Anne-Marie Obajtek-Kirkwood [1]
Drexel University
Mélina Gazsi, journaliste, de son vrai nom Farida Laaloui, appartient à ces générations aux racines mêlées, de parents non français d'origine mais établis à un certain moment de leur vie d'adulte sur le sol français, et donc enfant « métisse » qui a vécu les problèmes d'identité dus à une double culture, la française et l'algérienne en l'occurrence. Son profil, somme toute, n'est pas tellement différent de celui d'autres écrivains nommés beurs autrefois par Hargreaves[2] terme qu'il récuse dorénavant , tout particulièrement Jean-Luc Yacine et Tassadit Imache qui eux aussi, comme Mélina, ont un père algérien et une mère française, facteur qui provoque une dualité, une division, vécues non seulement au sein de la société française mais à l'intérieur du foyer. Si Yacine et Imache se sont reconnus beurs à un certain moment ou ont été classés comme tels au début de leur production littéraire, Mélina Gazsi, elle, ne se dit jamais beure et si les critiques l'apparentent à cette "école", jamais ils ne la désignent, ou ne définissent son oeuvre, comme réellement beure. Les deux décennies écoulées ont-elles joué du temps et des étiquettes identitaires? Sans aucun doute et si la littérature beure, à ses débuts, mais non exclusivement, partage certains traits, notamment un certain univers de banlieue, cadre socio-économique et galère qui l'accompagne, là encore le récit de Gazsi, atypique, se démarque de ce créneau, puisqu'elle ne vit pas en banlieue : enfant, elle vit à Montmartre, adulte, dans le Marais . Bien qu'issue d'une famille aux revenus modestes, elle n'a pas le parcours des jeunes de banlieue que l'on retrouve dans tant de textes beurs[3]. Faudrait-il donc apparenter Mélina Gazsi à une "croisée"[4], comme Leïla Sebbar ? En théorie, il semblerait que oui. En pratique, il existe de nombreuses différences, la principale étant la difficulté, chez Mélina Gazsi, d'appréhender l'une des deux composantes de ses origines. Quelle est donc la problématique de Mélina Gazsi ?
Dans son analyse d'Une Fille sans histoire de Tassadit Imache et de De Barcelone au silence d'Ahmed Kalouaz, Yamina Mokaddem affirme que ces récits en particulier, mais aussi la production romanesque de la « Génération Beur[5] » en général, «révèlent un 'mal d'être' poignant puisque décrivant, dans une sorte d'auto-analyse, l'émergence d'une prise de conscience de différences identitaires face à la fois à la société dominante, aux ascendants et au modèle culturel originel que ces derniers représentent». Ces récits seraient la chronique d'une filiation, d'une « adresse au père (avec tous les rapports conflictuels de haine et d'amour qu'ils sous-tendent), à l'absent qui ne lira jamais la production des fils[6] » ou comme le dit un écrivain belge de descendance italienne, Girolamo Santocono, la "deuxième génération" traite de "comment se débarrasser du voyage du père sans trahir"[7]. Encore que, pour s'insurger contre le père ou l'évacuer, il faut en avoir un, pouvoir proférer comme Gide: "Familles [ou père], je vous hais!" ou comme l'écrit Modiano dans Les Boulevards de ceinture : "Naguère [...] les fils tuaient leur père pour se prouver qu'ils avaient des muscles. Mais maintenant, contre qui porter nos coups? Nous voilà condamnés, orphelins que nous sommes, à poursuivre un fantôme en reconnaissance de paternité" (154).
Dans le cas de Mélina Gazsi, la fracture et le « mal d'être » identitaires se doublent et s'accroîssent d'une absence totale de père, d'un vrai "fantôme": absence physique, puisqu'il a quitté son épouse et ses trois filles Mélina, la plus jeune, n'ayant alors pas même deux mois , béance épistolaire, car il n'a alors plus jamais donné de ses nouvelles, accrue d'un silence, d'un non-dit persistant autour de sa personne à la maison. C'est cette absence, ce vide que l'auteur, « à la recherche d'un temps inconnu [8]» tente ici de combler, cette « chape de plomb du silence » (48) qu'elle s'efforce de soulever, dans sa douloureuse quête du père, et par conséquent, de ses racines, de son identité, sur le plan du vécu et de l'écriture, dans L'Armoire aux secrets, récit publié en 1999.
Comment se définir, comment s'épanouir, lorsque toute une partie de sa mémoire familiale est déniée, reléguée dans « l'armoire aux secrets », quand tout ce qui se rapporte au père algérien équivaut à un vide, un creux, que la mère, française, bretonne, se refuse absolument à combler, en dépit des efforts acharnés, obstinés de sa fille ? Que reste-t-il alors vraiment de la moitié de ses origines?
