Anne V. Cirella-Urrutia
Huston-Tillotson College at Austin
Pendant les années 1980, un nouveau groupe d'écrivains se réclamant d'une identité "beur" émergea en France. Ce terme né à Paris, désignait les jeunes adolescents de la communauté nord-africaine qui vivaient dans les banlieues, plus particulièrement dans les fameuses « cités transit » des années 1970. La plupart des Beurs sont donc nés en France et leurs parents sont d'origine maghrébine. Cette étude propose l'analyse des thèmes récurrents de leur littérature,[1] plus particulièrement celui de l'identité dans le roman autobiographique de Akli Tadjer intitulé Les A.N.I du « Tassili » (1984) et dans la poésie de Mohammed Kenzi intitulée Temps maure (1981).
Comme la majorité des familles d'origine nord-africaine, celles des écrivains beurs se sont concentrées dans les régions industrialisées et les banlieues des grandes agglomérations françaises. Akli Tadjer, l'auteur du roman Les A.N.I du « Tassili », fut élevé dans la région parisienne où ses parents immigrèrent juste après la seconde guerre mondiale. Quatrième de sept enfants, il est né en 1954 et sa famille fut à l'avant-garde de l'immigration algérienne qui précéda et suivit l'indépendance de l'Algérie obtenue en 1962. Comme les Beurs de sa génération Akli Tadjer est issu d'un double héritage et il doit donner un sens à un moi partagé entre les valeurs séculières, laïques et républicaines du pays d'accueil, et les valeurs familiales héritées des traditions berbères et islamiques. Cette dualité signifie entre autre pour les jeunes Beurs une distanciation de la langue arabe souvent parlée à la maison. Si la plupart d'entre eux peuvent comprendre cette langue, le français devient toutefois le véhicule prioritaire qui permet à cette génération de s'exprimer, sans toutefois effacer une différence linguistique qui accentue leur sentiment d'être différent. Tadjer nous en fait part lors de l'une de ses entrevues avec Alec Hargreaves où il se souvient de ses vacances en Algérie dans le village natal de ses parents en Kabylie:
J'arrivais dans le village avec mes parents. Il y avait des gosses de mon age. Ils parlaient tous Kabyle ou arabe, et moi je n'y comprenais rien du tout. J'étais exclu. C'était pas drôle, les vacances. Tandis que quand je partais en colonie de vacances avec mes copains d'école en France, c'était mieux; il y avait une continuité, quoi. (26 avril 1988)
Le choc de deux cultures est donc un élément clé de la littérature beur et l'écriture devient pour la plupart de ces écrivains une tentative de réconciliation entre l'héritage culturel des parents et un affranchissement de cet univers.
Le recueil de poésie autobiographique de Mohammed Kenzi intitulé Temps maure offre l'image d'un moi divisé, fracturé; un paysage double, altéré: celui de l'Algérie mêlé à des images oppressantes d'urbanisation française. Le choc des cultures auquel les Beurs sont chaque jour confrontés se situe à l'intersection des valeurs de leurs parents d'une part et celles de la culture dominante française d'autre part. Pour la plupart d'entre eux, écrire ou réaliser des films signifie transformer l'image du maghrébin et proposer une image plurielle moins stéréotypée, plus floue. La littérature ou le cinéma offre donc l'occasion d'une protestation qui vise à remettre en cause les attitudes d'un grand nombre de Français « de souche » séduits par la politique xénophobe de l'extrême droite en France. Face à l'illusion d'une France une et indivisible sur le plan social, culturel et religieux, les Beurs expriment leur difficulté à appartenir à une ethnie spécifique et c'est avec humour qu' Akli Tadjer décrit dans son roman le dilemme du jeune protagoniste Omar embarqué sur un car-ferry appelé le « Tassili » traversant la Méditerranée entre Alger et Marseille.
