Annie Devergnas-Dieumegard
Université de Rennes II
Dans les pays africains et maghrébins on a pu assister, à la fin des années de colonisation ou de protectorat, à l'éclosion soudaine de romans, genre d'importation, et d'autobiographies, genre doublement étranger à toutes les traditions. J'illustrerai plus particulièrement mon propos avec des exemples pris dans la littérature marocaine de langue française. Au Maroc en effet, à partir des années cinquante, nombreuses furent les tentatives autobiographiques en langue française[1], au point que certains auteurs et certains critiques, et non des moindres, jetèrent plus tard l'anathème sur ce « genre canonisé » soupçonné de flatter le goût de l'exotisme des lecteurs étrangers. En 1989, Arnold Roth pouvait écrire à juste titre : « [...] l'autobiographie ou soyons plus prudents le récit à caractère autobiographique, est une particularité de la littérature marocaine dans sa totalité. »(131). Pourtant, s'il est un lieu où le fait même d'écrire son autobiographie connote et dénote tout un faisceau de questionnements et de difficultés, c'est bien le Maghreb ! Ce Maghreb dont la littérature, écrit Abdelkebir Khatibi, est marquée par « la rupture entre le récit arabe traditionnel et le roman d'inspiration occidentale » et dont les auteurs connaissent « les tensions affolantes du bilinguisme » (Le Roman maghrébin, postface).
Un terreau culturel totalement hostile. |
On n'écrit pas son autobiographie dans n'importe quelle culture. Il faut, pour concevoir l'idée même d'un tel projet, avoir la possibilité de s'affirmer en tant qu'individualité au sein d'un groupe. Parler de soi à la première personne dans le but de raconter sa vie présuppose déjà la claire conscience de son identité ; et pour définir cette identité, il faut pouvoir s'opposer à l'Autre, le percevoir comme étranger à soi, puis se donner assez de valeur pour se mettre au centre de son écriture. Mais il apparaît que les civilisations archaïques, de même que les civilisations traditionnelles millénaires (Inde, Chine, Islam), n'ont pas développé la notion d'individualité, mais plutôt celle d'étroite appartenance et interdépendance de chacun au tissu social qui l'englobe. Seule la société occidentale contemporaine a petit à petit défini un « individu », être moral, indépendant, autonome, non redevable à ses géniteurs : chacun s'y pense l'auteur de son parcours de vie, et c'est alors que ce parcours peut devenir matière à un récit, c'est-à-dire à une autobiographie. Ce type de société, qui tend à se répandre partout désormais, est en réalité une exception à l'échelle des civilisations si on les place dans une perspective historique[2].
Or, quels types de société rencontre-t-on au Maroc ? Depuis le septième siècle, l'Islam est la religion dominante, et les différentes dynasties marocaines se sont appuyées sur cette religion d'état, les rois étant aussi « Commandeurs des Croyants ». L'Islam valorise la soumission au Livre saint, le Coran, et à ceux qui gouvernent en conformité avec la Loi coranique. A l'instar des autres grandes civilisations traditionnelles, il privilégie la généalogie, la filiation et la tradition, garants de l'ordre politique et de la stabilité sociale. De même qu'à l'époque classique française, où les écrivains rendaient compte de leurs oeuvres au roi qui détenait un pouvoir absolu prenant appui sur la religion catholique, « le moi est haïssable » aussi en Islam, et la notion d'appartenance à la communauté des croyants, la oumma, est essentielle. L'homme, créature, dépend de son Créateur corps et bien, et n'acquiert de mérite que par sa soumission absolue à la volonté divine. On comprend aisément que dans un tel type de société, la notion d'autobiographie au sens moderne et occidental du terme ne trouve aucune place.