Il en demeure certaines traces indélébiles chez Mélina, ne serait-ce que sur le plan physique :
Tout ce que je sais de lui, c'est le miroir qui me l'a appris. C'est un négatif, la partie manquante de ce que je connais trop bien. Et chaque jour en me brossant les cheveux, je m'arrête sur la ligne du nez. Fine et légèrement busquée. J'ai un profil arabe. Cela ne saute aux yeux de personne, pour moi c'est une obsession (7).
Et le nez mène au nom : « Je sais bien qu'il est la seule preuve, la seule justification, de ce nom que je porte comme un chaîne, oh la la... Oui : Farida Laaloui. » (7). Nom à consonance arabe, objet de quolibets de ses camarades de classe : « La-a-la-ala ala-ala ala-ala...oui », source de difficulté orthographique dans les bureaux de poste, pour les employés de mairie. Son prénom, un rabbin ou gardien de synagogue lui révélera qu'il est arabe et signifie « unique » (80) car personne ne le lui aura appris avant. Face à tant de silence et d'ignorance, chaque rentrée des classes est source de souffrance, d'interrogation pour elle qui ignore jusqu'au prénom de son père, sa profession, et note soit « parti », soit « disparu dans le maquis », mais n'ose écrire « mort » (40).
Le nom, forcément aussi, sous-entend tout un héritage, toute une culture et lorsqu'on demande à Mélina, elle dont la rive algérienne de sa mémoire est absente[9], la recette du couscous, elle ne peut que répondre : « Non, justement, le couscous, je ne sais pas. Chez nous, c'est plutôt un plat qu'on évite. Même en boîte» (8). Très peu de signes concrets, hors ceux que sa personne même ou son identité civile révèlent donc, car la mère les a volontairement offusqués : « Des signes de lui, qu'il avait forcément laissés autour de nous, je n'en ai trouvé aucun. J'ai beau fouiller dans ma mémoire la plus profonde, je ne sens rien, ni un souffle ni une ombre » (12). Seule l'armoire, la grosse armoire, recèle quelques documents, lettres et photos, mais la mère en garde la clé jalousement sur elle et des années plus tard entreprend de tout brûler ! Alors du père ne subsistent, au gré des conversations, des demandes, que quelques phrases, expressions cliché, sans signification, sans valeur vraiment :
Sur l'éventuelle existence d'un père, il n'y a jamais eu que des phrases toutes faites, lieux communs de notre gynécée. Des phrases pour faire sensation ou pour faire peur. Pour affirmer une autorité, maternelle et paternelle à la fois, qui avait du mal à se faire reconnaître. Des phrases empreintes de mystère, qui ont fini par nous laisser indifférentes ou, mieux, par nous faire rire (9).
L'héritage maghrébin de Mélina est donc mis sous scellés. Avatars du père peut-être, ces visiteurs discrets du dimanche, plongés au sein de la famille dans des situations frisant l'absurde, venus prendre des nouvelles ? Aucune des soeurs ne se soucie d'eux, si ce n'est Anne qui se fait alors porte-parole des trois: « Il n'a qu'à venir pour prendre des nouvelles lui-même, il est bien assez grand » (54).
Comment peut-on vivre ainsi, amputée de la moitié de soi-même, de tout son héritage paternel ? A quels secours, refuges et subterfuges, à quels « leurres[10]» selon l'acception de Lejeune, recourt-on ? L'enfant Mélina, heureusement dotée d'une grande intelligence et d'une riche imagination, d'un naturel heureux, d'espièglerie et d'un sens de l'humour, survit à cela par l'oubli ou la fabulation, c'est selon :
J'ai attrapé la lumière qui valsait sur les toits de notre
sixième. Et j'ai rempli l'absence. Si bien que je ne saurais plus dire
si mon père m'a vraiment manqué. Je fermais les yeux pour garder
l'éclat du soleil. Mes rêves ont rempli le vide.
Les jours de romantisme les jours où je déraille, comme dit ma
mère une belle image, trouble et pourtant idéale, monte de cette
ligne transparente qu'est l'horizon dans ma mémoire.
Pour nous permettre de survivre sans avoir trop honte, notre mère ne
nous a donné que ce simple mot : « maquis ». Comme une herbe
folle, il a peu à peu envahi le champ en friche (11).
