Peter Brown
Australian National University
L'image de l'enfant occupe une place importante dans l'oeuvre d'Henri Lopes. Dès son premier livre, Tribaliques (1971), l'auteur se penche sur la situation des adolescents en mal de vivre, dans une 'jeune' Afrique qui essaie d'assumer son indépendance à l'époque de la décolonisation. Si l'enfance en tant que telle y reste encore au second plan, elle devient un thème essentiel à partir de Sans Tam-Tam (1977). Selon l'un des narrateurs, ce thème serait en effet à lui seul digne d'un roman, si ce n'était la difficulté de le transmettre dans toute sa splendeur, et donc la peur de ne pas lui rendre justice : " J'ai souvent songé à raconter en un roman cette période de ma vie. J'ai sans cesse reculé devant l'entreprise car la beauté du sujet ne mérite pas qu'on le rate. "[2]
Dans les romans de Lopes les parents sont souvent absents, morts (Sans Tam-Tam, Dossier classé), ou simplement éloignés (Le Chercheur d'Afriques). L'enfant se doit alors d'interroger son passé - d'où vient-il ? que signifie son appartenance culturelle et raciale ? comment se forger une identité ? - pour s'assurer un avenir aussi libre que possible, car si " l'essentiel est ce vers où l'on a mis le cap ", il faut savoir que " nous ne devrons jamais cacher d'où nous venons ".[3]
L'enfant est donc doté d'une capacité importante de réflexion et de questionnement. Il est curieux vis-à-vis de son passé et entame souvent une quête de soi, et de ses antécédents, de son père surtout, figure souvent nébuleuse : " de mon père je n'ai guère de souvenirs [...] je ne me souviens de rien ".[4] L'enfant se définit par rapport au père, voire contre celui-ci. Lopes a écrit des romans où le personnage principal, et même le narrateur, est une femme (La Nouvelle Romance, Le Lys et le flamboyant), et, dans son monde," tous les fils trouvent leur mère belle ".[5] Mais c'est le caractère intouchable d'un père hors d'atteinte qui travaille en profondeur l'enfant lancé sur la piste d'un passé toujours à rattraper. Même si la mère " a vécu et est morte comme un symbole du pays, de l'Afrique même. Un symbole de notre histoire, de notre explication "[6] et reste à ce titre une référence essentielle, il n'en est pas moins vrai qu'elle a tendance à vivre et à mourir dans l'ombre - quand elle n'est pas elle-même " une ombre "[7] - silencieuse, prête au sacrifice. Elle reste quasiment sans existence propre, même lorsqu'elle est en fait bien 'présente' : " cette vie qui passa comme un éclair et ne fut qu'un trait d'union entre l'enfance et la mort. Elle l'a traversée constamment courbée [...]tantôt sur ses enfants, tantôt sur la terre nourricière ".[8]
Un rapport privilégié : père/fils |
Dans les textes de Lopes, l'enfant entretient donc un rapport privilégié bien que pétri d'ambivalence avec son père : que ce soit un père africain entre époque coloniale et indépendance, à l'âge où le fils devient adulte (Sans Tam-Tam), un nouveau maître africain postcolonial qui se considère comme père fondateur et qui traite d'enfants ses sujets (Le Pleurer-Rire), un père européen de l'époque coloniale dont le fils métis fait ses études en France (Le Chercheur d'Afriques); un père africain tué par des compatriotes au moment de l'indépendance et dont le fils est devenu un expatrié, étranger à la culture africaine (Dossier classé). Le fils peut aussi représenter parfois, de façon métaphorique, son pays, voire l'Afrique tout entière. On peut constater une certaine évolution dans les textes de Lopes ; les deux premiers ouvrages mentionnés se préoccupent plus des espaces publics, alors que les deux autres romans relèvent d'une " veine plus intimiste ",[9] comme le dit Madeleine Borgomano. La constante, c'est peut-être l'image que Lopes nous donne du narrateur, voire du texte, comme 'fils'. Le fait que le texte soit écrit en français entraîne une connaissance aiguë de l'enjeu des rapports de famille et une conscience critique à l'oeuvre. Parenté et écriture, filiation et textualité, vont souvent de pair dans le monde de Lopes.