Pour Omar comme pour les jeunes Beurs de sa génération, une certaine désinvolture face à la religion permet d'exprimer la rupture que beaucoup de Beurs ont vécu et vivent encore, quand bien même les valeurs de l'Islam sont perpétuées au travers d'innombrables réseaux familiaux. Mais en France, jusqu'à très récemment, il n'y avait aucun lieu où les parents puissent envoyer leurs enfants pour prier: la mosquée n'existait pas car elle n'était pas légalement instituée. L'État laïque ne facilite en rien la transmission des convictions religieuses des parents aux enfants, celles de la communauté islamique moins que toutes autres. De surcroît, dans les rues et à l'école, les enfants d'immigrés prennent des habitudes et des attitudes qui sont souvent en contradiction sérieuse avec celles des parents. Les nombreux obstacles à la transmission des enseignements islamiques sont bien exprimés par Akli Tadjer lui-même lorsqu'il évoque lors d'un entretien son aliénation religieuse:
Une mosquée, moi je ne visualisais pas ce que c'était. Une église, je voyais bien ce que cela voulait dire. Des choses qui ne passent pas dans les journaux, c'est abstrait. Même le message, il n'est pas dans l'environnement, il ne s'inscrit pas. C'est dur de tourner vers la Mecque quand tu es dans le métro. Mes parents ne pouvaient pas expliquer les versets du Coran. (26 avril 1988)
Ce sont précisément ces lignes de rupture qui ébranlent la transmission de l'héritage culturel et qui menacent les relations familiales, créant dans la génération dite « beur » des conflits d'identité douloureux. Medhi Charef fut l'un des premiers réalisateurs parmi les artistes beurs à témoigner de son enfance à une époque où beaucoup d'immigrés quittèrent l'Algérie pour chercher de nouveaux emplois. Né dans la région appelée Maghnia en 1952, il arriva en France à l'age de onze ans pour vivre avec sa mère. Son premier long métrage Le Thé au harem d'Archimède, adaptation cinématographique de son roman paru en 1983, est devenu un classique. Dans une entrevue avec Farida Ayari en mai 1983, Medhi Charef soulignait des tensions bien réelles entre ses parents et lui-même :
Ce qui me dérange avec la génération des premiers immigrés, c'est que la majorité d'entre eux voudraient que leurs enfants soient ce qu'ils sont ou ce qu'ils ont été. A la maison, c'est tout le temps: « Attention, ne fais pas ci, parce que tu es arabe... Ne fais pas ça... N'oublie pas que tu es musulman! » Dans la rue le gosse se retrouve carrément dans un autre monde que les parents ignorent. Il est déchiré et c'est ce déchirement qui me dérange. C'est ce déchirement qui fait souffrir les jeunes. (Sans Frontière 37)
Cette discontinuité exprimée par Medhi Charef n'est pas seulement géographique mais surtout psychologique. Mohammed Kenzi, qui quitta son village natal en Algérie lorsqu'il avait huit ans, exprime dans sa poésie le même sentiment d'éloignement et de souffrance mentale. Sa première demeure en France fut au coeur des bidonvilles de Nanterre, dans les banlieues à l'ouest de Paris. Arrivé en France en 1960, son Temps maure, un recueil de poèmes publiés en 1981, exprime sa condition d'exilé et l'hostilité des français envers les immigrés installés en France. Sa poésie évoque les thèmes du déchirement, de la solitude, de la souffrance et de l'indifférence dans une société discriminatoire.[2] Le désespoir et le désarroi sont au coeur de sa poésie, de son théâtre et de son cinéma dont l'humour et souvent la rage participent d'une sorte de poétique de la dés/intégration dans l'univers quotidien des ghettos.
La situation du Beur est toujours ambiguë est c'est à dessein que Tadjer choisit de placer son texte sous le signe du quiproquo dès la première page en lui donnant un titre très incertain : Les A.N.I du « Tassili ». Il pense bien que certains lecteurs penseront que le Tassili est le nom d'une montagne au sud de l'Algérie ; rien ne permet de deviner que dans le contexte du roman, « Tassili » est en fait le nom du ferry qui transporte des passagers entre l'Algérie et la France. C'est seulement lorsque le lecteur découvre l'histoire qu'il comprend la signification de ce faux repère. Quant au terme A.N.I il n'existe pas. Cet acronyme, inventé pour les besoins du roman, signifie "Arabe Non Identifié", une adaptation sarcastique de O.V.N.I (Objet Volant Non Identifié). Au-delà de l'humour et du sarcasme, ce titre a un goût légèrement amer : il souligne le poids des préjugés, les idées reçues et le dilemme quotidien dont sont victimes les Beurs confrontés à leur double identité. Le va-et-vient du ferry entre les deux pays symbolise le mouvement de balancier dans lequel les Beurs oscillent entre deux cultures rivales.
