A L'ECOUTE DE AIDA MADY DIALLO |
"Ecouter et écrire ses propres histoires"
Un entretien avec Aïda Mady Diallo
proposé par Jean-Marie Volet
University of Western Australia
Cet échange a eu lieu en 2003.
Après une enfance en France, une adolescence au Mali et des
études supérieures en Ouzbékistan où elle a bénéficié d'une bourse d'études, Aïda Mady Diallo
habite actuellement à Bamako. Agro-économiste de formation, elle
gagne sa vie en travaillant pour un fournisseur de services internet qui lui a proposé un emploi lors de son retour au Mali. (Plus de renseignements: https://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/DialloAidaMady.html)
Email: [[email protected]] |
Si, comme le mentionne le petit paragraphe vous concernant au dos de votre roman, vous avez passé votre enfance en France, c'est sans doute que vos parents y séjournaient. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre famille? Quel souvenir gardez-vous de ce passage en France? Quand êtes vous rentrée au Mali?
Un peu après ma naissance, mon père, administrateur civil, a été nommé ambassadeur du Mali en France, d'où le déménagement de toute la famille à Sceaux, avenue Rose de Launay. Nous y sommes restés sept ans et j'ai fait mes premières belles rencontres à l'école du Petit Chambord. Nous nous y rendions à pieds, mes frères et moi, en passant près du Lycée Lacanal où certains d'entre eux nous faussaient compagnie. Sur notre chemin il y avait un chien tout noir qui n'arrêtait pas d'aboyer après nous. Je me souviens encore de son nom : Gare-à-ta-queue ! Il venait se poster à la grille du jardin de ses maîtres. Un jour, le portail mal fermé céda sous ses assauts et il me mordit... ça a été toute une histoire (sourire). Ma mère est infirmière de formation. A l'époque, je crois que les femmes de diplomates n'avaient pas le droit de travailler, mais ma mère était constamment occupée : broderie, tricots et nous tous sans cesse sur le dos ! Elle a été la première femme autochtone au Mali à posséder et à conduire sa propre voiture. Une femme dynamique, qualité dont je n'ai pas hérité... Mes deux parents étaient d'ailleurs entreprenants car à ma naissance, mon père était le plus jeune gouverneur au Mali. Toute ma petite enfance se rattache donc à la France. Et à mon retour au pays, il m'a fallu du temps, beaucoup de temps, pour m'adapter. Même si je parlais bambara, comme tous mes frères, c'était une nouvelle vie qui commençait, une existence tout à fait différente de celle que j'avais connue jusqu'alors. Les enfants ont la réputation d'être féroces, parfois, et cela s'est avéré bien réel. Avec mon accent parisien et ma façon de m'habiller, de penser même, j'étais une curiosité pour les enfants de mon entourage. Puis à la nouvelle école, l'école française de Bamako, j'ai rencontré d'autres enfants dans le même cas que moi et nous avons construit une sorte de communauté un peu à part. Petit à petit, nous avons trouvé nos marques dans cette nouvelle société.
Mais vous avez quitté une nouvelle fois le Mali pour faire des études supérieures en Ouzbékistan. A-t-il été facile pour reprendre une de vos expressions de trouver vos marques dans cette nouvelle société? Quels souvenirs avez-vous de cette période de votre vie?
Tachkent... Je n'ai atteint cette ville qu'au terme d'un voyage épuisant (neuf heures d'avion, trois nuits de train) et un séjour de deux jours à Moscou dans une sorte d'hôtel universitaire où j'ai partagé une chambre avec cinq autres filles dont l'une dormait avec moi dans un lit d'une place... Je crois que ces deux jours illustrent assez mon séjour dans ce pays. Nous, les étudiants africains, étions les souffre-douleur des Ouzbeks. J'étais presque étonnée lorsque je retrouvais ma chambre, dans un foyer en perpétuel travaux de rénovation, sans que quelqu'un m'ait jeté de l'eau ou craché dessus. Les parents nous montraient du doigts à leurs enfants. Nous étions l'attraction préférée des étudiants qui se sentaient obligés, en nous apercevant, d'imiter ce qu'ils pensaient être les mimiques d'un gorille. Malheureusement, cela n'est drôle que lorsqu'on n'est pas directement concerné.
Moments difficiles...
Oui, mais j'ai fait deux belles rencontres et passé une journée fort intéressante dans un petit village sans l'accord de la direction (sourire) où les gens se sont montrés curieux mais sans agressivité. J'ai tenu une mini-conférence dans le car qui ne contenait que des villageois, mon compagnon de voyage servant d'interface entre eux et moi. Jolie expérience. Par son organisation, ce village me rappelait mon pays. Cela dit, il y avait de bons côtés, la découverte d'une culture musulmane riche à travers les villes anciennes telles Boukhara, Samarkand... J'envisage un récit sur cette période de ma modeste existence...