Ce père « fantôme » (46) existe en creux, par le vide, un « sujet interdit », « dont on ne demandait jamais à personne de raconter l'histoire » (46), un « sujet tabou », « un gros mot[11] qu'il ne faut pas prononcer sans rougir » (8). La mère impose ses tabous à ses filles qui, à leur tour, les intériorisent ou s'en révoltent, telle Mélina qui n'a donc pas à concilier les deux trames de sa personnalité, la française et la maghrébine, puisque tout effort pour appréhender la maghrébine est contrecarré, étouffé. Elle ne peut donc hésiter entre deux héritages, être de l'un et de l'autre bord, ou avoir de la peine à les réconcilier car l'un est pratiquement inexistant, volontairement nié. Elle ne peut, toute "croisée" qu'elle est, affirmer comme Leïla Sebbar:
J'ai la certitude que je n'échapperai pas à la division biologique d'où je suis née. Rien, je le sais ne préviendra jamais, n'abolira la rupture première essentielle: mon père arabe, ma mère française; mon père musulman, ma mère chrétienne [...] je me tiens au croisement, en déséquilibre constant, par peur de la folie et du reniement si je suis de ce côté-ci ou de ce côté-là. Alors, je suis au bord de chacun de ces bords" (Lettres parisiennes, 11 décembre 1984).
Pour vivre cette schizophrénie identitaire décrite par Sebbar, encore faut-il que l'accès aux deux pans de ce double héritage soit possible. Pour Mélina, il ne l'est pas et en cela elle vit pratiquement un plus grand drame encore que les beur/es qui ont accès à leurs deux origines. Sa mère, marchande des quatre saisons, élève ses filles courageusement, du mieux qu'elle peut, mais le départ de son mari l'a mutilée sur le plan affectif, murée dans un mutisme quasi absolu à l'égard de son époux, dont elle veille à verouiller le passé : « Chez nous, seul comptait le présent. Le passé n'existait plus, il était enterré et Maman lui menait une guerre sans nom, une guerre froide, sournoise et sans répit » (48). Ce passé, devenu « presque incohérent à force d'être déchiqueté, dissimulé, coupé en rondelles, entrecoupé de grandes zones d'ombre » (49) fait l'objet d'une oblitération si préméditée de la mère que Mélina ignore jusqu'à la date exacte du départ de son père, ce qui est tout de même très troublant :
Quand est-il vraiment parti ? On m'a dit, un jour, que j'avais un mois et demi, c'était donc à la fin d'octobre 1955. Comment peut-on être si vague? Comment peut-on oublier une date, surtout celle d'un départ ? Depuis toujours je sais que cette date existe, depuis toujours je sais que ma mère la garde comme un trésor, comme une honte. Depuis toujours, je sais aussi qu'il faut se taire, repousser les interrogations, oublier. Presque tout le temps j'ai oublié (19).
Alors comment fait-on pour penser père, s'imaginer un père, dans un tel contexte, « un père devenu inconnu à force d'être caché » (90) quand on est jeune? A qui a-t-on recours ? On se fabrique un géniteur à partir de la photo d'un résistant du Vercors, découpée dans Historia. Un amalgame se fait non dans le sens de l'Histoire qui a marqué le père, la guerre d'Algérie, mais dans le sens de celle de la période précédente, l'Occupation puisque chez eux, « [...] on ne parlait jamais de cette guerre , mais de l'autre. Chez les autres, d'ailleurs, c'était pareil » (82). Père guerrier, héros qui « a fait le maquis » une des rares indications de la mère (81) qui, selon la tante Denise, écoutait beaucoup d'émissions en langue arabe à la radio, et là aussi, bafouant les chronologies, la petite Mélina replace cela dans la série « 'les Français parlent aux Français' avec le danger derrière la porte. Les antennes rondes des voitures de la Gestapo qui sillonnent les rues à la recherche des émetteurs. Un film en noir et blanc » (15).
Négation de l'histoire personnelle du père et de celle qui a fait son pays, l'Algérie, « temps inconnu » remplacée par la seconde guerre mondiale, et transposition similaire pour Mélina elle-même. Comme le héros éponyme de Béni ou le paradis privé de Begag, Mélina se prétend juive parfois, pour éviter les questions, « uniquement pour ne pas avoir à expliquer ... le maquis, l'Algérie » (79) et se lie davantage d'amitié avec les parents de ses amis/es juifs/ves qu'avec les jeunes gens de son âge. L'histoire de cette génération la trouve « élève » plus « passionnée » que de la sienne propre qu'elle ignore : « J'écoutais attentivement les récits sur la guerre, la Gestapo, les arrestations, les parents qui n'étaient jamais revenus » (80). De celle, vu ses antécédents, qui aurait dû davantage l'interpeller, elle dira : « [...] la guerre, celle d'Algérie, je n 'en connaissais presque rien. [...] je m'aperçois aujourd'hui que je suis restée volontairement ou non ignorante de cette partie-là de l'Histoire » (105).