Cependant, l'Islam n'a pas effacé toute trace de religion archaïque préexistant sur le territoire marocain, tant s'en faut. Bien ancrées dans les esprits, et surtout chez les femmes des milieux populaires (qui sont toujours les premiers maîtres de la plupart des petits Marocains, futurs écrivains ou non !), persistent de nombreuses croyances sans doute d'origine berbère, fort anciennes. L'omniprésence des djinns en est un élément important, d'ailleurs accrédité par le Coran lui-même, puisque celui-ci confirme à plusieurs reprises l'existence de ces créatures « de nature ignée ». Ainsi se croit-on entouré d'une multitude d'êtres invisibles, qui peuvent à tout moment se venger d'une offense involontaire à leur égard en entrant dans le corps du coupable et en lui infligeant mille maux. Pour se protéger de ces êtres potentiellement dangereux, qui peuvent s'incarner dans le chat de la maison (surtout s'il est noir !), mais aussi dans n'importe quelle autre créature vivante, il faut perpétuellement avoir recours à des formules et des recettes propitiatoires, se munir d'amulettes et prendre garde à tous ses faits et gestes. Les maladies physiques et mentales sont presque toutes redevables à la malveillance de ces créatures, seuls les exorcismes et les sacrifices peuvent en venir à bout. Comment, dans ces conditions, l'être humain pourrait-il concevoir une autonomie, une liberté individuelle ? Il se sent au contraire solidaire de ses semblables, car comme eux soumis malgré lui à un univers peuplé de forces invisibles qui le dépassent et qu'il ne cherche qu'à apaiser, plus rarement à utiliser. Pas plus que la culture islamique, la culture populaire traditionnelle ne saurait donc donner naissance à un projet d'autobiographie, au sens moderne du terme, dans lequel un individu se choisit librement pour centre focal d'un monde réduit à lui-même.
Il existe de plus au Maroc une autre forme de structure religieuse archaïque, qui, si elle n'est pas dominante, n'en est pas moins répandue : il s'agit des confréries extatiques, encore assez puissantes et rassemblant de nombreux fidèles. La confrérie bien connue des Aïssaouas en particulier, dont presque chaque village ou quartier populaire compte quelques adeptes, offre des ressemblances frappantes avec le dionysisme des anciens Grecs. Le parallèle entre les pratiques du culte de Dionysos et celles des Aïssaouas est depuis longtemps reconnu. Mais ce qui nous paraît remarquable, c'est la façon dont le dionysisme ignore l'individu, que la transe noie dans une fusion mystique avec le monde :
De manière toute semblable, les Aïssaouas entrent en transe en scandant les noms d'Allah, de leur saint patron et d'autres saints, et s'identifient à divers animaux dont ils adoptent la gestuelle, tout en dévorant des bêtes qu'on leur offre toutes vivantes[3]. Ainsi ces scènes de transes, régulièrement pratiquées, offrent une perception de l'être humain encore plus archaïque que la précédente, encore moins capable d'engendrer une vision individualisée de soi que la société islamique ou la société populaire arabo-berbère traditionnelle.
On mesure mieux sans doute maintenant l'extraordinaire écart qui existe entre la vision moderne, occidentale de l'individu, et les images traditionnelles que connaît toujours le Maroc, dont le contexte est fort semblable en cela à celui d'autres pays du Maghreb et d'Afrique. Dans toutes ces conceptions ancestrales, nulle place pour l'individu, puisque le sujet n'existe pas en tant que personne indépendante et autonome, mais seulement en tant que partie indifférenciée d'une collectivité fortement structurée, soumise à des forces supérieures de l'ordre du sacré.
Comment être soi dans une langue autre ? |
Au contexte culturel traditionnel s'ajoute un autre obstacle pour l'écrivain d'autobiographie : celui de la langue d'écriture. Car être « écrivain marocain de langue française » constitue à l'évidence un double paradoxe. D'abord, être écrivain, dans un pays à la culture encore majoritairement orale, où la proportion d'illettrés est encore très forte, et où l'accès aux livres reste un luxe. Ensuite, être de culture profondément marocaine, pratiquant l'arabe dialectal, parfois le berbère dans la vie courante, l'arabe classique dans sa scolarité, n'ayant parfois jamais vécu en France, mais écrivant pourtant en français, cette langue politiquement condamnable puisqu'elle fut imposée par l'Occupant pour mieux servir ses desseins d'hégémonie !