La question de la langue n'était peut-être pas facile non plus?
A Tachkent, à l'Université, les cours étaient dispensés essentiellement en ouzbek mais pour les quelques groupes appelés "groupes internationaux" parmi lesquels nous (étudiants étrangers) figurions les cours étaient dispensés en russe. Je n'ai malheureusement pas appris l'ouzbek, la langue locale, malgré les cours proposés aux étudiants étrangers. Étant donné l'agressivité ambiante, je ne voulais pas, en plus, comprendre les moqueries qui pleuvaient ! Il faut noter que les Ouzbeks ont la même réticence à parler le russe que les Maliens, le français et il n'était pas rare qu'un professeur, en plein cour, abandonne le russe au profit de l'ouzbek suite à une question venant d'un étudiant autochtone...
Votre attrait pour les anciennes cités musulmanes de Boukhara et Samarkand semble exprimer votre intérêt pour l'Histoire et le roman que vous avez publié témoigne d'un goût certain pour la littérature. Dès lors, comment se fait-il que vous ayez choisi de faire des études d'agro-économie?
De mon temps, avant les épreuves du bac, le ministère de l'éducation envoyait des agents dans tous les lycées afin qu'ils aident les élèves à remplir une fiche d'orientation sur laquelle on leur demandait d'inscrire trois filières dans lesquelles ils désireraient continuer leurs études. Et comme premier choix, j'ai inscrit "Dessin". A l'époque j'adorais les bandes dessinées. Le chargé des formulaires dans ma classe, m'a donné une seconde fiche en me disant qu'on n'était pas là pour jouer. Ce n'est évidemment pas uniquement lui qui a orienté mon choix, mais bon, il fallait être réaliste, opter pour un "vrai" métier, susceptible de me nourrir (soupir) alors pourquoi pas l'agro-économie ? Surtout que j'avais un bac bio.
Votre intérêt pour la BD et votre envie de raconter des histoires en images ont-ils survécu à "l'aide" qu'on vous a apportée lors du choix de vos études et, plus récemment à la nécessité de gagner votre vie dans le domaine de l'informatique?
J'avoue que je lis moins souvent les BD mais lorsque cela m'arrive, c'est toujours avec le même intérêt. Le changement notable, c'est que je ne les dessine plus ! Mes premiers pas dans "l'écriture", mis à part une poésie que mon frère a descendu en flèche à tord ou à raison, je ne le saurai jamais vu que l'objet de la redoutable critique a disparu à jamais je les ai fait par le biais de petites bandes dessinées que je donnais à lire aux proches, notamment mes copines de classe, mais si toutes les histoires étaient de mon cru, ce n'était pas le cas pour les dessins : je ne pouvais pas dessiner sans modèle. Petit à petit, les images se sont donc estompées laissant la place à plus de texte... et cela doit bien faire une décennie que je ne dessine plus du tout, mais cela me fascine toujours autant.
De fil en aiguille, vous avez donc fini par écrire un roman qui a été publié chez Gallimard dans sa série noire. S'agit-il vraiment d'un "polar"? Vous y racontez l'histoire d'une jeune femme déterminée à venger sa famille exterminée par une bande de pillards. Face à l'inertie de la justice, l'héroïne décide d'éliminer elle-même les responsables de cet acte odieux, ce qui laisse le lecteur avec une attitude ambiguë vis-à-vis du personnage. Doit-il admirer sa ténacité, sa force de caractère et sa loyauté envers les siens ou bien doit-il condamner sans hésiter ses actes assassins?
Qu'est-ce qu'un vrai polar ? Faut-il qu'il y ait absolument une enquête policière ? Un ex-flic devenu détective ? Dans ce cas, ce livre n'est pas vraiment un polar et aurait pu être publié dans une autre catégorie. Cela dit, je pense que j'ai eu beaucoup de chance qu'il soit paru dans la série noire. J'avoue que j'aime assez cette ambiguïté dont vous parlez. Cette fille est une meurtrière, il n'y a aucun doute la-dessus. Or, il semble que le lecteur hésite à la condamner, il a de la compassion pour elle, comprenant et souvent même soutenant ses actes. Cela ne fait-il pas de lui, le complice d'un assassin ? nous rappelant par là la limite ténue entre le Bien et le Mal... J'ai l'impression que la vengeance est une chose que nos sociétés acceptent quand les causes qui l'ont engendrée, selon elles, la justifient...