Se plonger ainsi dans un passé autre que le sien propre lui permet d'oublier sa propre identité : « Devant eux [ses amis juifs], je me sentais de nulle part... » (80). Revêtant cette identité problématique, partiellement algérienne mais si peu, et malgré tout, autre, pas totalement française, elle aime se trouver parmi des étrangers, ceux qui par exemple fréquentent Montmartre : « Etrangère parmi les étrangers. Etrangers... un mot qui me fait rêver. On se regarde avec sympathie, eux et moi... Ils croient que je suis italienne, je ne dis pas le contraire. Sauf aux autochtones » (36). Ailleurs elle parle de « ce goût pour l'étranger qui habite les femmes de [sa] famille » (9), sa soeur aînée ayant épousé un Tunisien, elle un Hongrois dont elle divorcera pour se choisir plus tard un Polonais comme compagnon. Parmi ses amis figurent de nombreux Juifs, immigrés de l'Est dont le vague à l'âme correspond au sien, mais pas seulement. Elle se dit « hôtesse d'accueil de tous les déracinés » (113) puisque chez elle défilent Américains, Italiens, Siciliens, « gens de l'Est », Congolais, Ivoiriens, Chinois, Vietnamiens. Mais là de nouveau, la même restriction s'applique au même domaine : « Dans mon carrefour du monde à moi, il n'y a pas d'Algérien. A peine un journaliste libanais et Kamel, tunisien et homosexuel, devenu mon coiffeur à domicile » (113).
Mélina fuit donc devant ce qui de près ou de loin lui rappelle son histoire, ses racines. Cette attitude est encore exemplifiée par le changement total de nom qu'elle opère délibérément, ces prénom et nom qui la définissent bon gré mal gré et la relient à une moitié déniée, douloureuse, qu'elle veut tantôt ressusciter, tantôt oublier. Adulte, lors de vacances en Grèce, elle adopte le prénom de Mélina, « billet pour l'avenir » (94), voie « vers une nouvelle vie » et se sent « libre [...], lavée de toute honte, débarrassée de cette différence » bien qu'elle soit consciente que ce nouveau prénom, étranger lui aussi, ne ferme pas totalement la porte de l'étranger, qu'elle échange en fait un étranger pour un autre. Du moins a-t-elle cette consolation : « Mélina ne m'épargnerait pas les questions mais m'éloignerait des rives de l'Algérie » (94). De même, elle ira à Vienne épouser un Hongrois, tentera de garder un certain temps l'illusion du coup de foudre alors que « seul le changement d'identité [lui] importait dans ce mariage » (103). Une identité pleine et entière est du domaine de l'impossible, une identité partielle est trop douloureuse, donc Mélina comble par une identité partiellement d'emprunt, une identité ersatz.
Longue, longue est cette quête du père et par conséquent de l'autre partie d'elle-même, une quête qui l'est et ne l'est pas, oscillation entre repli, oubli, révolte, négation, prostration, frustration, recherche, succès et reprise du néant ! Le chemin vers ce qui fut, ce qui est, est semé d'embûches, de mensonges, de dissimulations jamais tout à fait élucidés. Laborieuse est la voie vers la vérité et une fois atteinte, a-t-elle la force de l'accepter ? Mélina Gazsi nous trace ce parcours, nous dévoile aussi toute la souffrance qui s'y rattache et l'a marquée à jamais, elle, mais aussi la « gynécée » , comme elle nomme cette famille toute féminine qui l'entoure (9).
Sa mère, que Mélina qualifie de femme belle, ne s'animait que le samedi à lire les trois magazines hebdomadaires qu'elle s'autorisait, cumulant le rôle paternel et maternel, dans cette vie très pénible et modeste, résumée à un mot « la misère », comme celle du père équivalait à « maquis ». Ses expériences l'ont endurcie au point de ne pas savoir communiquer avec ses filles, ni en paroles ni en gestes, ce que confirme Mélina : « Je n'arrive pas à me rappeler si elle m'a jamais caressé la joue, j'ai une difficulté maladive à avoir avec elle un contact physique » (30).