Pour les enfants de ces romans, la problématique principale, c'est de savoir comment se constituer en tant que personne, comment distinguer le père pour s'en distinguer, quitte à le trahir ou du moins à se révolter contre lui pour se frayer son propre chemin identitaire. Cela soulève évidemment la question de la révolte à la fois politique et collective des jeunes, comme de la rébellion personnelle, entre nécessité et tabou : " J'ai bien des fois mesuré comment beaucoup de personnalités révolutionnaires ou simplement progressistes se sont, dans les derniers siècles, affirmées par opposition à leur père ".[10] Mais ce qui complique la tâche, c'est que le fils est en général à cheval sur deux moments de l'histoire, et donc sur deux consciences (coloniale et postcoloniale), comme, éventuellement, sur deux couleurs et sur deux cultures qu'il doit essayer d'intégrer pour ne pas rester acculturé et doublement exclu.
Cette situation comporte sa part d'ironie lorsque, dans Le Chercheur d'Afriques, le père, qui vit à Nantes, l'ancienne ville même de la traite, est présenté d'une manière plutôt sympathique :" un être remarquable "[11] sorte d'André Gide du Voyage au Congo. C'est d'ailleurs à Nantes que, au moment du carnaval, le jeune protagoniste fait l'amour avec sa demi-soeur juive. Il prend ainsi sa " revanche " sur le père et sur la puissance coloniale, tout en s'identifiant à l'occasion à cette demi-soeur, car " il y a quelque chose de commun entre l'histoire des juifs et celle des nègres. D'ailleurs, je suis juif ".[12] N'empêche que par ailleurs il se sent redevable à son père français, de l'avoir formé tel qu'il est, enseignant lucide, de l'avoir formé tout court, dans le sang comme dans le geste. Le rejeter serait se renier soi-même.[13]
Dans les premiers livres de Lopes, le fils a la possibilité de dépasser ses parents sur le plan culturel, puisqu'il dispose d'avantages et de facilités que n'avaient pas ceux-ci. Il s'agit là d'un constat général, qui annonce en principe de meilleurs jours pour les enfants et au mieux un double héritage, car " chaque génération est toujours plus sensible que celle de son père "[14] par rapport à qui l'enfant jouit donc d'une certaine supériorité. Par exemple, dans Sans Tam-Tam, il reçoit la langue française dans laquelle le père s'efface tout en insistant pour communiquer avec ses fils uniquement dans cette langue. Ainsi l'usage de la langue par le père distingue les garçons des filles, les hommes des femmes : " le singulier dans ma famille réside dans le fait que mon père ne parlait jamais à mon frère et à moi ni lingala, ni m'bochi. Il le réservait à ma mère, à mes soeurs et aux autres nègres "[15] [...] et cela en dépit du fait " qu'il écorchait le français comme un tirailleur ".[16] Mais il est important de signaler que l'enfant acquiert également des langues vernaculaires qui viendront compléter et concurrencer le français. Dans ces conditions, un avenir meilleur peut se réaliser à condition d'intégrer l'apport des deux cultures africaine et occidentale.
Langues vernaculaires, langue française : un rapport complexe |
Le rapport de forces est déjà plus ambigu dans Le Chercheur d'Afriques, où on voit l'irruption périodique de ces langues vernaculaires tant dans la vie des jeunes Africains en France que dans le tissu textuel. Le fils africain est professeur, en France, de grec et de latin, et possède donc le patrimoine culturel européen du père autant, sinon plus, que celui-ci. Mais ce père, docte et docteur, est de son côté amateur de la culture et des langues africaines sans pour autant les posséder ou les maîtriser comme le fils métis qu'il a eu avec une femme noire pendant son séjour en Afrique. A cet égard, il est, par rapport au fils, l'image renversée mais équivalente du père de Sans Tam-Tam, même si leur situation et leur pouvoir respectifs dans l'ordre social sont très différents. A la fin du texte, c'est le médecin français qui se sent démuni, dépossédé, étant 'démasqué' juste avant sa mort par le fils qu'il avait 'abandonné' en Afrique en rentrant en France.