Les écrivains marocains de langue française sont ainsi irrigués par trois courants linguistiques. L'un charrie une « sublangue », arabe dialectal pour certains, berbère pour d'autres, la langue de la Mère, qui s'impose à la naissance, langue des besoins élémentaires, alimentaires et affectifs, langue incomplète et hybride, mêlée de berbère pour l'arabe, d'arabe pour le berbère, ainsi que de français et d'espagnol, langue qui ne dit pas l'abstraction et qui ne s'écrit pas. Le second courant charrie une « surlangue », l'arabe classique et coranique, langue du Père, langue imposée dès l'enfance, chargée d'exprimer la dimension spirituelle et sacrée, langue dans laquelle le moi et son expérience personnelle ne sauraient s'exprimer sans frôler le sacrilège, langue institutionnalisée et relativement rigide, véhicule de la Tradition et de la Loi. Le troisième courant linguistique enfin est constitué d'une « xénolangue », le français. Le français est certes la langue de l'intrus, mais aussi la langue du modernisme, langue que l'on s'applique à apprendre par obligation scolaire, à « posséder » parfois, au sens fort, avec zèle ou rage pour l'exorciser. Et, autre paradoxe pour l'écrivain marocain de langue française, c'est surtout celle que l'on peut sans scrupule pétrir au gré de ses fantasmes, avec raffinement, familiarité ou brutalité, la seule, finalement, que l'on puisse faire sienne en toute liberté, car elle n'est accompagnée d'aucun interdit, d'aucune censure personnelle (ce n'est pas la langue du subconscient) ni publique (ce n'est pas la langue de la doxa). Peut-être même éprouve-t-on un malin plaisir patriotique à crier des vérités scandaleuses dans la langue de celui qui a cru un temps imposer son ordre et sa morale !
L'arabe classique, langue du Coran et de l'Autorité, pas plus que l'arabe dialectal ou le berbère, véhicules des croyances populaires, ne pouvaient donc exprimer un « moi » sujet. Aussi l'autobiographie était-elle restée tout à fait inconcevable dans ces pays aux formes de pensée traditionnelles, jusqu'à l'arrivée en force de cette langue étrangère, l'anglais ou le français, langue qui avait déjà servi à des générations d'écrivains à se décrire eux-mêmes en tant qu'individualités dans des sociétés sans hiérarchie.
Cependant, pour un futur écrivain marocain, l'apprentissage du français ne se fait pas sans douleur, sans ces « tensions affolantes du bilinguisme » qu'évoque Khatibi. Ce dernier témoigne, dans son autobiographie justement, La Mémoire tatouée(64), de sa brusque plongée dans une culture « autre », celle de l'école française : « A l'école, un enseignement laïc, imposé à ma religion ; je devins triglotte, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de l'arabe écrit, et parlant le dialecte comme quotidien ». Fouad Laroui, racontant des souvenirs d'enfance, se plaint quant à lui de n'avoir que « des secondes langues », car la langue de sa mère, il ne la parlait pas, étant interne dans des établissements français, et il se sentait donc totalement coupé de son milieu : « A la maison, je lisais les classiques français. La comtesse de Ségur, Hugo, Balzac, etc. » L'un de ses camarades, se souvient-il, parce qu'il était le fils du gardien de l'établissement, « né dans un bidonville [...] s'était retrouvé sur les bancs de l'école à ânonner, non pas 'nos ancêtres les Gaulois' mais ...Saint Louis rendant la justice sous un chêne... la racine de la bruyère boit l'eau de la fontaine Molière[4] » et autres lieux communs obligés de la culture scolaire française (Laroui, 1999, 91, et 1997, 28-29). Le lexique de l'arabe dialectal, je l'ai noté, est réservé surtout à un usage pragmatique, et il est assez pauvre. Pour dire le monde dans toute sa richesse, il faut donc d'abord le découvrir dans des livres, des dictionnaires, des encyclopédies, avec grande difficulté parfois. Sans cette démarche, le monde reste opaque, ainsi que l'exprime le jeune narrateur de Harrouda, narration à caractère autobiographique de Tahar Ben Jelloun, dans une parenthèse révélatrice : sur les murs, dit-il en parlant de ses jeux d'enfant, « on ne dessine pas des fleurs et des oiseaux... (D'ailleurs nous ignorons les noms qu'ils portent). »(24). Pourtant, la volonté de ceux que pousse le besoin de « tout » nommer, fût-ce en une langue étrangère, est forte, et combien ont alors ouvert un dictionnaire et s'en sont trouvés, comme Ali Massou, « à la fois étourdis et fascinés »... Avec ce qui reste de cet apprentissage, avec les mots, dit cet auteur,
Bien des autobiographies marocaines expriment avec des mots différents cette même difficulté profonde, frôlant parfois la schizophrénie, à se dire en une langue seconde, à ne pouvoir se dire qu'en cette langue seconde, alors que la pensée reste bilingue, voire trilingue. Exprimer le monde et son être propre dans une constante dualité linguistique ne conduit certes pas à la sérénité de l'écriture. Même pour les écrivains qui n'ont que leur langue maternelle à maîtriser, la langue est un outil à reconquérir sans cesse : a fortiori pour ceux qui se forgent dans, et malgré, un polyglottisme obligé.