La souffrance a tellement envahi la mère que jamais elle ne baisse la garde de l'auto-censure que ce soit en paroles ou en sentiments :
Elle avait laissé mourir en elle quelque chose qui ressemblait à la vie, à l'espoir, à la renaissance. Un peu d'eau mouillait ses yeux, elle avait réussi à endiguer la marée montante des souvenirs, à fermer encore une fois d'anciennes cicatrices, pourtant si mal guéries qu'il suffisait de bien peu de choses pour qu'elles s'ouvrent à nouveau, qui n'attendaient d'ailleurs que cela pour se refermer définitivement, sûre alors que les plaies étaient saines, sûre que les blessures pouvaient enfin dormir en paix. Qu'est-ce qui aurait pu faire parler son coeur ? Sûrement pas nos disputes, nos moqueries, nos impatiences d'enfants, notre ignorance. Mais qui mieux que nous aurait pu lui ôter la souffrance qui l'étouffait ? (71)
Et malheureusement, cette absence de communication déteint sur les enfants: « [...] chez nous, si on rouspète, si on se plaint, si on se lamente, si on grogne, si on se fait la tête, si on se dévisage, on ne dit jamais ni sa joie, ni son bonheur, ni sa peine, ni ses chagrins » (84). La mère figée, paralysée émotionnellement, murée dans le silence, « avait réussi le double exploit de se taire et de nous rendre muettes » (89) car le manque de dialogue, d'ouverture, de curiosité s'est transmis aux filles.
Une certaine culpabilité pèse sur Mélina, celle d'avoir peut-être été la cause du départ du père : « N'étais-je pas l'enfant du départ, de l'abandon ? Ne devais-je pas payer pour ne pas l'avoir retenu, et peut-être pour l'avoir fait partir ? » (9-10). Une autre, de ne pas avoir été assez curieuse, de ne pas avoir assez posé de questions sur le père et cela revient comme un leitmotiv au fil des pages: « Pourquoi ne lui ai-je rien demandé, ou presque ? J'aurais pu la pourchasser, l'assaillir de questions, la réduire jusqu'à la défaite, la forcer à parler. Au lieu de quoi, je l'ai laissée nous déposséder » (11-12) ou « Aujourd'hui, quand je pense que je ne l'ai jamais interrogée pourquoi boitait-il, par exemple je comprends la puissance des mots et la chape de plomb du silence imposé par ma mère « (48) ou encore : « [...] je ne lui ai jamais posé de questions ou alors beaucoup plus tard et c'était déjà presque trop tard, l'écume des jours avait déjà fait son travail, balayé les souvenirs, éteint les étincelles, refroidi les cendres » (19). Elle s'étonne, adulte, de ce qu'elle n'ait jamais non plus interrogé sur le père les visiteurs du dimanche (54).
Mélina enfant respecte de façon très soumise les non-dits, les tabous instillés par sa mère, car « Etre enfant, c'est faire confiance. La vérité, c'est toujours ce que l'on nous dit sur l'instant » (19). Mélina adolescente par contre se montre plus rebelle et finit un jour par réussir à s'emparer du livret de famille, détenteur de quelques secrets. Apparaissent alors le prénom du père, la mention du décès toujours un peu mystérieux, toujours très douloureux de la petite soeur Adrienne à cinq ans et un autre profil de cette mère obsédée que ses filles ne commettent le « péché de la chair », celui d'une femme libre, ayant deux enfants d'un homme avant le mariage (61-63) dont Mélina est alors fière parce que « moderne pour son temps, amoureuse et osant l'être en dehors des liens sacrés du mariage et des conventions » (70). Mais rien de ceci ne sera exprimé dans l'échange glacial qui suivra la remise du livret. Tout ce que la mère dira se résumera à la répétition de : « Il ne fallait pas regarder ! » (69-70), laissant ainsi sa fille plus tiraillée, plus malheureuse, plus confuse encore, plus désemparée : « Que lui dire ? Lui dire que toutes ces phrases entendues, ces mots mis bout à bout, ces photos cachées, ces mensonges, ces dissimulations tournent dans ma tête et se cognent sans cesse contre une histoire qui n'est pas tout à fait la mienne et qui l'est un peu quand même... » (69). Mélina, la plus rebelle des trois filles, respectait même alors encore « la règle d'or du silence, la règle d'or du tabou » (89).
La mère, qui a « dépossédé » ses filles (92), triomphe en un certain sens de leur volonté de savoir puisqu'au long des ans, Mélina pense parfois à l'Algérie, avec des velléités d'y aller, de retrouver ce père inconnu mais elle avoue: « [...] on m'avait si bien empêchée de voir de l'autre côté du miroir ! J'avais fini par décider que l 'autre côté n'existait pas ! » (95).
A vingt-neuf ans, elle se décide à faire la demande de son acte de naissance et de l'acte de divorce de sa mère qui lui apprend que son père avait, en Algérie, déjà une épouse, Messaouda, depuis 1941, et que convoqué en 1965 par l'administration d'une commune d'Algérie, parce que recherché par la mère de Mélina, il avait refusé de se rendre à Paris pour y reprendre sa vie conjugale avec sa seconde femme française (111)[12]. Espoir, rêve et illusion s'envolent ! La belle image du père guerrier et héros est douloureusement détruite.
