A L'ECOUTE D'AMADOU TIDIANE WONE |
A l'écoute d'Amadou Tidiane Wone, écrivain et Ministre de la culture du Sénégal.
proposé par Pierrette Herzberger-Fofana
Friedrich Alexander Universität, Erlangen-Nüremberg
Cette interview a eu lieu le 2 janvier 2002 à Dakar, Sénégal.
Avec un complément d'interview du 2 septembre 2002 |
Amadou Tidiane Wone est né le 15 avril 1956 à Créteil-sur-Seine (France). Il a fait ses études universitaires de Droit, option Sciences Politiques à l'université de Lyon III. De retour au Sénégal, il travaille dans le secteur privé. Depuis août 2001, Amadou Tidiane Wone est ministre de la culture. Auparavant, il a exercé les fonctions de conseiller culturel du Président de la République. Homme de Lettres, Amadou Tidiane Wone est l'auteur de deux romans: Quand la nuit se déchire (Paris : Harmattan 1990, 132p.) et Le Crépuscule des vanités (à paraître). [Amadou Tidiane Wone] |
Monsieur le Ministre, tout d'abord, permettez-moi de vous présenter mes meilleurs voeux pour la nouvelle année 2002. Je souhaite que le ministère de la Culture soit pour nous autres gens de lettres, le ministère - phare. Notre entretien a cependant lieu en des circonstances douloureuses puisque le pays est encore en deuil national. Le monde littéraire vient de perdre l'un des piliers de la poésie africaine, et le Sénégal l'un de ses fils prodigieux. Que représentait pour vous le président, Léopold Sédar Senghor ?
Je vous remercie et je voudrais tout d'abord vous retourner les voeux. Je vous souhaite mes meilleurs voeux de bonne année, de santé et de succès dans toutes vos entreprises. Vous avez raison de mentionner que le Sénégal est en deuil, mais surtout la culture est en deuil, car la dimension qui survit au président Senghor est la dimension culturelle. comme vous avez pu le noter, c'est ainsi que toute la communauté culturelle africaine a tenu à lui rendre hommage, car il a été l'un de ses ardents défenseurs, l'un de ses mécènes les plus notoires, l'un de ses ambassadeurs les plus avérés. Le sens que revêt pour nous Senghor, l'homme de culture, au début de ce troisième millénaire, à un moment où la mondialisation dite de l'économie, au départ, est devenue la mondialisation tout court : mondialisation des valeurs, des repères spirituels et moraux. Nous sommes heureux de nous souvenir que le Président Senghor parlait de la civilisation de l' universel, mais sous le prisme de l'enracinement et de l'ouverture. La civilisation de l'universel où l'on ne vient pas les mains vides, où l'on vient avec son apport distinctif, son apport culturel, au banquet du donner et du recevoir. Or, la mondialisation actuelle est partie sous le prisme du recevoir sans donner. C'est sous ce rapport qu'il est intéressant de relire Senghor. Il est temps que l'on revienne à des notions fondamentales telles que la diversité culturelle, aux différences qui donnent à l'humanité son caractère humain.
Vous parlez de diversité culturelle. Pourtant, en Occident cette diversité culturelle est perçue comme une menace puisque l'on voit des barrières qui ressurgissent. En Allemagne, par exemple, cette diversité culturelle ou religieuse est brandie comme un spectre. Elle a d'ailleurs donné lieu à un vif débat sur la notion de « Leitkultur » selon laquelle la culture dominante ne doit pas subir d'agressions culturelles en favorisant le multiculturalisme. Or, le Sénégal est le pays-phare par excellence en ce qui concerne la diversité culturelle, ethnique ou religieuse puisqu'ici chrétiens et musulmans vivent une cohésion nationale quasi parfaite et l'harmonie règne entre les différentes ethnies. Cela était perceptible lors de la veillée poétique consacrée au chantre de la Négritude. Comment avez-vous perçu cette veillée poétique ?