Le roman de Akli Tadjer se déroule sur une période de quelques semaines dans la vie d'un jeune protagoniste de vingt-trois ans, Omar, et l'action principale couvre une seule journée : la traversée entre Alger et Marseille occupe quasiment tout le roman. Cette traversée est basée sur un voyage similaire que Tadjer a effectué quelques mois auparavant.[3] Tel un « Bildungsroman » l'intrigue suit les étapes d'apprentissage du protagoniste. Le bateau sur lequel Tadjer est rentré d'Algérie transportait certainement des personnages semblables à ceux représentés dans le roman. Toutefois, l'auteur a probablement dû créer d'autres types de personnages de nature composite. Comme l'action principale gravite autour d'Omar et de sa relation avec tous les autres passagers, il était nécessaire que l'auteur ait recours à son imagination. Bien qu'Omar soit au centre de toutes les conversations dans le texte, nous n'apprenons que très peu de choses à son sujet. En fait Omar n'aime pas parler de sa condition et il reste en quelque sorte un personnage mystérieux tout au long du roman. Même s'il ne montre aucune hostilité lorsqu'il répond aux questions de Nelly, une assistante sociale française, ses réponses sont délibérément évasives sur beaucoup de sujets et ne nous laisse pas découvrir sa véritable identité comme s'il voulait montrer à son interlocutrice la complexité de la vie des Beurs qui s'exprime en marge de réponses simples, claires et limpides.
Les autres individus à bord du Tassili regroupent les principaux représentant des relations franco-algériennes qui ont marqué la génération de l'auteur. Il s'agit de la première génération d'immigrés célibataires, des passagers beurs comme Omar et Féfer, des assistantes sociales comme Nelly, un point de contact très important entre le gouvernement français et la communauté d'immigrés. On rencontre aussi des rapatriés, c'est-à-dire ceux qui possédaient des terres en Algérie avant son indépendance, aussi connus communément sous le nom de « pieds noirs ». Nous rencontrons aussi l'élite de la post-indépendance dont les interventions sont très loquaces. En général, tous ces personnages sont beaucoup plus bavards qu'Omar. Pourtant, les pensées de ce dernier indiquent un être complexe et quelquefois contradictoire qui offre un fil conducteur à la narration.
En écrivant Les A.N.I du « Tassili », Tadjer explore sa propre identité et le ferry représente une métaphore décrivant parfaitement son identité de Beur. Cette métaphore nous rappelle aussi l'importance du mouvement migratoire entre les deux pays. Le mouvement du bateau qui avance de manière inéluctable vers la France exprime un aspect déterminant de la vie d'Omar et de celle des Beurs. Derrière les tensions de ce voyage qui dure vingt-quatre heures, nous sentons un potentiel de conflits ultérieurs sur la terre d'immigration. A bord du « Tassili », Omar est obligé de confronter à la fois les Français et les Algériens. C'est pour cela qu'il essaie de fuir les questions de Nelly: Omar ne désire pas communiquer ses souvenirs douloureux. Son refus de réactiver certains problèmes serait trop compromettant pour les deux cultures. Aussi il préfère adresser son conflit d'identité à la mer, l'unique témoin de son dilemme intérieur:
Je pris pour témoin la mer et j'ai murmuré à son oreille que la personne que j'aimais le plus c'était ma mère. J'ai aussi susurré que maintenant la mer était la seule au monde à connaître mon secret. Je n'avais pas d'explications rationnelles à lui fournir. Quand on aime, je ne crois pas nécessaire de l'expliquer. Elle ne saura jamais non plus qu'entre les Algériens et nous, les ANI, il y autant de différences qu'entre moi et mon image et mon image qui se reflète dans un miroir. Mais je n'ai pas encore pu savoir si c'était le miroir qui m'avait déformé ou si c'était moi qui l'avais déformée. La mer connaît peut-être la réponse. (175)