La part algérienne d'elle-même n'est cependant pas complètement assoupie car lorsqu'elle entend des « racistes de comptoir » comme elle les nomme (117), elle ne peut s'empêcher de revendiquer sa moitié arabe, sans être crue dans la majorité des cas! Là encore, cependant, ce sont des velléités d'affirmation d'identité qui ne vont pas très loin puisqu'elle avoue : « En vérité, j'ai cessé de m'intéresser à ma généalogie et, sitôt passé le seuil du bistro, je ne me sens plus arabe » (118). Sur le point d'être violée par de jeunes Arabes, elle doit revendiquer cette part d'elle-même qui a si peu de substance : « Je n'avais jamais appris à faire le couscous, je ne savais même pas dire bonjour en arabe, et n'avais pas la moindre idée de l'Algérie, sinon une vague image, rêvée, d'un grand, toujours plus grand désert traversé par des hommes à cheval et en turban, souvenirs de Laurence d'Arabie » (119), c'est dire si la répression maternelle a fait son oeuvre et si le manque de connaissances et les clichés l'emportent sur la réalité !
Or cette réalité du pays l'atteindra dans toute sa dimension historique par l'entremise du travail de communication et de promotion qu'elle exerce au sein d'un organisme anti-raciste et lors de la commémoration du 17 octobre 1961 ! Le refoulé en elle refera surface et son histoire rejoindra l'Histoire, celles des années 50, 60 mais aussi 90 ! Elle analyse ce refoulement pénible:
Je sais bien maintenant pourquoi je ne parviens pas à m'intéresser vraiment à cette partie de l'Histoire. 'Algérie, Algériens', sont des mots que je ne peux prononcer sans peine. Comme les mots d'amour. Un inexplicable instinct, une surprenante réserve, une pudeur étonnante ou un rire imprévisible me retiennent chaque fois » (128).
Cette Histoire-là est trop proche de la sienne, elle avait cru définitivement arranger sa vie en effaçant beaucoup de ses traces, en se forgeant une identité en partie autre, mais la réalité existe et l'interpelle fortement. Désormais, les barrières protectrices craquent :
Le silence, la honte, le remords, le poids de la différence. Le secret. L'Algérie. La misère à couper jusqu'aux racines. A force de me casser les dents sur les barricades que maman avait construites pour m'interdire de savoir, j'avais rendu les armes. Passée maîtresse dans l'art d'éluder les questions, je n'eus bientôt plus à répondre à aucune. Elles se firent de plus en plus rares, puis inexistantes. Le nom d'emprunt, celui que je croyais avoir choisi, me collait à la peau. Il avait totalement masqué le nom d'origine. Et voilà que le hasard, le beau hasard, tentait de tout détruire et m'obligerait peut-être à reconsidérer le monde que j'avais construit. L'Algérie existait, la guerre d'Algérie aussi. Les immigrés étaient surtout algériens. Mon père était algérien. Mort ou vivant, il serait toujours algérien. Il serait toujours mon père. Je revenais à la case départ » (129).
Le travail d'oblitération, de gommage se fendille ; le hasard fait bien les choses en la personne de sa collègue et amie Chérifa qui relevant une boutade de Mélina, au cours d'un voyage de retrouvailles avec son propre fils en Algérie, rencontrera le père de Mélina. Et le récit s'emballe et l'apprentissage de la vérité se fait, avec appréhension, joie, mais aussi perplexité, car tous les morceaux du puzzle ne s'agencent pas toujours bien. La rencontre de ce père rêvé, oublié, haï, repoussé et finalement fortement aimé a lieu, en Algérie ; retrouvailles après trente-sept ans, renouvelées ensuite par un voyage du père à Paris. Et le père raconte son histoire, prise dans les mailles de la grande : militant FLN à Paris, il fut capturé par les Messalistes[13] qui le chargèrent de tuer un membre de son propre camp, le FLN . Refusant de s'exécuter, il n'eut d'autre option que de s'enfuir en Algérie où il milita pour l'Indépendance mais dut prendre le maquis, par peur des Messalistes là aussi. Peu après l'Indépendance, l'accès à l'Hexagone lui fut de nouveau interdit parce qu'il avait gardé un camp de Harkis en Algérie et qu'il craignait les représailles de ceux désormais en France. Le tort n'était donc ni du côté du père ni de la mère : « Personne n'y était pour rien dans cette histoire, l'Histoire avait, jour après jour, tissé une toile dans laquelle ils avaient été tous les deux prisonniers à leur insu » (197). Et c'est ainsi que l'Histoire se joue des individus, les attrape dans ses filets, les brise et les rejette, à jamais mutilés.
