Angèle Bassolé Ouédraogo
Institut d'Études des femmes de
l'Université d'Ottawa
S'il y a une question à laquelle je ne sais jamais quoi répondre, c'est bien celle-ci :
Cette question comporte des variantes qui sont :
Ma réponse ne peut jamais être spontanée, car la question me demande toujours réflexion. Pas que je ne sache pas vraiment d'où je vienne, mais j'ai pris conscience que ma réponse à cette banale question devenait politique quelle que soit ma réponse. Plus d'une fois, j'ai donné cette réponse :
Et plus d'une fois, la réaction de mon interlocuteur /interlocutrice a été :
Ce qui m'oblige donc à expliquer pourquoi venant du Burkina, j'ai un accent ivoirien. Et là, commence mon récit généalogique.
Je suis née à Abidjan, en Côte d'Ivoire, en 1967, de parents burkinabé immigrés. En ce temps-là, prévalait en Côte d'Ivoire la loi du droit du sol. Mes frères, mes soeurs, et moi sommes donc Ivoiriens de naissance, puisque tous nés au moment où prévalait ce droit du sol, c'est-à-dire entre 1960 et 1972. Pour des raisons qui me sont propres, je n'ai jamais revendiqué, ni utilisé, ma nationalité ivoirienne. J'ai passé toute mon enfance, mon adolescence et le début de mon âge adulte à Abidjan. En 1986, j'ai fait le choix personnel, contre l'avis de mes parents, d'aller voir cet autre pays mien. J'arrive donc au Burkina à 19 ans pour commencer mes études universitaires et jusqu'à mon départ du Burkina, en septembre 1992, pour poursuivre mes études doctorales au Canada, j'ai toujours été désignée sous le vocable de « l'Ivoirienne ». Tous mes efforts d'intégration se sont donc révélés vains. Mes camarades de promotion de la Faculté de Lettres de Ouagadougou ne m'ont jamais considérée comme une des leurs à part entière. Je restais et demeurais « l'Ivoirienne ». Mes professeurs me taquinaient à chacun de mes départs à Abidjan pendant les vacances scolaires en ces termes : « En revenant, tu n'oublies pas de laisser ton accent à la frontière ». Combien de fois au marché, des commerçants m'ont hélée dans les mêmes termes ? J'aurai toujours en mémoire cette discussion avec un commerçant de tissus, du grand marché de Ouagadougou, qui exigeait de voir ma carte d'identité avant de pouvoir croire à ma réponse à sa question plutôt affirmation que question que j'étais Burkinabé. J'ai bien sûr fini par m'énerver qu'il ait osé exiger des preuves de ma « burkinitude » (si je puis me permettre ce néologisme) au lieu de se contenter de me croire sur parole. Et je savais bien qu'une seule chose me trahissait : mon accent !