Dans un monde dominé par les injustices, les raisons de se venger sont nombreuses et la littérature permet ce que la loi interdit. Est-ce pour cela que vous disiez à un journaliste: "Ce qui m'intéresse, ce sont les scènes de meurtre. Si on me laissait faire, j'en mettrais une à chaque chapitre"?
J'ai rencontré cet homme, fort gentil d'ailleurs, sur le stand de Gallimard lors du festival "Étonnants voyageurs de Saint-Malo" au mois de mai. Je ne sais plus exactement quelle était la question mais je lui expliquai que dans l'écriture, j'aimais essentiellement les scènes de meurtre. Je commençai donc par elles, puis j'articulai mon histoire tout autour de façon à les rendre cohérentes en veillant à ce qu'elles soient bien intégrées à l'histoire. En fait, les personnages viennent s'adapter aux crimes si je puis m'exprimer ainsi. Je disais également que personne ne serait intéressé par une série de scènes de meurtre mises bout à bout... Et puis le contexte historique de l'époque où je rédigeais Kouty, se prêtait à rendre crédible une histoire de vengeance.
Quel contexte ?
Je fais allusion à ce qu'il a été convenu d'appeler la "rébellion" dans le nord du Mali au début des années 1990. Contexte dans lequel je place l'assassinat de la famille de l'héroïne. Même chose pour les événements qui se sont déroulés à Bamako en mars 1991. Kouty en profite pour solder quelque compte. Le texte qui a suivi "Kouty, mémoire de sang" compte également quelques crimes mais ils passent déjà à un plan secondaire et dans ce que j'écris en ce moment, une histoire à la première personne et un récit, il n'y a plus aucun meurtre.
Si je comprends bien, les scènes de meurtre sont davantage un artifice littéraire qu'un appel délibéré à la vengeance et à la violence, mais votre narratrice n'est pas tendre avec la société dans laquelle elle vit, une société où "l'honnêteté ne paye plus" dit-elle (p.20) Dans quelle mesure Kouty est-elle représentative des jeunes Maliennes d'aujourd'hui, de leur manière de vivre, de penser, d'agir; et dans quelle mesure en est-elle différente ?
Dans les journaux, à la télé comme à la radio, chaque fois que l'on parle de l'Afrique depuis à peu près une décennie, on insiste sur "La lutte contre la corruption" juste après la litanie des conflits armés et le décompte des dernières victimes du paludisme et du sida. "A ventre affamé point d'oreilles", c'est bien connu et je ne vais pas vous tenir ici la longue liste des causes qui ont engendré ce phénomène mais ce qui est certain, c'est que les conséquences en sont visibles et que nous en pâtissons. Il ne saurait être question de ressemblance entre Kouty et les jeunes Maliens d'aujourd'hui puisque la première est fictive et les seconds biens réels. Il est sûr que son caractère a été quelque peu inspiré par mon mode de pensée mais il n'est pas du tout conforme à celui de la plupart de mes compatriotes. Au Mali, nous prônons la tolérance, cela se traduit par ce que nous appelons le "sinaguya" autrement dit la "parenté à plaisanterie", qui permet aux différentes ethnies qui constituent notre nation, de se dire la vérité quelle qu'elle soit et surtout, de se pardonner. Pour prendre un exemple, je suis peule et je ne puis rien refuser à un individu de l'ethnie des Forgerons, pareil entre un Dogon (nos agriculteurs astrologues qui enterrent leurs défunts dans des grottes) et un Bozo (nos pêcheurs). D'un autre côté, nous sommes fatalistes et donc Kouty aurait dû accepter le sort de sa famille comme la volonté divine mais comme à toute règle, il y a des exceptions... La jeunesse du Mali ressemble à tout point de vue à celle d'Europe ou d'Amérique. Le mot a été trouvé, c'est la mondialisation. Les écoliers et les lycéens branchés de Bamako s'habillent comme les français, les anglais et les américains qu'ils voient à la télé, sur les chaînes câblées. Ils se retrouvent en groupes dans des cybercafés pour surfer et prendre un pot en attendant le diplôme qui sanctionnera leurs études secondaires et leur donnera en même temps l'accès à l'avion. Les autres forment des « grins » dans les carrés (rues des quartiers populaires) et refont le monde, commentent les derniers épisodes des séries brésiliennes en cours à la télé nationale, les matches de foot, les ultimes cassettes des groupes de rap et des griots à la mode et s'enquièrent de l'avancée des démarches de ceux qui cherchent une filière "sûre" pour obtenir un visa, malgré le parcours du combattant qu'impose la moindre demande d'agrément adressée aux ambassades des pays de l'Occident, sans parler des humiliations qu'il faut souvent essuyer de la part de petit personnel méprisant et infatué de lui-même. Tous rêvent d'un avenir meilleur et la majorité est persuadée que celui-ci ne peut s'obtenir qu'en dehors de nos frontières, afin d'échapper à la disette économique chronique que représente la situation de leurs parents où seul un petit nombre de privilégiés s'enrichit, des malins qui jouent à cache-cache avec la précarité, vivant avec la peur au ventre que la combine qui les fait surfer au-dessus de l'abîme de la misère ne soit éventée au détour d'un remaniement, d'une nomination ou encore par une énième lutte contre l'enrichissement illicite. La seule vengeance que les jeunes d'aujourd'hui doivent accomplir c'est réussir leur vie malgré l'absence d'un environnement scolaire serein et d'une année académique complète depuis dix ans. C'est un énorme pari certes, mais il n'est pas tâché de sang.