Des ombres subsistent au tableau de ces retrouvailles, de ce très grand bonheur, néanmoins : une rapide conversation au téléphone seulement entre les deux parents quand le père revient, si tard dans sa vie, en France, la mère refusant de quitter sa Bretagne natale ; des contradictions sur divers points, le récit du départ du père en 1955 en particulier, chaque parent présentant une version assez divergente et aucune possibilité de mettre les choses à plat. Malgré l'assurance du père, hadj, de respecter le style de vie de sa fille, de grandes sources de chagrin et de conflits apparaissent entre eux dans la capitale. Puis Mélina prend des vacances en Algérie avec son compagnon et sa petite fille, mais le père ne vient plus à sa rencontre, reste muet. Son départ a lieu deux jours après violence, terrorisme et carnage à l'aéroport d'Alger. Août 92. L'Histoire algérienne redevient meurtrière et depuis, malgré ses nombreuses tentatives de contact, Mélina n'obtient qu'un silence persistant, tenace de son père.
La petite fille de Mélina sait « qu'il n'existe de frontières entre les hommes que celles qu'ils se sont toujours obstinés à construire » : message positif, mais pour Mélina, qui l'a mis en pratique autant qu'elle l'a pu, est-il aussi porteur d'espoir ? Après tant d'années de recherche des faits, après le déni maternel de son histoire et celui de l'Histoire puis son affirmation par l'appropriation tardive de son passé et la rencontre de son père, il semble que la douleur s'acharne sur Mélina indéfiniment : « [...] je me suis aperçue que son silence [celui du père], qui m'exaspérait jusqu'à la souffrance, ressemblait aux autres silences, ceux qui avaient rempli toute ma vie. J'ai pleuré comme une enfant. J'ai pleuré comme je n 'avais jamais pleuré. J'ai senti en moi quelque chose redevenir l'enfant que j'avais été et qui n'avait jamais pleuré de rage » (213).
« Il y a les gens qui sont pris par l'Histoire, et il y a les autres... » (194). Pour Mélina, « le temps inconnu » n'aura jamais complètement livré ses secrets, l'Histoire et son histoire se conjuguant dramatiquement. Mélina aura finalement abouti dans sa recherche acharnée de son père et aura accepté son héritage paternel, elle aura accueilli, aimé ce père seulement pour se voir cruellement flouée par la violente histoire algérienne contemporaine mais aussi le silence renouvelé du père et celui définitif de sa mère : « De ce père, fantôme qui vivait suspendu au bout de toutes ses phrases, maman ne parle plus... » (121). Etre « involontairement banca[l ]» (90), Mélina se tient néanmoins debout et bâtit sa vie sur cette demi-assise, ne serait-ce que par le récit cathartique qu'elle nous en livre, car s'il y a faillite du récit en ce qu'après tant de souffrance et d'efforts, il n'aboutit pas à un dénouement heureux, mais cruellement incomplet elle ne réside pas dans le récit autobiographique lui-même, mais dans la réalité qui renforce cruellement l'impasse, annule l'acquis si péniblement, dans cette Histoire qui se joue si cruellement des hommes, pions négligeables sur son échiquier...
Notes
[1] Cet article est une version remaniée d'une présentation donnée à Philadelphie en avril 2000, dans le cadre de XXth Century French Studies Colloquium.
[2] « La littérature issue de l'immigration maghrébine en France [...]. On l'appelle souvent la littérature 'beur' -j'avais moi-même utilisé cette appellation dans des études antérieures- mais comme ce terme est de plus en plus récusé par les auteurs auxquels on l'appose, son emploi me paraît de moins en moins opportun. » Hargreaves, Alec G. « La littérature issue de l'immigration maghrébine en France : une littérature 'mineure' ? » https://sir.univ-lyon2.fr/limag/Textes/Collimmigrations1/Hargreaves.htm. [Consulté le 1er décembre 2002]
Ce terme est en effet très critiqué. Certains y voient une ghettoïsation, une infériorisation et le rejettent. D'autres l'emploient encore fréquemment, en partie pour la commodité, ou le revendiquent, comme ce groupement de jeunes femmes qui oeuvrent dans l'urbain et le social, "les Nanas Beurs". Une approche plus satisfaisante semblerait néanmoins être celle qui utilise le terme « franco-maghrébin » au lieu de beur.
[3] Mustapha Harzoune le résume ainsi : « [...] misérabilisme, crève-coeur, opposition entre tradition (famille, culture d'origine) et modernité (le monde extérieur, culture française), insoutenable entre-deux culturel des jeunes générations, statut de la femme : figé, généralisé... » in « Littérature : les Chausse-trapes de l'intégration ». Hommes et Migrations, no.1231, Mai-juin 2001. 18.