Derrière le monologue intérieur d'Omar se cache la voix multiple des Beurs. Au-delà de l'apparente simplicité de cette partie de la narration, une traversée entre Alger et Marseille, se devine une véritable toile sociale et historique. Tadjer réussit à décrire le microcosme des relations franco-algériennes sur un fond socio-historique agrandi comme s'il utilisait un microscope. Omar, personnage sympathique et très amusant à la fois, est en réalité très complexe et souvent désespéré. Chaque dialogue entre les passagers est repris par Omar qui s'en fait le narrateur et le protagoniste tour à tour. Tout ce qui est dit à bord du « Tassili » est vu à travers ses réactions et ses espérances. Sa conscience envahit la perception du lecteur sur tout autre discours. Une référence à l'Islam par exemple, apparaît dans l'épisode du « Tassili » et bien qu'il ne compte qu'une seule page, il témoigne du fossé qui sépare Omar et les Beurs des générations qui les ont précédées et de ceux qui sont restés au pays. Omar est invité à la prière par un vieil homme et il se trouve confronté à un choix cornélien :
« Tu viens à la prière, mon fils? » Insiste-t-il. C'est certainement la question la plus embarrassante qu'on m'ait jamais posée. Si je lui dis que mon savoir théologique se limite à « Allah ou Akbar » et « Inch Allah », je vais passer pour le dernier des connards. Si je lui réponds que ça ne m'intéresse pas, je vais passer pour le fils du diable en personne, et qui peut deviner la suite.. (63)
Il est évident qu'en affirmant sa position vis à vis de la religion, Omar provoquerait un conflit ouvert et serait rejeté par ceux qui partagent la même idéologie que celle de ses parents.
Ce sentiment de dualité est aussi fortement présent dans la poésie de Kenzi. Le titre Temps maure exprime cette ambivalence: un temps maure d'une part et un temps d'arrêt entre les paysages perdus d'Algérie et le confinement des ghettos français où le temps est suspendu. Toute la poésie de Kenzi tourne autour d'une perte, d'une absence: la terre natale. Elle exprime le déchirement et la perte d'identité de l'exilé dans un monde d'ouvriers, pour la plupart des hommes. Sa poésie exprime ce mal d'être ainsi que la difficulté des s' intégrer dans un système répressif et raciste qui n'accepte que très mal les étrangers et leur rend la vie dure. Comme l'oeuvre de Tadjer, la poésie de Mohammed Kenzi prend ses distances envers la religion, elle condamne les guerres au nom de la foi.
Aux images d'Algérie et de son peuple se mêle celui du paysage urbain français. L'imagination du poète voyage entre deux cultures et deux mondes opposés. Aux odeurs parfumées de jasmin et aux vives couleurs rougeâtres se superposent des images ternes et grises de l'hexagone qu'est la France. La poésie de Kenzi est une poésie qui parle de l'absence de la terre. Elle exprime la douleur du déraciné qui a laissé derrière lui la disharmonie. Comme le dit si bien le poète exilé: « Dans l'exil, j'ai changé de décor; là, plus de nomades ni de patriarche au burnous blanc, plus de femmes voilées (...) L'hexagone, le béton, le ghetto, ce sont les bars de mes vingt ans, où je me suis enivré de vengeance et d'espoir » (Genève, février 1981). En effet Kenzi a quitté sa terre natale lorsqu'il n'avait que huit ans. En 1974, il fut expulsé de France après des démêlés politiques. Il trouva refuge en Suisse où il se mit à rédiger Temps maure avant de pouvoir retourner en France lors des élections présidentielles de François Mitterrand, ce dernier ayant abrogé l'ordre d'interdiction contre l'écrivain.[4] . Contrairement à Akli Tadjer qui propose un héros tourmenté mais somme toute assez placide, Mohammed Kenzi présente une autre image du Beur: celle du hors-la-loi, du rebelle. Son ton n'est jamais humoristique mais enragé et il en appelle à la solidarité de toutes les classes opprimées. Sa poésie, comme le roman de Tadjer, oscille entre la France et l'Algérie, terre abandonnée. Il utilise des images familières aux conflits des Beurs de sa génération: « Je peins mes toiles d'ambre, de jasmin; je les colorie de henné, comme les femmes le font ici et là à travers ce monde ». (TM Introduction) Maghnia, région natale du poète est comparée à une femme en pleurs, femme et mère à la fois qui attend le retour de ses hommes, maris, fils qui l'ont quittée. Le poète utilise l'image de l'oiseau aux ailes brisées et des corbeaux, symboles de dévastation et de retour sur la terre abandonnée:
Ne pleure plus, petite perle de Maghnia, tes corbeaux reviendront à la
terre.(...)