La conquête du français, toute traversée d'efforts et de souffrances, était pourtant le seul moyen, je l'ai dit, pour un écrivain marocain ayant fréquenté l'école française, de se dire librement, d'imposer un discours nouveau (interdit dans ses autres langues) : celui du Moi qui s'affirme dans son individualité arrachée aux chaînes des traditions et de la loi du plus fort.
Mais alors intervient un nouvel élément conflictuel. Il ne faut pas perdre de vue en effet que le réseau des écoles françaises implantées au temps du Protectorat avait pour but avoué d'inculquer aux « indigènes » la culture, la logique, la manière de penser des Français, afin de gommer les disparités entre les deux peuples, d'effacer la culture marocaine, et de créer à terme un nouveau peuple « français du Maroc ». Il est donc facile d'accuser l'écrivain francophone de trahison. Certes, les quelques écrivains francophones d'avant l'Indépendance (effective en 1956) n'ignoraient pas qu'ils seraient lus principalement par les colons français, et on ne manqua pas de le leur reprocher. Lahsen Mouzouni (Réception critique d'Ahmed Sefrioui, 59) répond qu'écrire en français était une nécessité d'ordre pratique s'ils voulaient seulement être édités : « Les maisons d'édition, de diffusion, les revues, les journaux étaient entre les mains du colonisateur ». Mais, après l'Indépendance, nombreux sont les écrivains marocains qui continuèrent, et continuent à l'heure actuelle, à s'exprimer en français[5] : l'arabisation du système éducatif n'a pas jusqu'ici ralenti une abondante production littéraire francophone. La polémique autour de l'usage du français a été très virulente, et a duré bien au-delà des années quatre-vingt pour resurgir périodiquement. Les écrivains maghrébins francophones sont encore régulièrement aux prises avec ce cas de conscience : en quelle langue, et pour qui écrire ? Et lorsqu'il s'agit d'une autobiographie particulièrement, décrit-on son enfance, sa vie, sa société, pour les siens, qui la connaissent par avance, ou pour des étrangers francophones à qui il faut expliquer les termes intraduisibles, les coutumes « pittoresques », mais qui ne le sont nullement pour un Marocain ?
Le danger du « folklorisme ». |
Nous sommes ici obligatoirement confrontés à la question de la réception de ces oeuvres. L'écrivain et poète Abdellatif Laâbi était resté hostile au genre autobiographique jusqu'à une date toute récente[6] :
le roman autobiographique où le récit se meut dans la pesanteur des moeurs et coutumes locales [...]. Raconter, apitoyer, faire voyager dans le temps n'était pas mon affaire. Je m'inscrivais contre,
affirmait-il en 1969 (Préface de la réédition de L'Oeil et la nuit), et en 1989 il se refusait toujours à « tomber dans le pittoresque ethnographique » et à nourrir « le voyeurisme du lecteur friand [...] d'exotisme à bon marché. » (Les Rides du lion, 14). L'éminent spécialiste en littérature maghrébine de langue française, Charles Bonn, a fustigé lui aussi le « roman maghrébin [qui] se limiterait à une entreprise de description d'un lieu d'origine, le Maghreb, [...] description ethnographique étrangère à toute authenticité littéraire » (Visions du Maghreb, 57).
Effectivement, et quels que soient le pays et la société d'origine de l'auteur d'une autobiographie, celle-ci passe nécessairement par l'évocation plus ou moins détaillée du lieu d'origine, et la narration des coutumes vécues dans l'enfance s'y intègre tout naturellement, sans que l'écrivain ne soit soupçonné de folklorisme ni de complaisance vis-à-vis des lecteurs d'origine étrangère. Mais lorsqu'on a grandi dans un pays colonisé, la problématique est tout autre : car alors, et alors seulement, la description des coutumes et des lieux peut passer pour de « l'ethnolittérature » destinée à un lectorat amateur d'orientalisme.