Cette veillée que nous avons voulu réaliser dans la plus pure tradition africaine qui veut que lorsqu'un homme de 95 ans quitte ce monde, on lui rende hommage dans une fête célébrant la vie qui a été aussi généreuse avec lui. Mais c'est aussi une fête pour témoigner, comme l'écrit Birago Diop, que : « Les morts ne sont pas morts.» Cette cosmogonie africaine nous semble utile car elle donne l'occasion de communiquer au monde que nous voulons sauver une partie de notre âme. Je pense que cette veillée qui a fait communier toutes les ethnies du Sénégal dans la pure tradition de leur diversité culturelle a été un moment fort, intense. L'émotion était perceptible dans la salle, parce que chacun a senti ressurgir du tréfonds de son âme cet appel des ancêtres, ce lien ténu, mais si fort qui nous rattache à ce que nous sommes véritablement. Cette veillée suivie le lendemain par l'arrivée aux obsèques des prêtres traditionnels qui sont venus aux portes de la cathédrale de Dakar, une cathédrale qui était remplie de musulmans et de chrétiens. La procession qui a suivi a été entamée par des chants pour accompagner le Président à sa dernière demeure. Ces chants relient à une autre approche de la spiritualité et du monde et montrent effectivement que le Sénégal est un pays étonnant. C'est d'ailleurs ce qui fait sa stabilité et son équilibre, si bien que, même dans les difficultés économiques les plus aiguës, ce peuple trouve des ressorts de solidarité, de partage qui font qu'il ne perd pas entièrement ses traditions, ses valeurs. Si vous prenez, par exemple, le cas de la population active, elle est en fait infime. Mais ceux qui travaillent nourrissent beaucoup de ceux qui ne travaillent pas. Ces notions-là sont fondées sur des valeurs de spiritualité, anté-islamiques et anté-chrétiennes qui ont survécu.
Vous avez déclamé le poème « Elégies pour Philippe Maguilen» lors de la veillée poétique. Quel rapport entretenez-vous avec la poésie de Senghor ?
Je suis de ceux qui ont été très proche de Senghor, car son fils, Philippe était l'un de mes amis. J'ai été très proche du Président Senghor et l'amitié qui me liait à Philippe est intense. Lorsque je lis ce poème, je comprends au-delà des vers, les images qui sont évoquées : « Les jours ont défilé en lugubres boubous, et les nuits jours sans sommeil » sont en deuil. Ce vers me rappelle les processions qui caractérisent les deuils au Sénégal, les femmes tristes habillées de leurs boubous, et lorsque le poète s'exclame :
Il évoque de façon atténuée par une parabole le retour précipité au Sénégal. Pour le non-initié cette phrase peut être incompréhensible, mais moi je vois l'image de cet avion supersonique le Concorde. En effet, le poète et son épouse ont regagné le Sénégal par le vol Concorde lorsqu'ils ont appris le décès de leur fils. Cette description du Concorde est extraordinaire et l'allusion au « mac2 » émouvante. Elle me rappelle, en outre, l'accident tragique au cours duquel Philippe est décédé. La voiture dans laquelle il se trouvait s'est fracassée contre l'un des pylônes de l'autoroute. Je voudrais vous relire ces vers où il s'adresse à son épouse :
A ce point du poème, je revois l'image de Philippe Senghor qui chante devant son arbre à Verson. Il était un bon musicien. Et le poète poursuit :
Je me revois également avec tous nos amis quand le poète écrit :
Je revois cette sortie de la cathédrale de Dakar avec des milliers et des milliers de personnes : « Des jeunes gens ses camarades l'ont soulevé porté sur leurs épaules hautes. » Je faisais partie de ceux qui ont porté le cercueil de Philippe dans l'église. Senghor cisèle sa douleur dans des mots. Pour nous qui avons connu Philippe, le poète a décrit de façon sublime nos sentiments. Je pense que les poètes ont une manière de dompter la douleur et de nous en transférer une partie pour la partager avec nous et se la rendre plus légère. Ce recueil se trouve dans mon bureau. Le président Senghor lui-même me l'a dédicacé lors d'un déjeuner chez lui. De temps en temps, je le lis. Cela me détend et me permet de me ressourcer. Je pense que l'homme politique Senghor a éclipsé le poète. Le poète va reprendre sa revanche sur l'homme politique. Je constate qu'aujourd'hui, dans les quotidiens de Dakar, les gens versent dans la poésie pour lui rendre hommage. La douleur serait-t-elle révélatrice des germes du poète qui sommeillent en chacun de nous ? N'est-ce pas en ces moments de grandes douleurs que des vers nous viennent à l'esprit ? La poésie serait-elle la version sublime de la douleur ? Je m'interroge sur toutes ces questions en regardant la trajectoire des grands poètes du monde. Il semble que ce sont des âmes torturées, très sensibles qui perçoivent la tragédie de la condition humaine. Et elles restituent de manière si sublime les vers qu'elles nous offrent à lire. Senghor, le poète, va survivre et supplanter l'homme politique. En tant que ministre de la culture j'en suis heureux.
Monsieur le Ministre, le public vous connaît en tant qu'écrivain avec votre roman «Lorsque la nuit se déchire». Cependant, permettez que je vous pose la question rituelle. Qui se cache derrière le ministre de la culture?