Dans le tout dernier roman de Lopes, Dossier classé, le fils, qui a vécu la quasi totalité de sa vie à l'étranger, a perdu, ou presque, l'usage des langues vernaculaires. Cette fois-ci c'est son père qui, en plus des langues locales, parlait non seulement le français, " la langue des Baroupéens " avec " élégance ";[17] mais " l'enfant-là avait étudié au petit séminaire, et l'enfant-là savait lire le latin, le grec et d'autres langues anciennes aussi compliquées que l'hébreu ou le sanscrit ! ".[18] Par contre, lui, le 'jeune', professeur de littérature française aux Etats-Unis avant de devenir journaliste spécialisé dans les affaires africaines, se sent mal à l'aise lorsqu'il est de retour " chez lui " : " la conversation avait eu lieu en langue. Hormis quelques mots que je reconnaissais au passage, je n'étais pas en mesure de les suivre.[19] [...] Moi, j'ai perdu cet héritage. Quand je tente de me faire nègre, mon comportement manque de naturel ".[20] On suit là un parcours d'intégration de plus en plus complète à la civilisation occidentale au détriment du patrimoine du fils dont l'acculturation par rapport à l'Afrique est inversement de plus en plus complète. Alors, ce n'est plus le père qui parle mal la langue de l'Autre, mais plutôt l'enfant, devenu autre, qui parle mal la langue du pays.
Mais dans sa vocation 'universaliste', la langue française permet à ces fils d'Afrique non seulement d'avoir " un traitement de faveur ", par rapport au père, puisqu'ils peuvent " apprendre à compter, lire et écrire dans la langue des envahisseurs, qu'il appelait bienfaiteurs ";[21] le français, apprend-on, permet aussi de faire connaissance avec d'autres peuples opprimés. C'est une langue dont l'emploi a un côté contradictoire : " parler français, rédiger nos résolutions dans cette langue, n'empêchent pas la profondeur de nos convictions nationalistes. C'est à la lecture du Discours sur le colonialisme qu'a jailli ma flamme militante ".[22] On pourrait aller jusqu'à dire que l'amour de la langue française est une constante chez les enfants. Mais il ne s'agit pas d'un amour simple, encore moins d'idolâtrie. Il implique une relative liberté et les jeunes qui adoptent le français n'hésitent pas à en modifier le vocabulaire et les structures pour le rajeunir. Ce renouvellement de la langue garantit d'ailleurs son devenir-africain. Ce qui n'empêche pas l'irruption des langues africaines qui ont pour effet, en particulier, de produire une écriture syncopée, à l'instar du jazz bien-aimé, dans Le Chercheur d'Afriques et Dossier classé, par exemple.
Pères fondateurs et Négritude |
Si les textes fondateurs de la négritude ont eu une influence sur les enfants de l'Afrique post-coloniale, tant par leur contenu politique que par leur forme linguistique, Lopes ne ressent pas pour autant une obligation de fidélité aveugle à leur égard. Dans Le Pleurer-Rire, par exemple, la littérature issue de la négritude qui se donne comme tâche d'incarner un certain essentialisme culturel, est à récuser presque autant que la littérature exotique, ces deux tendances (exotisme, essentialisme) relevant d'ailleurs d'un même paternalisme auquel la nouvelle génération veut échapper. En fait, ce sont justement les valeurs de la négritude que Lopes met en cause sans cesse dans ce roman. En réfléchissant à sa propre méthode, le narrateur du Pleurer-Rire nous fait part du peu d'intérêt que suscite en lui l'écriture de la négritude, faussement adulte :
D'ailleurs, si Dossier classé est plus nuancé, on n'y sent pas moins la valeur mitigée accordée à la négritude du passé, celle des pères que le narrateur du Chercheur d'Afriques avait appelé une " rhétorique démodée ".[24] Le dernier roman de Lopes fait ressortir le fait que la négritude est à la fois littéraire et politique. Côté littéraire, ces textes sont jugés sévèrement par l'ex-Maître du narrateur : " La négritude ? demanda-t-il, en faisant la grimace. La même grimace de dégoût qu'il esquissait, une trentaine d'années plus tôt, chaque fois que l'un de nous commettait un barbarisme ".[25] Or les générations ne sont pas sur la même longueur d'onde à cet égard, car l'ancien professeur " évolué ", devenu " vieux " et " sage ", ne semble connaître de la négritude que des hommes politiques, alors que le jeune narrateur-protagoniste qui est né l'année de l'indépendance connaît surtout les hommes de lettres (ce sont d'ailleurs souvent les mêmes) : " J'ai hésité un moment avant d'agréer les noms des poètes Césaire, Damas, Senghor ... Hormis le dernier, ils lui étaient tous inconnus. Et le Senghor dont il avait entendu parler, c'était l'homme politique [...] J'ai pris note et me suis promis, dès mon retour, de mieux me documenter sur ces années-là ".[26]