Pourquoi avez-vous décidé d'écrire votre prochain roman à la première personne? S'agit-il d'un texte autobiographique?
(Grand sourire) J'ai souvent entendu dire que l'on laisse toujours transparaître un peu de soi dans ses écrits. Cependant, mon existence est trop banale pour être consignée dans un roman, même si quelques anecdotes réelles y figurent, mais rien de plus. Le « Je » s'est imposé de lui-même lorsque j'ai commencé à écrire ce texte. C'est une somme d'histoires vécues ou si souvent entendues qu'elles finissent par paraître vraies, racontées par une femme comme étant sa vie et celle de ses proches. Le texte n'est pas terminé et j'ignore d'ailleurs si la troisième personne ne finira pas par l'emporter sur la première. Au Mali nous aimons bien raconter des histoires. Nous sommes connus pour être un pays d'oralité. Cela a engendré des contes magnifiques et Djéli Baba Sissoko fut l'un des plus grands conteurs de son temps. Nos contes sont souvent émaillés de chants et ma grand-mère, une autre admirable conteuse connue de ses seuls petits-enfants, a enchanté mon adolescence. Elle avait une voix sublime. A force de l' écouter, je me suis mise à créer mes propres petites histoires. Je peux dire que j'ai commencé à les écrire pour me distraire de mon ennui avant de me rendre compte que cela correspondait plus à ma nature et d'y prendre réellement goût. Une fois que j'ai une histoire en tête, mes personnages deviennent de véritables vampires ! ils ne me lâchent plus tant qu'ils ne sont pas couchés sur papier. Et encore, souvent, ils se montrent bien capricieux (sourire). Pour moi l'écriture est un mode de transmission, un bel outil de communication.
Vous vous trouvez à l'intersection d'influences culturelles diverses, la culture peule, la France de votre enfance, l'Ouzbekistan, les grands conteurs maliens etc... dès lors avec qui essayez-vous de communiquer? Avez-vous un lecteur particulier en tête lorsque vous écrivez?
Lorsque j'écris je le fais d'abord pour moi. Il faut dire que dans la plupart des cas, on ne pense pas être publié quand on entreprend de noircir quelques pages dans un cahier d'écolier. Et c'est uniquement en me relisant que je commence à me demander ce qu'une autre personne pourrait en penser. Cela dit, je ne vise pas une culture ou une personne donnée. J'essaye d'écrire une histoire qui touche l'homme dans ce qu'il a d'humain, d'universel, des vérités qui enjambent allégrement nos frontières culturelles.
Jean-Marie Volet est Chargé de Recherche (ARC QEII Fellow) à l'Université de Western Australia, Perth. Il partage son temps entre sa recherche sur la lecture, Mots Pluriels et la mise à jour du site Lire les femmes écrivains et la littérature africaine francophone. Quelques articles récents ou en cours de publication: "La Lecture ou l'art de réinventer le monde tel qu'en nous-même", Essays in French Literature 37 (2000), pp.187-204; "Peut-on échapper à son sexe et à ses origines? Le lecteur africain, australien et européen face au texte littéraire", Nottingham French Studies 40-1 (2001), pp.3-12; "Du Palais de Foumbam au Village Ki-Yi: l'idée de spectacle total chez Rabiatou Njoya et Werewere Liking", Oeuvres & Critiques XXVI-1 (2001), pp.29-37; "Francophone Women Writing in 1998-1999 and Beyond: A Literary Feast in a Violent World", Research in African Literatures 32-4 (2001), 187-200; (avec H. Jaccomard et P. Winn), "La littérature du Sida: genèse d'un corpus", The French Review 75-3 (2002), pp.528-539. Imaginer la réalité : Huit études sur la lecture des écrivaines africaines (sous presse). |