Celui qui se cache derrière le ministre de la culture est un Sénégalais d'une quarantaine d'années, mais que l'on peut considérer comme un enfant de mai 68. Nous avions 13 ans quand nos aînés férus de littérature marxiste participaient à cette déflagration qui s'était emparée du monde. Les jeunes remettaient en cause un ordre établi en s'agrippant à tout prix à toutes les bouées de pensée préétablies qui servaient cette remise en cause de l'ordre antérieur.
Ainsi, au Sénégal, nous avons eu des Marxistes, des Léninistes, des Maoïstes, des Guévaristes, des Anarchistes, des personnes qui ont participé avec leurs coeurs et leurs chairs à la bataille des frères de Soledad, « Soledad Brother ». Nous avons eu nos soeurs africaines inspirées par Angela Davies « If they come in the morning ». Nous avons eu Sékou Touré, Kwame Nkrumah, Nelson Mandela. Une telle effervescence a marqué ma prime jeunesse et tout mon itinéraire intellectuel. J'ai très tôt été happé par la pensée rebelle, la pensée qui remet en cause. Celle qui ne se satisfait pas des idéologies qui sont des prêtes-à-penser et au fond ligotent la pensée. Nous avons vécu la contestation estudiantine. Nous en avons été des leaders parfois. Au fil du temps, nous nous sommes assagis de l'extérieur, mais l'ébullition intérieure, spirituelle, morale se poursuit et nous continuons à penser que l'humanité mérite mieux de la part de l'homme. Quand on regarde l'homme, et que l'on considère ce que notre intelligence est capable de produire, quand on envisage l'histoire des progrès de l'humanité, de la création à nos jours où l'on maîtrise une bonne partie du temps et de l'espace, en sachant très bien qu'il nous est impossible de les maîtriser complètement, nous nous demandons comment il se fait que l'on puisse être d'une si grande intelligence et en même temps créer le Rwanda, l'Angola, le Kosovo etc...
C'est toute cette problématique du choix entre le bon et le mauvais qui nous ramène aux questions essentielles qui sont liées à Dieu, à la présence de Dieu dans l'univers, aux objectifs spirituels et moraux que nous avaient assignés les religions et qui ont été remis en cause par les idéologies. N'est-ce pas ce conflit entre l'invite de Dieu à être bon et l'invite des hommes qui pensent, qu'en tout état de cause, on peut et on doit pouvoir se passer de Dieu ? N'est-ce pas ce conflit qui est à la base du désarroi des hommes ? Je pense que le monde va revenir vers une certaine spiritualité respectueuse de l'homme comme créature d'un Dieu suprême qui considère que c'est son bien et qu'à ce titre, ce bien-là doit être respecté. La vie humaine appartient aux hommes, mais elle appartient aux hommes parce qu'elle est un don de Dieu. Nous devons donc revenir à une spiritualité positive.
Votre premier roman « Lorsque la nuit se déchire », représente-t-il l'itinéraire spirituel du héros, Capitaine ?
Je voudrais d'abord revenir sur la genèse de mon livre. Je regardais chaque année l'émission consacrée aux Anciens Combattants qui venaient présenter leurs voeux au Président de la République. J'avais remarqué que leur nombre diminuait d'année en année. De plus, chaque fois, ils présentaient la même revendication, à savoir : leurs pensions gelées par la France. Ce spectacle des Anciens Combattants m' a inspiré le personnage qui s'appelle Capitaine. Cet homme constate que son nom s'est perdu dans les registres de la Mère-Patrie.
Il avait tellement cru en la Mère-Patrie et en ses valeurs de liberté, égalité, fraternité qu'il avait fait sienne cette devise. En tant que tirailleur, il se devait de les défendre. Une fois la guerre terminée, il se voit pris dans les dédales d'une administration incompétente qui, surtout, fait preuve de mauvaise volonté; et qui finalement égare son nom. Cette absurdité le conduit donc à la déraison et à la mort, une mort qui est en fait une résurrection. Cette mort spirituelle l'amène à réfléchir sur cette Afrique meurtrie, qui a tant donné et si peu reçu en retour et qui, malgré tout, pardonne. En effet, si nous faisons une arithmétique de l'aide, nous constatons que nous payons plus que nous avons reçu.
En outre, si l'on venait à comparer ce que l'Afrique a perdu au plan humain et ce qu'Israël a perdu au plan humain et qu'elle fait payer aujourd'hui cher à l'humanité, l'Afrique semble sinon avoir pardonné du moins avoir oublié. On peut se demander comment les peuples perçoivent l'homme, l'humanité et sa trajectoire.