Ainsi, les écrivains marocains les plus connus et les critiques littéraires rejetèrent-ils longtemps l'une des deux premières autobiographies marocaines de langue française, La Boîte à merveilles de Ahmed Sefrioui (publiée en 1954 tout comme Le Passé simple de Driss Chraïbi, mais celle-ci lui est antithétique à plus d'un égard). Son style est élégant, poétique, riche en annotations délicates, et fait état, souvent avec humour, d'une enfance paisible dans le monde féminin traditionnel de Fès, sans mention aucune des occupants français. La Boîte à merveilles, ainsi que le tout premier roman de Sefrioui, Le Chapelet d'ambre, furent durement condamnés par Chraïbi lui-même, mais aussi par Abdelkebir Khatibi (1968, 99), qui taxait Le Chapelet d'ambre, en 1968, de « monographie ethnographique romancée » , et par Abdellatif Laâbi. Sans doute même est-ce l'oeuvre de Sefrioui en particulier à laquelle Abdellatif Laâbi fait allusion dans les citations ci-dessus[7]. Or, la principale accusation faite à Ahmed Sefrioui est celle de son absence d'engagement vis-à-vis de l'occupant français. Mais il s'est expliqué plus tard sur son attitude : « J'ai en effet refusé de reconnaître la présence du colonisateur parce que le monde dans lequel j'ai choisi mes personnages ne le reconnaissait pas. » (Mouzouni, 52, note 103). Son ignorance délibérée et totale de l'étranger équivaut donc à une forme d'engagement d'autant plus que parallèlement à son travail d'écrivain, il s'était engagé dans la bataille politique pour l'Indépendance en tant que journaliste. D'autre part, l'accusation de se faire « ethnographe » , tout comme les écrivains coloniaux, en décrivant les coutumes de son enfance, ne résiste pas non plus à une analyse objective de cette expression, dans la mesure où les écrivains coloniaux ne connaissent les langues dialectales et les us et coutumes qu'ils relatent qu'à travers une étude approfondie « sur le terrain », alors que les écrivains marocains eux, dit encore Ahmed Sefrioui, ne parlent que d'eux-mêmes, étant
Ainsi, explique Lahsen Mouzouni, « A la littérature coloniale et ethnographique s'oppose une littérature jaillissant de l'âme même des autochtones. C'est la littérature du Maroc profond ou ce que Sefrioui nomme lui-même 'La littérature des profondeurs natales' »(91). Il est facile de prouver également que Ahmed Sefrioui, précurseur et père de toute la littérature marocaine de langue française, utilise déjà le riche héritage oral qui constitue l'une des caractéristiques de cette littérature et que revendiqueront les auteurs du groupe de Souffles, parmi lesquels précisément Abdellatif Laâbi. D'autre part, son oeuvre est animée par le thème de la quête mystique et du soufisme, thème repris par nombre d'écrivains marocains jusqu'à nos jours, qui ne doit rien aux occupants français, et qui a même longtemps échappé à la plupart d'entre eux.
On peut donc sans hésiter retirer à Ahmed Sefrioui et, par définition, à tout auteur Marocain, quel que soit le style et l'orientation qu'il donne à son autobiographie, l'étiquette infamante « d'écrivain ethnographique pour étrangers assoiffés d'exotisme ». Il faudrait en toute logique réserver cette appellation aux écrivains coloniaux ou encore aux orientalistes, qui malgré leurs efforts sont toujours restés de l'autre côté de la barrière religieuse et culturelle qui sépare nécessairement le musulman marocain du chrétien occidental, même né au Maroc.
Ecrire son autobiographie, mais pour qui ? |
Si l'on examine maintenant la production littéraire marocaine francophone de plus près, on relève plus d'une quarantaine d'oeuvres que l'on peut désigner assez nettement comme des « autobiographies », ou plutôt, comme des récits à caractère autobiographique. Elles respectent en effet le « contrat » du genre dans la mesure où le « je » du narrateur-personnage est en même temps l'auteur, clairement désireux de raconter sa vie. Mais de nombreuses autres oeuvres comportent des passages autobiographiques à la première personne qui s'entremêlent à la fiction, et de façon générale, les êtres, les situations, le cadre de la plupart des oeuvres marocaines écrites en français s'appuient sur un vécu personnel de l'auteur, tant il est vrai, pour reprendre l'expression d'Arnold Roth, que le caractère autobiographique est pour ainsi dire « une particularité de la littérature marocaine dans sa totalité ».