Des bateaux ramèneront de l'exil tes hommes que la mer rejettera sur le
port.
Tu pourras enfin refaire tes ailes, Ô déesse de nos tribus. Alors
que ma ville natale s'émerveille,
Afin de redonner de l'ombre à ses manants,
Que la misère chassa du pays, où il reste encore des hommes
enchaînés,
A l'écart de la vue et à l'ombre de la capricieuse
liberté. (TM 27)
Rebelle, mais non sans espoir, Kenzi parle de son exil et de ses difficultés à s'adapter au ghetto dans lequel il a vécu son adolescence. Son enfance à Nanterre est décrite en termes d'aliénation et de solitude. Il parle de sa vie quotidienne travaillant dans une usine avec son père dans un environnement trop souvent hostile. Sa différence culturelle est réprimée par la culture dominante. Discrimination et indifférence sont au coeur de ses vers exprimant la culture hybride du poète beur dont la prison est un ghetto. En marge de la société, le poète est seul et sa seule arme contre l'oppression et le mutisme reste l'écriture. Dans un poème intitulé « Enfer terrestre », Kenzi exprime les obstacles à l'intégration et l'indifférence ou l'hostilité de l'autre. La différence gêne, dérange et la terre devient un enfer où l'amour pour l'autre n'existe plus:
On peut mourir à l'arrêt suivant ou sur le quai
Trocadéro,
D'un arrêt du coeur.
On peut mourir pour n'être pas de la région,
De n'avoir pas les mêmes opinions
Qu'autrui,
De ressembler à la nuit,
De s'appeler Serge et d'avoir une peau café-crème,
De s'appeler Julie et d'avoir des couilles,
D'être salope et d'avoir viré malhonnête chez un costaud,
Qui arrondit les fins de mois en envoyant les autres à l'hosto.
On peut mourir de la gangrène,
D'un patois gominé,
Dune maladie honteuse,
Au bordel des cavités, hyper hygiéniques.
On peut mourir d'un coup de Massu, comme meurent les Algériens.
On peut mourir dans sa niche, semblable au chien.
On peut rire de n'avoir pas su blanchir dans les bains-produits chimiques.
On peut rire d'un rire de gueuse,
Sur la place centrale de Jeanne la P..., sorcière.
On peut mourir de n'avoir pas su aimer.