Ce sont des questions qui interpellent le ministre de la culture et la communauté des hommes de culture. Elles constituent un apport, un viatique que l'Afrique peut donner à l'humanité du point de vue des valeurs qui fondent l'homme.
Permettez-moi une petite disgression. Seriez-vous pour une forme symbolique des réparations en ce qui concerne l'esclavage, ou au moins pour une reconnaissance et des excuses officielles ?
Je pense qu'aujourd hui l'Afrique doit faire son introspection afin de reformuler sa relation à l'Histoire. L'Histoire telle que nous la vivons, ne doit pas se définir par rapport aux autres. Nous avons aujourd'hui des défis à relever. Personnellement, je supporte la voie du Nouveau Partenariat pour le Développement de l'Afrique (NEPAD) comme une voie possible de salut au moins au niveau économique. Ce projet a été conçu pour la première fois par nous, Africains. Cela vaut la peine que nous nous battions, car nous avons élaboré nous-mêmes ce programme qui est à la mesure de nos défis. Et il doit être réalisé par nous autres Africains, car le « positive thinking» c' est-à- dire cette manière positive de nous positionner par rapport au monde est importante. Nous ne sommes plus des quémandeurs, nous ne demandons pas, nous contribuons en exprimant nos besoins et en les insérant dans le cadre de plans et de stratégies et en nous battant pour les réaliser.
L'Europe est coupable. Je n'ai pas besoin des excuses de l'Europe pour comprendre qu'elle est coupable. « Qui s'excuse, s'accuse » dit le dicton. Ai-je ce besoin des excuses pour accuser ? Dans l'un de ses poèmes Aimé Césaire écrit : «À la barre de la raison comme à la barre de la conscience, l'Europe est coupable ». Je n'ai plus besoin d'un pardon qui semblerait absoudre cet acte ignoble. Je constate seulement que les coupables et les victimes sont tous hors de ce monde. Je constate que les esclavagistes comme les esclaves ne sont plus. Mais il reste les héritiers des uns et des autres. Partant de ce constat, j'articule mon combat autour de la notion de « plus jamais ça » afin que le continent acquiert une respectabilité qui taille en pièces le mépris culturel, fondateur de l'esclavage. Au-delà des impératifs économiques, le mépris culturel a été déterminant, car il a permis de traiter une partie de l'humanité comme une sous-race, inférieure aux animaux. Notre défi ne doit pas être une arithmétique qui va diviser le continent. En effet, le jour où les machines à calculer s'ébranleront, les conséquences pratiques en seront néfastes pour l'Afrique et la Diaspora qui vont se disputer les miettes que l'Occident consentirait à lâcher. La notion de réparations est philosophiquement peut-être envisageable, mais du point de vue pratique impossible à réaliser. Il me semble que ceux qui ont une certaine vision ne doivent pas se laisser divertir par ce qui est, au fond, un combat d'arrière-garde. Aujourd'hui, il est important que l'Afrique relève la tête, que ses enfants se mobilisent tout en étant conscients que nous ne sommes pas moins intelligents, mais nous partons sur des lignes de départ différentes. Ce « gap» infrastructurel, c'est le but du Nouveau Partenariat pour le Développement de l'Afrique (NEPAD) de le résorber. Une fois que nous partirons sur la même ligne de départ, nous arriverons au même résultat. On ne peut pas faire une compétition en ne partant pas sur la même ligne de démarcation. Le présupposé du NEPAD repose sur nos richesses matérielles et nos ressources humaines afin de nous poser en partenaires. Il faut que chaque Africain en prenne conscience et soit convaincu qu'il est porteur d'une nouvelle vision.
L'Amérique s'est bâtie sur le mythe de l'«American Dream ». Est-il possible qu'en Afrique un « African Dream » soit mis en place ? Les pères-fondateurs des indépendances étaient des rêveurs, des idéologues. Actuellement nous avons des pragmatiques qui déclinent cette vision panafricaine en termes de stratégies et de plans. C'est ce qui a toujours manqué. Nous avions les mots incantatoires, mais nous n'avions pas les mécanismes pour que ces mots soient le levain pour une approche du développement. Nous avons aujourd'hui réuni les conditions. En outre, à la tête de nombreux États africains, nous avons des managers qui savent traduire cette aspiration panafricaniste en termes de plans d'action. Ceci doit être notre préoccupation. Cette vison que le chef de l'État a révélé à Durban lors de la « Conférence Mondiale contre le Racisme, la Xénophobie et l'Intolérance qui y est associée », nous la partageons, car nous ne souhaitons pas entrer dans une arithmétique macabre qui signifierait qu'une fois le chèque perçu, ce serait pour solde de tout compte. Nous ne nous sentons pas capables moralement de solder le compte de trois siècles de traite, de déportation de millions d'êtres humains dont certains ont servi de pâture aux poissons. Nous refusons d'assumer historiquement cette comptabilité.