J'avais beau essayer de transformer mon accent aux intonations des bords de la lagune Ebrié en celles de l'accent sahélien, je n'y arrivais pas et on se moquait de mes efforts. J'ai fini par comprendre que je ne pourrais jamais changer cet accent qui me « trahissait » à tout bout de champ, et cette conviction n'a fait que se renforcer, quand, jusqu'au Canada, les mêmes scénarii se sont répétés. Or, en Côte d'Ivoire, malgré le fait que je ne connaissais pas encore mon autre pays, je ne me suis jamais vraiment sentie Ivoirienne, surtout quand j'ai commencé à devenir adulte. Enfant, je ne me posais sans doute pas cette question existentielle d'être ou ne pas être Ivoirienne, puisque c'était mon univers, mon environnement, mon pays ; je n'en connaissais pas d'autre. En grandissant, cette question a commencé à m'habiter et était source de palabres avec mes camarades de jeu ou de classe qui, à chaque visite des recenseurs, me tapaient sur le bras pour que je le baisse lorsque ceux-ci posaient la question de savoir qui était étranger et que, naturellement, je levais la main. Elles /ils me contredisaient en disant aux recenseurs : « C'est faux, elle est née ici, elle n'est pas étrangère ». Et les recenseurs perplexes de me reposer la question :
Et eux de répliquer :
Et mes camarades affichaient leur sourire narquois de vainqueurs jusqu'à la prochaine visite des recenseurs. Comme ce n'étaient pas souvent les mêmes, j'avais le loisir de reprendre mon scénario. J'ai donc grandi avec ce sentiment de double appartenance mais aussi d'ambivalence. Ambivalence entre deux pays, deux cultures, deux langues (le français, langue d'usage de ces deux pays, mais aussi le mooré, langue vraiment maternelle, bien qu'en général, la langue dite maternelle, dans le contexte africain, est le plus souvent la langue du père. Dans mon cas, mes deux parents parlaient la même langue, tous les deux étant Ouédraogo, donc Moosé). Mais je dois préciser que l'ambivalence entre le français et le mooré n'en était pas réellement une car je ressentais une fierté de pouvoir parler une autre langue que le français. J'avais la possibilité de faire passer des messages, par exemple à mes soeurs ou à d'autres personnes, sans que mes autres amies me comprennent. Il est un fait que mes petites amies ivoiriennes ne parlaient d'autre langue que le français et que la tendance dans les familles ivoiriennes locales était de parler français plutôt que la langue locale, car parler local faisait « sauvage ». Et de nombreuses familles immigrées ont adopté cette pratique en ignorant leurs langues et en ne parlant que français à leurs enfants car, comme les familles de la bourgeoisie ivoirienne, elles étaient convaincues que le français était la langue du salut, la langue de la modernité et « l'évolué » se devait de montrer son statut en parlant la langue des maîtres et non les patois sauvages. J'ai toujours été reconnaissante à nos parents de nous avoir appris une autre langue que le français et cet apprentissage s'avérera utile pour moi plus tard quand je serai dans ce pays censé être le mien et où, malgré tout, les autres continueront de me percevoir comme celle venue d'ailleurs, l'étrangère.
L'utilité d'avoir su parler une autre langue que le français va apparaître lorsqu'au Burkina, convaincu que je ne pouvais comprendre un traître mot de ce qui se disait (signalons que le mooré, langue nationale au Burkina Faso, est lingua franca, c'est-ˆ-dire parlé par plusieurs locuteurs autres que les locuteurs natifs), mon entourage à la fac, au quartier ou en des lieux publics (marchés, cinémas, etc.) va se hasarder à me critiquer en mooré. Je me taisais dans un premier temps pour laisser continuer l'impression que je n'y comprenais rien, puis je répliquais dans le même ton dans la langue dont ils s'étaient servis. Combien de fois me suis-je amusée à voir ces regards incrédules, embarrassés et honteux de m'entendre. Dans notre programme à la Faculté des Lettres, des cours de langues étaient inscrits et le choix portait entre le mooré et le jula (autre langue à statut national au Burkina, mais