Les oeuvres autobiographiques d'Akli Tadjer et de Mohammed Kenzi convergent dans la mesure où elles témoignent d'une même préoccupation : le conflit de deux systèmes culturels difficiles à réconcilier. Tadjer et Kenzi montrent tantôt avec humour, tantôt avec rage, les choix difficiles que cette génération doit faire pour maintenir un équilibre entre deux cultures. Chacun des deux écrivains exprime à sa manière des préoccupations communes. Pour Akli Tadjer, l'humour et le sarcasme sont ses armes. Omar s'efface et observe avant d'offrir un point de vue où tout dialogue, médiatisé et commenté, se reflète dans la conscience d'un jeune anti-héros. Produit de deux cultures, le protagoniste est décrit comme un personnage hybride dont l'identité est confuse. En Algérie, il reste un touriste en vacances: « Au bout de dix huit jours, j'ai craqué. J'en pouvais plus...Vidé... Plus rien dans les tripes...J'ai capitulé...C'est con j'm'étais super bien préparé. J'avais toute la panoplie, sandales, saroual, quelques mots d'arabe, la crème solaire, enfin tout, quoi! » (65). En France, il est considéré comme un arabe, par les autres d'abord, mais aussi par son affiliation à un groupe cherchant à affirmer son droit à la différence, possédant son propre argot ou se mélange verlan et argot Comme l'indique Nacer Kettane, le président de Radio Beur : « Beur vient du mot « arabe » inversé, arabe donne rebe, qui, à l'envers, donne ber et s'écrit beur » (Droit de réponse à la démocratie française 21). En dépit de l'abondance de formes argotiques utilisées par Omar le français reste sa langue et celle des Beurs. Pourtant, ils ne se réclament ni du français, ni de l'arabe mais d'une identité beur, un « no man's land » entre les deux cultures que l'intelligentsia a du mal à admettre en son sein et essaie en vain d'assimiler, comme l'exprime Tadjer avec sarcasme:
Le célèbre généticien Peter Rampling, qui officie au centre universitaire de Melbourne, affirme que ce serait le résultat de la descendance d'une femme et d'un homme dans les années cinquante, le tout additionné d'un gaz d'origine encore inconnue que l'on respire en région parisienne, lyonnaise ou marseillaise.(...) Un bataillon de sociologues français s'esquinte la santé, passe des nuits blanches à vouloir nous situer avec le plus de précision possible dans l'échelle des valeurs humaines afin de nous donner le maximum de chances d'insertion dans le tissu social français. Cette opération insertion-assimilation-digestion s'avère être pour le moment un fiasco; un rejet total, la greffe ne prend pas. Le tissu social s'est révélé n'être qu'une chape de béton parfaitement hermétique à toute injection de corps étranger.(24)
Derrière l'humour grinçant de Tadjer se cache le véritable message politique des Beurs et de leur littérature de résistance qui s'adresse aux Français et traîte des circonstances souvent tragiques qu'ils doivent confronter jour après jour : le chômage, la violence, la drogue et le crime. Le film « Tchao Pantin » de Claude Berry tourné en 1983 avec Coluche et Richard Anconina est probablement l'un des meilleurs exemples cinématographiques traitant de ces problèmes parmi la génération beur. Comme Tadjer le répète inlassablement, on peut mourir dans une rue, dans un bistrot, à l'usine, poignardé, assassiné. Mais on meurt surtout dans ces villes étouffantes, par manque d'amour » (TM 13). Les A.N.I du « Tassili » d' Akli Tadjer et Temps maure de Mohammed Kenzi proposent deux remarquables exemples de voix uniques de la littérature « beur » qui ont pris source dans un contexte français d'incompréhension et d'hostilité ; deux voix qui revendiquent leur altérité.
Notes
[1] Dans un des ses nombreux essais sur la littérature beur, Alec G. Hargreaves nous dit : « La littérature issue de l'immigration en France est une littérature qui gêne. Les documentalistes ne savent pas où la classer, les enseignants hésitent à l'incorporer dans leurs cours et les critiques sont généralement sceptiques quant à ses mérites esthétiques. Le simple fait de nommer ce corpus est semé d'embûches. » Voir « La littérature issue de l'immigration maghrébine en France : une littérature mineure? », dans Etudes littéraires maghrébines : Littératures des Immigrations : 1) Un espace littéraire émergent, dir. Charles Bonn, no. 7, 1996, p.17.
[2] Les attitudes héritées du colonialisme continuent à envahir l'arène française. La communauté algérienne en France est donc restée la cible principale d'attaques racistes. Pendant l'été 1983, plusieurs attaques de ce genre ont eu lieu. Une d'elles s'est déroulée ironiquement et à mauvais propos durant la « Marche des Beurs » qui proposait une révision du statut d'immigration et du phénomène de racisme en France. En fait, pendant la nuit du quatorze novembre 1983, trois jeunes Français en route pour rejoindre la Légion étrangère, ont abattu délibérément un jeune algérien en visite chez sa famille à Bordeaux. Après l'avoir frappé et mutilé, Habib Grimzi fut jeté hors du train via Marseille. Il est crucial de noter que ce dernier vivait à Oran et qu'il n'était en France qu'en simple touriste. Le simple fait qu'il eut les traits d'un nord-africain ont suffi à déclencher l'attaque des trois hommes. Cet évènement a choqué beaucoup de Français et a donné lieu à des controverses politiques. Roger Hanin, « pied noir » français et acteur de cinéma qui a vécu son enfance en Algérie, décida de produire un film inspiré de cet acte tragique et profondément raciste intitulé Train d'enfer.