Comment se manifeste ce partenariat sur le plan de la culture ?
Aujourd'hui nombreux sont ceux qui pensent que le nouveau partenariat n'avait pas fait de la culture un secteur prioritaire. J'ai toujours dit que la culture attendait au tournant. Nous allons nous emparer du nouveau partenariat et en faire le levain d'un rêve. Nous sommes en train de mettre en place un certain nombre de dispositifs afin que ce rêve, ce nouveau panafricanisme, nous en soyons les chantres à l'échelle planétaire. Dans quelques mois, nous convierons au Sénégal les intellectuels Africains et ceux de la Diaspora non seulement à revisiter le panafricanisme, mais à s'emparer du nouveau partenariat pour en faire le rêve d'une Afrique nouvelle. Je pense que, tant du point de vue de la poésie, que des arts plastiques de tous les secteurs, les Africains ont déjà démontré qu'en matière de culture, les frontières n'existent plus depuis longtemps. Aujourd'hui, la culture est le fer de lance de l'image la plus positive de l'Afrique dans le monde. Nos hommes de lettres, nos cinéastes, nos peintres, nos musiciens offrent de l'Afrique, l'image la plus fraîche, la plus forte. De ce point de vue, nous allons reprendre notre place dans le concert des nations.
Votre bureau regorge de tableaux de peintres nationaux. Je constate avec regret que dans certaines missions diplomatiques à l' étranger, les tableaux, les tapisseries sénégalaises, en particulier, et africaines, en général, sont pratiquement invisibles. Je ne vois pas cette culture dont vous me parlez avec tant d' enthousiasme.
Le bureau du Ministre de la Culture ne pouvait pas être anonyme. A la limite, c'est une galerie. D'ailleurs, je les accroche, je les décroche et j'en accroche d'autres, car c'est aussi un lieu de promotion lorsque je reçois des invités étrangers. Le patrimoine artistique de l'État et le ministère de la Culture ont acheté et distribué aux services de l'État des oeuvres d' art. En principe, dans tous les bureaux et ministères et dans toutes les ambassades, il y a des oeuvres du patrimoine artistique. Au cours des années passées, les ambassadeurs ou certaines personnalités qui avaient reçu ces oeuvres ou leurs collaborateurs ont pu croire que c'étaient leurs biens personnels. Or, elles appartiennent au patrimoine artistique de l'État. Ainsi, pour parler avec pudeur, des déménagements successifs ont dégarni certaines ambassades. Nous avons entrepris, avec le soutien du Ministre des Affaires Étrangères, de l'Union Africaine et des Sénégalais de l'Extérieur un recensement. Nous avons écrit à toutes nos représentations diplomatiques afin de vérifier si les oeuvres d'art qui s'y trouvent correspondent à ce qui est mentionné dans nos fichiers. Les réponses affluent de toutes parts.
Nous avons opté pour une nouvelle politique, selon les instructions du chef de l'État et de Mme le Premier ministre, qui contribuera au «rhabillage » de nos ambassades. Nous allons nous y atteler pour renouveler toutes les ambassades en tapisseries, en toiles et en oeuvres d'art. J'ai aussi un autre instrument que je suis en train de mettre en place. Il s'agit de l'Association Sénégalaise d'Action Culturelle et Artistique qui s'inspire du concept de l'AFA (Association Française d'Action Artistique ) en France. Nous voulons mettre sur pied une association qui serait cogérée par le ministère de la Culture et celui des Affaires Étrangères. Cette association sera l'instrument de diffusion de l'action culturelle du Sénégal à l' étranger. Nous allons l'installer au niveau de notre consulat à Paris. Ce sera un peu l'ambassade culturelle du Sénégal à l'étranger. La formule association nous autorise à accueillir dans le conseil d'administration des acteurs culturels et des structures qui rentrent dans ce domaine. Grâce à cette structure nous pourrons mettre en place des partenariats plus souples et bénéficier de subventions qui nous permettront d'avoir l'instrument à l'étranger pour diffuser la politique culturelle du gouvernement. Nous comptons mettre en place cette structure dans le courant du premier trimestre de 2002. Les conseillers juridiques vérifient actuellement les statuts et leur conformité avec la législation sénégalaise et celle du pays d'accueil.
Pourriez-vous donner des précisions sur l'Association Sénégalaise d'Action Culturelle et Artistique (ASACA) que vous voulez créer ?