Très peu d'ouvrages annoncent d'ailleurs le genre « autobiographie », même ceux qui répondent à la définition générique, la plupart se contentant de mentionner le terme fourre-tout de « roman », ou « récit(s) », quand la mention du genre n'est pas totalement absente de la page-titre (pour être parfois précisée sur la quatrième de couverture). Ce parti-pris ne révèle-t-il pas justement le caractère autobiographique diffus d'oeuvres qui ne cherchent pas à se donner pour telles, mêlant librement la fiction et le souvenir ?
Il est significatif de constater que presque tous les écrivains marocains les plus célèbres ont écrit, et souvent comme première oeuvre, une autobiographie remarquable, qui a fait date dans l'histoire littéraire marocaine : nous sommes loin des oeuvres méprisables que critiquait Laâbi par exemple. J'appellerai pour cette raison « autobiographies fondatrices » les oeuvres suivantes, par ordre chronologique : d'Ahmed Sefrioui, La Boîte à merveilles (1954, donnée comme « Roman ».) ; de Driss Chraïbi, Le Passé simple (1954, « Roman » ; prolongé par Succession ouverte en 1962, « roman » aussi) ; de Mohammed Khaïr-Eddine, Moi l'aigre (1970, sans indication de genre ; c'est d'ailleurs le moins nettement représentatif du genre) ; de Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée (1971, sans indication de genre) ; de Tahar Ben Jelloun, Harrouda (1973, « Roman ») ; de Edmond Amran El Maleh, Parcours immobile (1980, sans indication de genre) ; de Abdelhak Serhane, Messaouda (1983, « Roman ».). Aucune de ces oeuvres n'a laissé les lecteurs ni la critique indifférents, la plupart sont encore aujourd'hui l'objet d'études, tant elles sont porteuses d'émotions et d'idées souvent violentes, et presque toutes novatrices par l'écriture également.
A partir des années quatre-vingt, après ces grands précurseurs, les autobiographies se sont multipliées, plus ou moins précises dans leurs repères spatiaux et temporels, plus ou moins portées sur le détail descriptif que l'on pourrait considérer comme « folklorique ». La narration est parfois celle d'une enfance malheureuse, parfois d'un quotidien sans relief particulier, celui d'un individu simplement, l'auteur-narrateur. Un bon nombre d'auteurs jouent la carte de l'humour, de l'ironie, du deuxième degré.
Il est important de noter aussi huit autobiographies de femmes, les deux premières datant de 1985 (Badia Hadj Nasser, Le Voile mis à nu), et de 1987 (Yamina Chebab, L'Eau de mon puits). Toutes les autres sont publiées dans les années quatre-vingt-dix seulement, c'est-à-dire avec une dizaine d'années de retard sur les autobiographies masculines.
Or, que peut-on comprendre de cette prolifération d'autobiographies ? Peut-on vraiment soutenir que tous ces écrivains (et écrivaines) n'auraient écrit que pour un public d'étrangers « assoiffés d'exotisme » ? Mais la lecture de ces oeuvres révèle bien plutôt une incessante recherche de soi à travers des parcours de vie (souvent douloureux) où rien ne permettait à l'individu de s'épanouir. La quête d'identité, si caractéristique elle aussi de la littérature maghrébine de langue française en général, et de la littérature marocaine en particulier, passe précisément par le dire d'un être en gestation, qui pour se définir doit traverser les épaisseurs chrysalidales d'une société en tout point contraire à l'épanouissement individuel. Cela est encore plus vrai pour les femmes, dont les récits ne font état que de luttes et souffrances dans un contexte socio-culturel doublement hostile, à l'individu d'abord, à la femme en particulier !
Certes, beaucoup restent conscients que l'ensemble de leurs lecteurs n'est pas forcément au courant des coutumes et expressions typiquement marocaines, et complètent leur récit de notes, de glossaires, d'explications paratextuelles de toutes sortes. Est-ce à dire que leur visée serait, au mieux, didactique, au pire, touristique ? Je n'en crois rien. D'ailleurs, Abdellatif Laâbi, qui vient lui-même de publier un récit résolument autobiographique, Le fond de la jarre, ne l'accompagne-t-il pas lui aussi de remarques paratextuelles n'excluant pas les explications de certains termes marocains en notes infrapaginales ? Mais cette démarche qui n'exclut pas pour autant les lecteurs marocains francophones , permet en fait, bien au-delà d'une complaisance vis-à-vis de quelques lecteurs étrangers à la mentalité encore colonialiste (mais il n'en reste plus guère !), de s'adresser à un lectorat qui dépasse largement les frontières du Maroc. En facilitant à tout lecteur francophone l'accès au monde secret qu'il lui ouvre fraternellement, l'auteur d'une autobiographie favorise en réalité l'universalité de la communication. Je crois même qu'en dépassant, au prix de grands efforts, les structures archaïques et traditionnelles de sa société, en se cherchant lui-même à travers les contraintes d'une langue seconde, l'écrivain marocain d'autobiographie précède et provoque rien moins qu'une accélération de l'Histoire.
