vue de l'individu ou de la société évoqués par les récits en question, mais aussi de celui du narrateur-écrivain qui cherche de nouvelles formes et formules pour donner libre expression à un moi qui baigne dans une réalité sociale en plein mouvement de transition. A l'exception de quelques différences importantes, les protagonistes des trois romans étudiés éprouvent tous une prise de conscience historique qui les pousse à vouloir être au diapason du mouvement de l'histoire avec ses contradictions et ses complexités, et qui se traduira dans leur désir de porter un nouveau regard sur le vécu. Le protagoniste de Driss Chraïbi, en dépit de sa révolte magistrale, ne réussit pas à trouver un nouveau vecteur de représentation de soi, parce qu'il reste pris dans une vue qui oppose deux modes d'identification: la civilisation orientale et la civilisation occidentale. Chez le protagoniste de Khatibi la révolte s'effectue plutôt au niveau de sa conscience de soi et de son imagination. Nous trouvons moins d'opposition entre lui et son milieu, ce qui rend son écriture un lieu de dédoublement et d'isolement de soi, et de prise de conscience du problème du langage. Chez Laâbi, par contre, il nous semble que la problématique du langage et le désir de se libérer des discours dominants s'inscrivent dans un discours universel sur l'Homme. Le protagoniste affirme son existence en épousant l'humanité dans sa pluralité. En achevant ce geste, il joint la résistance et la révolte contre son milieu avec le regain de la liberté de son langage et de son imagination de l'emprise des discours monolithiques.
Bibliographie
Textes étudiés :
Chraïbi, Driss. Le passé simple. Paris : Éditions Denoël, 1954.
Khatibi, Abdelkebir. La mémoire tatouée : Autobiographie d'un décolonisé. Paris : Nouvelles Lettres, 1971.
Laâbi, Abdellatif. Le chemin des ordalies. Paris : Éditions Denoël, 1982.
Autres textes cités :
Alessandra, Jacques. "Abdellatif Laâbi" in Littérature Maghrébine d'expression française, sous la direction de Ch. Bonn, N. Khadda et A. Mdaghri-Alaoui, Edicef/Aupelf, coll. Universités francophones, Vanves, 1996, pp. 168-176.
Frantz Fanon, Peau noire masques blancs. Editions du Seuil : Paris, 1952.
Gontard, Marc. "Francophone North African Literature and Critical Theory" in Research in African Literatures: Special Issue North African Literature. Summer 1992. Vol. 23, no. 2, pp. 33-37.
Hutcheon, Linda. A Theory of Parody: The Teachings of Twentieth-Century Arts Forms. Urbana: University of Illinois Press, 2000 [1985].
Khatibi, Abdelkebir. Le roman maghrébin: essai. Paris: François Maspero, 1968.
Mdarhri-Alaoui, Abdallah. "Abdelkébir Khatibi: Writing a Dynamic Identity" in Research in African Literatures: Special Issue North African Literature. Summer 1992. Vol. 23, no. 2, pp. 167-175.
Mdarhri-Alaoui, Abdallah. "Le roman marocain d'expression française » in Littérature Maghrébine d'expression française, sous la direction de Ch. Bonn, N. Khadda et A. Mdaghri- Alaoui, Edicef/Aupelf, coll. Universités francophones, Vanves, 1996, pp.141-145.
Said, Edward W. The world, the text, and the critic. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1983.
Tenkoul, Abderrahman. et al. Eds. Regards sur la littérature marocaine. Rome: Bulzoni, 2000.
Wahbi, Hassan. "Abdelkébir Khatibi" in Littérature Maghrébine d'expression française, sous la direction de Ch. Bonn, N. Khadda et A. Mdaghri-Alaoui, Edicef/Aupelf, coll. Universités francophones, Vanves, 1996, pp. 168-176.
Waugh, Patricia. Metafiction: The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction. London: Routledge, 1993.
Safoi Babana El-Alaoui is currently a doctoral candidate and Fellow, Department of French and Italian, School of Languages, Literatures and Cultures, of Maryland, College Park and an Instructor of language, literature and civilization classes at the University of Maryland. She is also Director of Undergraduate Studies and Visiting Lecturer (Lectrice et Directrice Pédagogique et Administrative) at the Institute for Languages and Communication Studies in Rabat, Morocco. Research interests comprise 20th Century French and English Novel, Discourses on Modernity and Postmodernity, Cultural Studies, Postcolonial Literature and Theory, la Francophonie, and Maghrebi Literature of French Expression. Her publications include: "Romanticism and the Cultural (Dis)Enfranchisement of the Individual in Wide Sargasso Sea" in Recent Perspectives on European Romanticism. Larry H. Peer, Editor. Lewiston: Edwin Mellen Press, 2002. "Two Arab-Muslim Female Writers and Representations of Female Identity : Muslim Feminisms and Clashing Paradigms on Conceptions of Modernity, Tradition and Selfhood" in the American Journal on Islamic Social Sciences. Vol. 19, Fall 2002, no. 4, pp.23-41. |