Nous pouvons avoir un espace à notre disposition au niveau du consulat à Paris, la Maison du Sénégal. Chaque mois, je pourrais envoyer un artiste Sénégalais présenter ses oeuvres. D'une part cela « habille » le consultat du Sénégal et d'autre part, les Sénégalais résidant en France pourront ainsi inviter leurs amis à découvrir la culture sénégalaise, en visitant l'exposition. Le consulat deviendrait un espace culturel. Nous avons prévu un programme de conférences. Nous voulons organiser des signatures d'ouvrages de Sénégalais. Nous pouvons créer au niveau de la maison du Sénégal en France un espace de convivialité, de dialogue des cultures. C'est une des pièces maîtresses du nouveau dispositif.
Ne vous limitez-vous qu'au monde francophone, car vous semblez ne considérer que Paris ? La Diaspora aujourd'hui se trouve dans tous les pays d'Europe et d'Amérique du Nord. Une telle initiative en Allemagne pourrait avoir un impact positif sur les relations germano-sénégalaises. Envisagez-vous d'élargir ce programme aux pays de la Diaspora, tels l'Allemagne ?
Notre base opérationnelle est Paris, mais il est évident que nous pouvons envisager d'élargir notre action au niveau de l'Allemagne si des personnes comme vous sont disponibles pour y participer. Car c'est une association présidée par le ministère de la culture et des Affaires étrangères. Nous avons élaboré nos statuts selon le même concept que l'AFA, l'Association Française d'Action Artistique qui est très dynamique. Nous avons déjà choisi notre coordinatrice pour la France. Il s'agit d'une dame qui y vit depuis de plusieurs années. Vous pourriez bien occuper les mêmes fonctions pour l'Allemagne, si vous le souhaitez.
Revenons, je vous prie à la littérature. Le préfacier de votre roman propose comme sous-titre à votre roman, la tragédie d'un homme ridicule, car le héros n'a pas de nom. Capitaine rappelle en bien des points le fou de "L'Aventure Ambiguë". Pourquoi le thème de la folie est-il un thème récurrent dans la littérature africaine ?
Les Africains considèrent peut-être que nous vivons dans un monde fou. On traite des personnes de folles uniquement parce que leur environnement ne les comprend pas. Il n'est pas évident quand vous regardez la trajectoire de Capitaine, qu'il soit un fou. Au fond, c'est lui qui a raison, c'est son environnement qui n a pas fonctionné comme il devrait et qui le juge comme tel. Personnellement, je ne me souviens pas de l'avoir traité de fou dans le roman; mais son comportement est une réaction par rapport à son milieu qui, lui, est dément. Si ce thème est récurrent, c'est que quelque part la folie est souvent la conséquence d'une incompréhension, d'une hostilité du milieu ambiant. L'Afrique est victime d'une incompréhension et d'une hostilité qui ne s'expriment que par ce mépris culturel dont je vous ai parlé. Les Africains savent et se taisent. La semaine dernière, j'étais allé assister dans la région Sud de notre pays à la cérémonie des initiés qui sortent du bois sacré.
Les participants m'ont dit que j'étais le premier ministre de la culture qui venait assister à cette cérémonie. Cent trente (130) jeunes sont restés dans le bois sacré pendant trois (3 mois) pour se livrer à un rite initiatique qui forge entre eux une relation humaine exceptionnelle, mais aussi qui contribue à faire d'eux des citoyens différents des autres parce qu'ils ont fait un parcours initiatique qui les arme sur les plans spirituel et moral. Voilà le visage de l' Afrique. Lorsque j'ai discuté avec le prêtre traditionnel, il a mentionné que cette initiation servait à inculquer des principes et donner une instruction civique à ces initiés car, selon ses propres mots, nous bâtissons des hommes pour qu'ils puissent à tout moment et en tous lieux préserver l'équilibre de la société. En effet, nous leur remettons les clés qui ouvrent les portes de la société. Ces hommes découvrent ainsi les ressorts qui maintiennent l'équilibre de la société. Ils sont les Gardiens de la tradition, ils leur revient de préserver cet équilibre. Ceci me porte à me demander si l'Afrique, en général, et le Sénégal, en particulier, vont en arriver au point de revenir à ce type de mécanisme. Pour moi, originaire du Nord du Sénégal, j'ai été positivement impressionné par la discipline de ces gens. Parmi eux il y avait des fonctionnaires, des médecins, des intellectuels, des journalistes, des professeurs, des étudiants, des élèves qui ont abandonné leurs activités pour aller s'adonner à ce rite. Le rite a lieu tous les 5 ans et la moyenne d'âge va de 25 à 35 ans. A leur sortie du bois sacré, ces hommes sont épuisés, silencieux, et disciplinés avec un physique qui peut paraître anecdotique ou folklorique. Ce regard silencieux qu'ils nous ont adressé témoignait de leur reconnaissance envers nous. Ils exprimaient ainsi leur reconnaissance envers l'État qui rendait hommage à leur culture. Ceci démontre que l'incompréhension peut naître du mépris de la culture de l'autre. Il faut respecter chacun dans sa différence. La nation, c'est le kaléidoscope de nos différences.