Pères fondateurs : politiques autoritaires et néocolonialisme |
En fait, les narrateurs de Lopes, enfants du peuple, enfants tout court, critiquent à la fois l'héritage culturel africain récent, celui des " pères-fondateurs ", et la conscience qu'en a l'Europe paternaliste. Dans Le Pleurer-Rire, le narrateur s'indigne, avec une grande virulence, des préjugés de la presse étrangère qui s'inquiète pour le seul écrivain Matapalé, à l'exclusion de toutes les autres personnalités de l'opposition qui ont été également arrêtées et jetées en prison sous le régime du dictateur 'Tonton'. Il téléscope critique du néocolonialisme culturel et critique de la négritude dont les représentants littéraires sont assimilés au mauvais " élève ", qui ne fait que recopier les lignes des autres. Car aux yeux de Lopes, la question qui se pose pour les jeunes générations, ce n'est pas comment reproduire mais bien comment créer :
Il y a décidément une méfiance ressentie par les jeunes vis-à-vis des pères qui s'attribuent des titres, y compris celui de la paternité, et qui s'octroient ainsi l'autorité culturelle et politique. Dans Sans Tam-Tam le narrateur mettait déjà en cause les fondateurs de la nation : " les courtisans qui peuplent les palais des républiques africaines perpétuent la confusion en attribuant tel grand travail à tel stratège, fondateur, père de la nation " et se moquait des substantifs faussement glorieux, comme " pères-des-peuples-et-fondateurs-de-la-nation ".[28] Ceci n'est certainement pas par amour-propre chez le fils. Car celui-ci déplore les méfaits des faux pères-maîtres qui produisent des enfances perdues, détruites dans des prisons ou soumises à d'autres formes d'abus - surmenage, exploitation et compagnie -, par le pouvoir en place : " car, après tout, dans ce siècle, sans qu'il soit nécessaire d'aller consulter les annales de l'histoire, combien de gamins ont dû donner aux prisons ou rendre à la terre ces années où le corps est au maximum de ses aptitudes à jouir? "[29]
Il ne faut pas non plus tomber dans le piège d'une revendication généalogique facile, à l'instar de " Hannibal-Ideloy, Bwakamabé Na Sakkadé [...] fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kirewa ",[30] - mais que tout le monde appelle simplement 'Tonton'. Ce genre tribalique d'appropriation cherche chez les anciens à se doter d'une autorité et d'une filiation 'naturelle' qui ne soit pas problématique, et qui fixe la paternité et l'identité de l'individu dans le seul but d'asseoir son autorité, quitte à renier la réalité, même biologique, de celui-ci. Il en est ainsi dans Le Chercheur d'Afriques par exemple, quand l'oncle de la famille invite le jeune narrateur à renier l'apport de son père français, le 'Commandant' colonial : " quand la pirogue viendra pour vous amener dans le sens du courant, oublie ton nom roupéen [...] Okana, fils de Ngalaha, entends-tu la voix de Ngatsiala, ton père-côté-femme ? ".[31]
Les identités fluides : les enfants métis |
A la différence des adultes grotesques comme 'Tonton' et d'autres " Ubu des Tropiques ",[32] les enfants de Lopes sont souvent peu sûrs de leur identité, surtout lorsqu'ils sont métis. Il en est ainsi du narrateur du Chercheur d'Afriques qui doute même de sa filiation : " je me suis souvent demandé si je n'étais pas un enfant recueilli. A bien y réfléchir, je ne pouvais être le fils même du Commandant ni de Ngalaha. Ma mère était différente de la leur, différente même de celle des albinos ".[33] Certes, l'enfant pourrait avoir l'impression d'être quelqu'un de " recueilli " si, comme dans Dossier classé, ses parents ont disparu définitivement : " j'allais avoir à affronter seul la vie, sans père ni mère ".[34] Mais au fil du temps c'est plus que le doute ou la honte qui lui font " tai[re] ses origines ",[35] même s'il se sait " un enfant non désiré ".[36]