aussi langue de commerce usuelle dans pratiquement toute l'Afrique de l'ouest). Je choisis le mooré. Quelle ne fut pas la surprise de mes camarades de classe qui, croyant à une méprise de ma part due à l'ignorance, sont venus en toute sincérité me voir pour me déconseiller vivement ce choix, car je courais immanquablement à l'échec et je devrais reconsidérer mon choix et opter pour le jula. J'ai souri et répliqué que je savais bien ce que je faisais, que mon choix serait maintenu. J'ai donc gardé le cours de mooré que j'ai assidûment suivi pour ne pas échouer aux examens et donner raison à mes « conseillers ». J'ai tenu mon pari en réussissant dans ce programme tout le long des deux premières années de sa durée (puisque ce programme ne se donnait plus en classe de Licence ). C'est le lieu de signaler que la grande majorité des locuteurs des langues africaines ne sont pas alphabétisés dans ces langues, ils peuvent bien les parler sans pouvoir les écrire ni les lire. L'utilité de ce programme de cours de langues à l'Université était de nous donner cette possibilité d'apprendre à lire et à écrire en mooré ou en jula. Certes, je ne serais pas capable aujourd'hui d'écrire un recueil de poésie en mooré, mais je pourrais tenir une conversation, lire quelques lignes dans cette langue, et pour moi, c'est une grande fierté. Cette fierté, j'aurai l'occasion de l'afficher en 1988, lors du premier Congrès de la FADEAO[1]. En effet, pendant la foire du livre qui fut organisée à cette occasion, je me suis amusée à lire au public visitant notre stand les ouvrages de poésie de Me Pacéré en mooré[2] ! La surprise et l'émerveillement se lisaient sur le visage de mes interlocuteurs dont la plupart savaient que j'étais une « Burkinabé récente » de par mon accent, encore une fois. Je puis assurer que cet aspect seulement a permis de vendre beaucoup d'exemplaires des livres de Pacéré pendant toute la durée de la foire. Pour moi, c'était une douce revanche. Revanche contre le hasard de la vie qui m'avait fait naître ailleurs, dans un autre pays, revanche contre mes camarades et mes professeurs qui ne me considéraient pas comme une « authentique Burkinabé ».
Aujourd'hui, à voir ce qui se passe en Côte d'Ivoire, où venir d'ailleurs est devenu un anathème, sinon un crime, je ne sais toujours pas quoi répondre à cette fameuse question des origines. Dire que je ne connais pas la Côte d'Ivoire, serait renier mon héritage culturel, renier cette terre qui m'a vue naître, rompre les liens du cordon ombilical que je ne peux plus déterrer parce qu'enfoui là-bas, sur cette terre ivoirienne que j'ai toujours crue mienne. Mais je ne saurais dire aujourd'hui que je suis de la Côte d'Ivoire, sans avoir honte de ce qui s'y passe, car cette Côte d'Ivoire qui renie et brûle des innocents pour le simple fait qu'ils viennent d'ailleurs ou ont des noms qui ne sonnent pas locaux, cette Côte d'Ivoire-là, je ne la connais pas car je ne la reconnais pas. La Côte d'Ivoire où je suis née en 1967 est celle pour laquelle mes parents se sont battus et qu'ils ont contribué à bâtir. C'est la Côte d'Ivoire de la paix, la Côte d'Ivoire qui a fait croire à nos parents que le rêve d'une Afrique unie et intégrée était possible et ils nous ont passé le relais de ce rêve. Si aujourd'hui, le rêve de cette unité et de cette intégration africaine est mort, c'est que nous sommes, nous aussi, morts et la Côte d'Ivoire n'existe donc plus.
Dire aujourd'hui que je viens du Burkina Faso, alors que là, on m'affuble du sobriquet méprisant de « diaspo » avec tout ce que cela peut comporter de péjoratif et d'insultant, car ce sobriquet, diminutif de diaspora, ne dit pas seulement que je viens d'ailleurs, mais que je suis aussi étrangère et indésirable ne serait pas tout à fait sans un quelconque malaise. Diaspo désigne aussi les trouble-fêtes du campus universitaire à qui on attribue tous les maux qui secouent le système universitaire depuis quelques années comme viennent encore de le démontrer certains articles de la presse locale dernièrement au sujet des récents troubles sur le campus ouagalais[3].