Lorsque vous abordez cette tradition qu'est l'initiation, vous me faites penser un peu à la problématique des mutilations génitales. Personnellement, depuis des années je fais des recherches sur cette question. J'y ai consacré un chapitre de ma thèse intitulée : "Littérature féminine francophone d'Afrique noire suivi d'un Dictionnaire des romancières"[2] J'ai fait de nombreuses interviews portant sur cette question vers la fin des années 80. À cette époque-là, les réactions étaient plutôt mitigées. Aujourd'hui, mes recherches sont axées sur la clitoridectomie et sur les diverses formes de mutilations génitales pratiquées entre autres en Allemagne. À la longue, on en arrive à douter et l'on finit par se poser des questions sur les jugements sévères qui y sont portés. Ne serait-il pas plutôt pertinent d'envisager une nouvelle forme de dialogue avec les populations qui les réconcilie avec la tradition plutôt que de leur donner mauvaise conscience ?
Il ne faut pas voir seulement l'aspect physique de la mutilation. L'aspect physique, c'est finalement l'aspect anecdotique. Il faut se poser des questions qui vont au-delà de la blessure physique et se demander quelle valeur a la mutilation du point de vue de l'itinéraire de la pensée, de la sociologie, de la spiritualité du groupe qui s'est donné cette mutilation comme instrument de gestion sociale. Ce sont des questions culturelles que nous n'avons pas assez approfondies. Nous avons laissé la déferlante de la propagande occidentale nous envahir et ne pas nous laisser la sérénité, le temps de nous interroger d'abord au fond avant de verser dans le sentimentalisme. On a exhibé des vieilles bonnes femmes qui ne comprenaient pas du tout pourquoi on les condamnait. On les a traumatisées, on les a amenées à la télévision et on leur a fait jurer de ne plus mutiler. Mais on a rien réglé du tout. Au département de la culture, nous n'avons pas la même perception. Il faudrait que le débat ait lieu dans les lieux propices. Toute une machinerie s'est déclenchée qui trouve des financements, organise des colloques, orchestre une véritable mise en scène. Nous observons ce branle-bas avec sérénité. Cela me rappelle mon voyage en Casamance, au Sud du Sénégal, lorsqu'un vieux grand-père m'a dit : « Chez nous les Diolas ou les Baïnouk, on peut vous laisser parler de heures et on vous dit « YO », ce « YO » peut vouloir dire « oui » mais aussi « non ». C'est ainsi que naissent les grandes incompréhensions. On vous dit oui et pourtant en fait, c'est non. Des organismes viennent avec leurs certitudes et les plaquent sur des réalités complètement différentes. Le ministère de la culture doit défricher. Il nous faut aller au-delà du convenu. Nous sommes un département qui travaille sur l'humain, nous devons donc faire preuve de sensibilité, respecter l'interlocuteur avant de le juger.
Comment se porte la littérature sénégalaise en ce début du troisième millénaire ?
La littérature sénégalaise pourrait mieux se porter. Nous avons le potentiel humain qui nous a valu des Birago Diop, des Léopold Sédar Senghor, des David Diop, des Cheikh Hamidou Kane, des Sembène Ousmane etc.... Nous avons une nouvelle génération d'écrivains qui émergent. Elle aspire à atteindre à un niveau aussi élevé, car l'art d'écrire est un acte grave qui suppose qu'on le fasse comme un exercice de vérité, de profondeur, un exercice de communication avec l'autre qui nous lit, qui mérite considération et respect et un temps d'extase que l' écrivain doit donner au lecteur.
Au delà de l'idée d'un roman, il faut s'astreindre à traduire cette idée dans un style agréable. Il faut, je pense, que nous évitions la facilité et que nous cherchions véritablement à écrire des oeuvres qui nous survivent et qui aient le statut d'immortelles. Nombreux sont ceux qui s'adonnent à l'écriture, sans tenir compte de ces règles. Certes, il n'est pas possible d'écrire à chaque fois une oeuvre impérissable, mais il faudrait au moins que dans la centaine de romans que l'on publie chaque année, il y ait une ou deux oeuvres qui traversent ce siècle.