[3] Habiba Sebkhi dans son article « une littérature « naturelle » : Le cas de la littérature « Beur » nous dit que le roman beur se définit comme « fondamentalement autobiographique (son aspect autobiographique est « manifeste ») ; elle est aussi mémorielle (surtout en ce qui concerne le présent, moins le passé) ; elle est enfin prospective (malgré la nature du genre dans lequel elle s'inscrit, à savoir l'autobiographique est par définition rétrospectif). » Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, no. 27, 1e semestre 1999.
[4] Alec G. Hargreaves Voices from the North African Community in France (1991).
Bibliographie
Aichoune, Farid. "Beur ou ordinaire?" Le Nouvel Observateur, no 5, collection Dossier, pp.18-21.
Aichoune, Farid. "La France et les Arabes" Le Nouvel Observateur, no 5, collection Dossier, pp.33-35.
Ayari, Farida, "Le Thé au harem d'Archi Ahmed de Medhi Charef", Sans Frontière, Mai 1983, p.17.
Bonn, Charles, (dir.), Littératures des Immigrations : Un espace littéraire émergent, Paris, L'Harmattan, Coll. "Études littéraires maghrébines", vol. 7, 1996.
Charef, Medhi (1984) Le Thé Au Harem d'Archi Ahmed, Paris: Mercure de France, 1983.
Fahdel, Abbas "De Pépé le Moko à la Famille Ramdam" Le Nouvel Observateur, no 5, août 1987, pp.22-25.
Hargreaves Alec G. Voices From The North African Community In France: Immigration and Identity in Beur Fiction, New York/Oxford: Berg, 1991.
Hargreaves Alec G., "Interview with Akli Tadjer, 26 April 1988" Immigration and Identity in Beur Fiction, New York/Oxford: Berg, 1991, p.17.
Kenzi, Mohammed, Temps Maure, Sherbrooke, Canada: Editions Naaman, 1981.
Kepel, Gilles, Les Banlieues de L'Islam, Paris, Seuil, 1987.
Sebkhi, Habiba Sebkhi, "Une littérature naturelle : Le cas de la littérature 'Beur'" Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 3, 1999, p.27
Tadjer, Akli, Les A.N.I. du "Tassili", Paris, Seuil, 1984.
Anne V. Cirella-Urrutia earned a D.E.A degree in Anglophone Studies at the University Paul Valéry at Montpellier, France in 1991 and a Ph.D. in Comparative Literature at the University of Texas at Austin in 1998. Her dissertation argues for an extension of the study of the familiar French Theater of the Absurd to children's theatre. Her research has been published in international journals such as Bookbird: A Journal of International Children's Literature, Les Cahiers Robinson (U. of Artois, France), Examplaria: Journal of Comparative Literature (U. of Huelva, Spain), and REDEN (U. of Alcalà, Spain). She also published in ChLA Quarterly Journal with the translation of an article on Belgian author Hergé and hopes to continue contributing to the internationalization of Francophone children's literature in the USA. Anne V. Cirella-Urrutia teaches comparative literature and French at historically black Huston-Tillotson College in Austin. An article « Le français autrement: Nouvelles réponses dans un contexte noir-américain. Utilisation de l'écriture et du jeu théâtral pour la jeunesse en tant qu'outils d'apprentissage du FLE à Huston-Tillotson College » is forthcoming in Dialogues et Cultures, the journal of the Fédération Internationale des Professeurs de Français (FIPF). Her research on Beur literature has been presented at the 35th Annual Texas Tech University Comparative Literature Symposium « Cultures Transnationales, Diasporas et Identités Immigrées en France et dans le Monde Francophone. » |