Notes
[1] Il serait utile de comparer à ce sujet la production littéraire marocaine en langue arabe.
[2] Consulter « La question de l'Autre. Débat », dans Individualisme et autobiographie en occident, Colloque de Cerisy, 1989, Bruxelles, P.U.B.
[3] Voir entre autres Emile Dermenghem, Le culte des saints dans l'Islam maghrébin, Ed. Gallimard, 1954, Coll. Tel, 1982, pp. 303 à 318.
[4] Phrase mnémotechnique permettant aux écoliers français de retenir les noms des écrivains les plus connus du XVIIdeg. siècle : Racine, La Bruyère, Boileau, La Fontaine, Molière.
[5] J'ai dénombré (dans le cadre de ma thèse de doctorat, portant sur l'ensemble des auteurs marocains de langue française) près de deux cents écrivains depuis le début des années cinquante jusqu'à nos jours, en considérant comme écrivain tout auteur ayant publié au moins une oeuvre.
[6] Seul son dernier roman, Le fond de la jarre, revendique l'appartenance au genre autobiographique.
[7] Pour approfondir et bien comprendre toute cette querelle au sujet de Ahmed Sefrioui, consulter l'ouvrage de Lahsen Mouzouni.
Bibliographie
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Dermenghem, Emile, Le culte des saints dans l'Islam maghrébin, Ed. Gallimard, 1954, Coll. Tel, 1982.
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Khaïr-Eddine, Mohammed, Moi l'aigre, Paris, Le Seuil, 1970.
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Laâbi, Abdellatif, Les rides du lion, Ed. Messidor, 1989.
Laâbi, Abdellatif, L'Oeil et la nuit, 1968, réédition Rabat, Ed. SMER, Coll. Littératures, 1982.
Laâbi, Abdellatif, Le fond de la jarre, Paris, Gallimard, 2002.
Laroui, Fouad, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Juliard, 1999, p.91.
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Massou, Ali, Histoires inachevées, Oujda, (s. éd.), 1995.
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Roth, Arnold, « Moi l'Aigre ». Roman Marocain et Autobiographie, colloque de Heidelberg, Paris, Ed. Nizet, 1989, p. 131 (cité par Yvette Bénayoun-Szmidt et Najib Redouane, dans Parcours féminin dans la littérature marocaine d'expression française, Toronto, Ed. La Source, 2000, p. 133).
Sefrioui, Ahmed, La Boîte à merveilles, Paris, Le Seuil, 1954.
Serhane, Abdelhak, Messaouda, Paris, Le Seuil, 1983.