Monsieur le Ministre, avez-vous encore une oeuvre littéraire en chantier ?
Le second roman est le plus difficile. Le premier roman est un coup d'essai et le second, à mon avis, est un rendez-vous qu'il ne faut pas manquer. Je me trouve actuellement dans cette phase. J'essaie de donner le meilleur de moi-même en attendant que les critiques constatent si j'ai gagné mon pari. Mais, je me dis qu'il faut que cet ouvrage soit bien construit et bien travaillé.
J'y ai mis tout mon coeur. Il s'agit d'un roman qui a pour titre «Le crépuscule des vanités ». C'est un peu ma manière de décrire la fin d'une époque révolue avec ses vanités faciles. Il faut que l'Afrique sorte de la fange dans laquelle on a voulu à tout prix l'enterrer et qu'elle le fasse sans violence, mais avec une ferme résolution. Nous devons montrer au monde que nous sommes les fils aînés de la terre et c'est pour cela que nous savons tant pardonner, mais pas oublier. Nous avons en nous des trésors d'humanisme qui sont essentiels à l'humanité actuelle. Ce rendez-vous du donner et du recevoir de L.S. Senghor, nous le réaliserons. Nous viendrons sans bourse au sens de la Bourse de Wall Street, nous viendrons sans performance quantifiable en termes d' économie et de statistiques, mais nous viendrons avec quelque chose d'essentiel à l'humanité, c'est la connaissance de l'univers apparent et caché, la connaissance que nous avons de l'homme, de son origine et de sa finalité, c'est la connaissance que nous avons de la terre et des étoiles sans avoir de lunettes ou de longues-vues. C'est la connaissance et la conscience que nous avons des bruits de la nature nous, qui savons entendre au-delà du ululement du hibou le message de la nuit aux hommes qui veillent.
Je vous remercie
COMPLEMENT D'INTERVIEW (2 septembre 2002) |
[1] L.S. Senghor. "Elégie pour Philippe Maguilen Senghor (Pour orchestre de jazz et choeur polyphonique) [A Colette sa mère]. OEuvre poétique Paris : Ed. Seuil [Col. Points], 1990, pp. 283-291.
[2] Paris : Harmattan 2001, 570p.
Pierrette Herzberger-Fofana, M.A.,
est titulaire d'un doctorat de
philosophie en romanistique et germanistique de l'université
Erlangen-Nüremberg, d'une maîtrise de la Sorbonne et d'un M.A.
(magisterArtium) de l'université de Trèves. Spécialiste
de la littérature africaine francophone, elle a enseigné dans
diverses universités (Trèves, Bayreuth, universités des
sciences appliquées FH de Munich et Nüremberg). Elle a conduit plusieurs
projets de recherche dans les domaines du genre, de l'éducation et
du développement, des femmes africaines de la Diaspora, des mutilations
génitales féminines en Allemagne, etc. Elle est actuellement
chercheur et chargée de cours à l'université
Erlangen-Nüremberg (Allemagne). Membre du comité exécutif de
l'AFARD/AAWORD (Association des Femmes Africaines pour la Recherche et le
Développement) et sa représentante en Europe, Pierrette
Herzberger-Fofana est également membre du comité exécutif
de FORWARD-Germany (Foundation for Research, Health and Development).
Elle a été candidate au poste de maire de la
ville d'Erlangen pour la "Grüne Liste" (les Verts). En décembre
1998 le gouvernement du Sénégal lui a décerné la
médaille de chevalier de l'ordre du mérite National de la
République du Sénégal.
Ses publications comprennent: Ecrivains Africains et Identités culturelles. Stauffenburg: Tübingen 1989, 128p. Les mutilations Génitales Féminines (MGF) Dakar-Erlangen: AFARD/AAWORD 2001, 75p. (https://www.arts.uwa.edu.au/MGF1.html) "Afrika der Schwarzen: Geschichte, Kultur, Literatur" in : Afrika in den europäischen Literaturen zwischen 1860 und 1930. Erlanger Forschungen Reihe A. Bd. 89 (Ed. T. Heydenreich und E.Späth ) Erlangen: Universitätsbund Erlangen-Nürnberg 2000, pp. 89-137. Littérature Féminine Francophone d'Afrique noire suivi d'un Dictionnaire des Romancières. Paris: Harmattan 2001, 570p. Die Rezeption der afrikanischen Literatur im deutschen Sprachraum. Eine Bibliographie. Frankfurt: IKO Verlag ( à paraître) 450p. |