[4] Notion développée tant sur le plan de la personnalité, de la psychologie que de l'écriture par Brigitte Lane dans son article: "Analyse d'une 'écriture croisée': Le Chinois vert d'Afrique de Leïla Sebbar" in Regards sur la France des années 80, (44-56).
[5] Sic. Je respecte ici l'orthographe de l'expression telle que je l'ai trouvée dans l'article de Yamina Mokaddem.
[6] Mokaddem, Yamina. « Filiation et identité. Transmission, rupture et/ou écarts chez deux romanciers de l'immigration : Ahmed Kalouaz et Tassadit Imache.» https://sir.univ-lyon2.fr/limag/Textes/Collimmigrations1/Mokaddem.htm1. [Consulté le 1er décembre 2002]
[7] Haubruge, Pascale, Jean-Marie Wynants.. " 'Issus de'... Entretien croisé". Le Soir, mercredi 27 février 2002, © Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2001. https://dossiers.lesoir.be/foiredulivre/Issusde/A_023367.asp [Consulté le 1er décembre 2002]
[8] Cette expression se trouve employée par Gazsi elle-même quand elle fait référence à des recherches d'éléments autobiographiques entreprises il y a dix-sept ans et trace un parallèle avec celles qu'elle mène de nouveau : « Ce n'est pas à la recherche du temps perdu que je repars pour un tour de piste, en déroulant les bobines de souvenirs réveillées par un parfum, une saveur ou une mélodie. C'est, comme avant, à la recherche d'un temps inconnu... » (106).
[9] Pastiche du titre d'une recherche similaire du père, collaborateur d'origine allemande, dans un passé hérité de l'Occupation où une Française, Evelyne Le Garrec, va à la découverte de ses racines pour finalement décider que : « La patrie est une invention des hommes. Je ne suis de nulle part et je me veux ainsi.» (Quatrième de couverture).
[10] Dans Le Pacte autobiographique, Lejeune évoque ces leurres comme des aides, des subterfuges, des stratégies inconscientes multiples qui permettent aux narrateurs de surmonter les moments pénibles de crise et de trouver des raisons de vivre.
[11] Les italiques sont miennes.
[12] Sur cette étape cruciale de sa recherche, la narratrice s'exprime assez laconiquement: « Plus loin, les termes d'une lettre de 1965, de l'administration d'une commune d'Algérie, rapportent les propos de mon père. Ils font plus mal que l'absurde. Recherché par ma mère, mon père est convoqué par l'administration de son pays. Il déclare qu'il ne retournera absolument plus à Paris et qu'il n'est plus question pour lui de reprendre la vie conjugale' » (111).
[13] Les Messalistes étaient les partisans de Messali Hadj (Tlemcen 1898- Paris 1974), nationaliste algérien qui fonda le Parti populaire algérien (1937). Quand ce parti fut interdit, il le remplaça par le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques dont les éléments les plus révolutionnaires refusèrent les moyens de lutte purement légale pour former le Comité révolutionnaire d'unité et d'action, embryon du F.L.N. (1954). Les partisans de Messali Hadj fondèrent alors le Mouvement national algérien (M. N. A.). De nombreux Algériens immigrés en France à cette époque, animés par le désir de libération de leur pays, militaient soit au FLN soit au M. N. A. et s'affrontaient parfois sur le sol français.
Bibliographie
Brami Joseph, Madeleine Cottenet-Hage, Pierre Verdaguer, eds. Regards sur la France des années 80. Le Roman. Saratoga, CA: Anma Libri, 1994.
Gazsi, Mélina. L'Armoire aux secrets. La Tour d'Aigues : Editions de l'Aube, 1999.
Huston, Nancy (avec la collaboration de Leïla Sebbar). Lettres parisiennes : Autopsie de l'exil. Paris : Bernard Barrault, 1986.
Le Garrec, Evelyne. La Rive allemande de ma mémoire. Paris : Le Seuil, coll. Libres à Elles, 1980.
Modiano, Patrick. Les Boulevards de ceinture. Paris : Gallimard, Collection Folio, 1978.
Anne-Marie Obajtek-Kirkwood is assistant professor of French at Drexel University, Philadelphia. Her centers of interest and research are French and Francophone XXth century and current novels, literary and filmic representations of the Occupation and other events or features of French civilization and culture, autobiography, minorities in France, and film. She is currently working on intertextuality in Patrick Modiano's texts and preparing an anthology on multiple forms of exile and exclusion. Her latest publication is a book chapter on « Geneviève Brisac : Un certain air du temps et au-delà » in Morello, Nathalie & Catherine Rodgers, eds. Nouvelles écrivaines : nouvelles voix ? Rodopi: Amsterdam/New York, 2002. |