(Par ordre chronologique à l'intérieur des « rubriques », tentative sommaire de classification)
LES AUTOBIOGRAPHIES « FONDATRICES » :
Chraïbi, Driss, Le Passé simple, Denoël, 1954, « Roman ». Khaïr-Eddine, Mohammed, Moi l'aigre, Le Seuil, 1970. Khatibi, Abdelkebir, La Mémoire tatouée, Denoël, 1971. Ben Jelloun, Tahar, Harrouda, Denoël, 1973, « Roman ». El Maleh, Edmond Amran, Parcours immobile, Maspéro, 1980. Serhane, Abdelhak, Messaouda, Le Seuil, 1983, « Roman ». AUTOBIOGRAPHIES « CLASSIQUES » : Citadines :
Benjelloun, Abdelmajid, La Mort d'un proche ne se termine jamais, Casablanca, Ed. toubkal, 1998, « Récit ». Beroho, Ahmed, Réminiscences, Tanger début du siècle, Maroc, Ed. Slaïki, 1998, « Récit ». Campagnardes :
Bouissef Rekab, Driss, A l'Ombre de Lalla Chafia, L'Harmattan, 1989. El Hachemi, Mustapha, Les Minuits de la terre battue, L'Harmattan, 1995. Autobiographies d'enfances malheureuses :
Zenati, Abderrahmane, Mémoires de la fourmi. « Je dis tout au risque de déplaire », (s. l.), 1996. Zenati, Abderrahmane, Le Vol de la fourmi. « Je dis tout au risque de déplaire », (s. l.), 1996. Hmimou, Moussa, La Rose bleue. L'institution, Casablanca, Ed. Afrique-Orient, 1994, 270p. « Récit autobiographique ». Nasseri, Karim, Chroniques d'un enfant du hammam, Denoël, 1998. « Roman ». Autobiographies « au fil des souvenirs », souvent humoristiques :
Jay, Salim, L'Oiseau vit de sa plume. Essai d'autobiographie alimentaire, Belfond, 1989. Zenou Gilles, Le Livre des cercles, Ed. Noël Blandin, 1988, 189p. « Roman ». Samie Amale, Cèdres et baleines de l'Atlas, Casablanca, Ed. Le Fennec, 1990, 121p. « Roman ». Samie Amale, Prête-moi ton délire, Casablanca, Ed. Le Fennec, 1993. Gherbaoui, Mohammed Ali, Le Pont de lumière. Récit de délire mystique. Casablana, Ed. Afrique-Orient, 1992, « Autobiographie ». O., Rachid, L'Enfant ébloui, Gallimard, 1995, « Récits ». O., Rachid, Plusieurs vies, Gallimard, 1996, « Récits ». O., Rachid, Chocolat chaud, Gallimard, 1998, « Roman ». O., Rachid, Ce qui reste, Gallimard, 2003, « Roman ». Kilito, Abdelfattah, La Querelle des images, Casablanca, Ed. Eddif, 1995. « Roman ». Laroui, Fouad, Les Dents du topographe, Casablanca, Ed. Eddif, 1997. « Roman ». Hami, Hassan, La Navette, Mohammedia, 1996. « Roman ». Mounir, Omar, Deuxième franncesse, Casablanca, Ed. Eddif, 1997. « Roman satirique ». Binebine, Mahi, L'Ombre du poète, Paris, Ed. Stock, 1997. « Roman ». Bouganim, Ami, Entre vents et marées, Paris, Ed. Stavit, 1998. « Récit ». Abdellatif Laâbi, Le fond de la jarre, Gallimard, 2002. Autobiographies de femmes :
Chebab, Yamina, L'Eau de mon puits, Besançon, Ed. L'Amitié par le livre, 1987. Boucetta, Fatiha, Anissa captive, Casablanca, Ed. Eddif, 1991. « Roman. Trabelsi, Bahaa, Une femme tout simplement, Casablanca, Ed. Eddif, 1995. « Roman ». Yacoubi, Rachida, Ma vie, mon cri, Casablanca, Ed. Eddif, 1995. Hadraoui, Touria, Une enfance marocaine, Casablanca, Ed. Le Fennec, 1998. « Roman ». Benchekroun, Siham, Oser vivre, Casablanca, Ed. Eddif, 1999. Djerrari Benabdenbi, Fattouma, Souffle de femme, Casablanca, Ed. Eddif, 1999. |
Annie Devergnas-Dieumegard a été Professeur de français à Montréal, puis au Maroc durant
dix ans, et actuellement en France, à Cholet. Sa thèse de
doctorat s'intitule Le monde animal, végétal et
minéral dans l'imaginaire des écrivains marocains de langue
française (Université de Rennes II, 2002, dir. Marc
Gontard). A paraître chez L'Harmattan (2ème trim. 2003). Son
domaine favori est la littérature maghrébine, plus
particulièrement la littérature marocaine, avec un
intérêt marqué pour l'imaginaire, l'héritage
postcolonial (linguistique et culturel), l'autobiographie, l'oralité et
la culture traditionnelle, la littérature pour la jeunesse. Elle a présenté au colloque de Tunis-Hammamet « Le Sacré et le Profane » (avril 2002) la communication « L'Arbre sacré, un motif récurrent dans la littérature marocaine de langue française ». Dans la New C.E.L.F.A.N. Review, The Postcolonial Maghreb : « Colonialisme culturel ou intertextualité ? L'influence de l'école française sur la littérature marocaine de langue française ». Elle collabore au site de Littérature maghrébine LIMAG (comptes-rendus d'ouvrages). |