Étrangère en Côte d'Ivoire, Ivoirienne et diaspo au Burkina, aujourd'hui, en Côte d'Ivoire comme au Burkina, on m'appelle désormais la Canadienne. Je me sens plus intégrée au Canada, où je revendique chaque jour ma place et ma voix d'artiste (même si je n'ai toujours pas défait toutes mes valises), que je ne me suis jamais sentie intégrée en Côte d'Ivoire et au Burkina.[4]
Aujourd'hui, je ne me sens pourtant pas liée aux frontières canadiennes, ni burkinabé, ni ivoiriennes. Et c'est avec joie que lors des derniers jeux de la Francophonie tenus à Ottawa en juillet 2001, j'ai pu vivre l'expérience suivante : invitée par Patrimoine canadien (responsable de la Francophonie et équivalent des ministères africains de la culture) comme conférencière à la 39e biennale de la langue française, j'ai dû remplacer au pied levé à la veille de la conférence, le délégué ivoirien qui a été obligé de reprendre l'avion pour la Côte d'Ivoire suite à une urgence familiale. Je le remplaçais à titre de conférencière et non comme citoyenne de Côte d'Ivoire. Un peu avant le début de la conférence, croisant un délégué du Bénin qui voulait deviner d'où je venais, à partir de mon nom, sa première tentative fut :
Je réponds « non ». Il continue :
Il reste perplexe. Je finis par lui dire :
Il réplique :
Eh oui, je me sens partout chez moi en Afrique ! Mais aussi ailleurs ! Je travaille à me sentir chez moi partout où je me trouve. C'est pourquoi je réponds désormais à cette fameuse question des origines par : « Je n'ai pas de pays, le Monde est mon pays ». Et je rêve maintenant de pouvoir dire comme Susan Sontag dans cette citation qu'un ami m'a envoyée d'Allemagne : « Etre enracinée ne m'intéresse pas. Je suis ce que je suis : ouverte au monde »[5].
Notes
[1] Fédération des Associations des Écrivains de l'Afrique de l'ouest dont la présidence reviendra à l'Union des gens de lettres (l'association des écrivains du Burkina dont j'étais l'une des jeunes membres et pour laquelle mes camarades de fac me donneront le sobriquet affecteux de : « Angèle de l'Ugel ») et à son président Me Pacéré, de même que le siège de ladite association, qui, malgré le potentiel d'espoir qu'elle fit naître, ne survécut pas aux querelles intestines dont les organisations africaines d'écrivains ont le secret.
[2] Pacéré est l'un des rares écrivains africains francophones qui écrit et publie en langue africaine et en l'occurence en mooré.
[3] Voir en effet les articles sur la crise universitaire dans la presse burkinabé depuis le 21 novembre 2002 sur les sites d'information de Netaccess et Burkina On Line.
[4] Cela ne signifie pas que je revendique une quelconque appartenance à l'identité canadienne mais l'espace de liberté d'expression que je peux avoir ici constitue pour moi un pays. Et en paraphrasant Youssef Chahine dans » Le destin « qui dit : » Le savoir appris dans un autre pays est une Patrie. L'ignorance dans son propre pays est un exil « je pourrai moi aussi dire que la liberté d'expression acquise dans un autre pays est une Patrie. Le manque de liberté d'expression dans son propre pays est un exil.
[5] Susan Sontag, Interview, Frankfurter Rundschau, 7 septembre 2002.
Angèle Bassolé-Ouédraogo, après avoir oeuvré dans le
mouvement associatif communautaire féminin en Ontario français,
se consacre désormais à sa maison d'Éditions Malaïka et à l'écriture. Elle conserve
néanmoins un lien avec le milieu académique en étant
chercheur associée à l'Institut d'Études des femmes de
l'Université d'Ottawa où elle prépare un livre sur la
perception du féminisme en Afrique. Après Burkina Blues, elle a écrit un second recueil de poésie Avec tes mots, co-édité avec les éditions Sankofa du Burkina Faso. Elle termine un troisième recueil, Sahéliennes (Extraits...) et s'attèle à sa première nouvelle, Ottawa news, tout en travaillant à un essai sur la problématique de l'intégration de la diaspora burkinabé au Burkina Faso intitulé Les sans pays. Ses domaines de recherche incluent la problématique de l'immigration et de l'intégration au Canada, les notions de l'exil et de la diaspora ainsi que les écritures féminines. |