Il a conscience du fait qu'il n'y a pas une seule identité fiable et stable : " ma réalité est trop complexe pour s'énoncer en un qualificatif et je n'allais pas risquer le ridicule de décliner mon arbre généalogique pour me justifier ".[37] Est-ce peut-être pour cela qu' " il n'y a pas d'orphelin en Afrique "[38] - même si les parents sont absents ou morts ? L'enfant peut faire partie d'une grande famille étendue, où beau-père, belle-mère, tantes et oncles sont en mesure de le récupérer,[39] et surtout c'est l'enfant lui-même qui assure sa propre parenté, voire celle de son ascendant, " mon père enfant ",[40] à partir de son patrimoine pluriel, fragmenté. A cet égard, l'enfant africain de Lopes serait emblématique du destin de tout un chacun dans le monde 'postmoderne' où les identités sont multiples. A l'occasion le personnage peut même déclarer : " je me suis inventé une enfance ".[41] Mais l'auteur n'entend pas par là restituer le concept classique de 'héros' à travers l'image de l'enfant. Il ne s'intéresse pas au mythe de la maîtrise, voire de la création de soi. Chez Lopes, " il n'y a pas de héros positif ",[42] " exaltant les valeurs morales positives et notre cosmogonie ancestrale ".[43]
En fait, l'enfant métis est une figure à double tranchant : d'une part, il est l'image d'une double richesse (" pas un demi-demi, mais un deux cents pour cent "[44]) plutôt que d'une double perte ; mais d'autre part, il est ce qui dérange par le simple fait qu'il brouille les catégories : " dans les villages, les enfants métis gênaient. A la fois bêtes à ailes et mammifères, taches discordantes sur le décor, ces chauves-souris brouillaient la ligne de démarcation ".[45] Le passé, le père, l'Autre, est en soi bien qu'on n'y soit pas réductible. On s'en démarque, on se donne sa propre identité, on s'autogénère à condition de s'accepter comme déjà multiple - lieu d'inscription de plusieurs chemins croisés. Les narrateurs de Lopes, dans leur vie personnelle comme dans leur travail textuel, semblent abandonner la recherche d'une totalité. Ils prennent conscience de la fragmentation, de la dispersion et renoncent donc à l'idée de tout comprendre. La forme qui en résulte est un texte éclaté, morcelé, pluriel, qui comporte des identités multiples, des styles variés dans un simulacre de totalité, une espèce, peut-être, de "... batard. Comme tous les métis."[46]
Les fils textuels : autogénération et autocritique |
Il faut donc se méfier des essentialismes, des clichés culturels stéréotypés présentés en guise de nature. Cette méfiance s'étend à l'instance narratrice, dont l'autorité est souvent contestée au sein du récit même. Le texte est l'enfant du père-auteur, comme le dit Sans Tam-Tam (" cette lettre est mon enfant. Même en prison, j'irai lui porter à manger ").[47] A ce titre, il se montre capable de s'interroger sur sa propre existence. En fait, le récit intériorise souvent une fonction critique ; par exemple, dans Le Pleurer-Rire, cela se fait par le biais du jeune intellectuel à l'ambition révolutionnaire qui vit en exil à Paris et qui commente, sous forme épistolaire, le texte que le narrateur lui envoie au fur et à mesure de son élaboration. Il y a également une conscience critique manifeste tout au long de Dossier classé où le narrateur se met en doute, voire en cause, et cela d'entrée de jeu, en avouant : " j'ai eu honte de me sentir étranger en mon pays, moi qui, au journal, affiche l'authenticité de mes origines ".[48] Cette situation fait qu'il n'arrive même plus à identifier son 'tonton' Gomas, substitut de son père assassiné et sous la protection de qui il a passé son enfance.
Le fils textuel rêve d'autogénération car le père fait partie de l'histoire sans être entièrement saisissable. En l'absence d'éléments sûrs et fiables, cet état de choses laisse place à la créativité et donne souvent aux récits de Lopes l'allure de romans policiers ; cette ouverture de sens réserve une place permanente à l'Autre. Cette éthique de l'anti-reproduction sort de la logique circulaire de 'tel Père tel fils'. Le fils n'est pas tel le père, il se cherche sans cesse, multipliant ses propres traces. Dossier classé nous montre que l'énigme ne sera jamais définitivement résolue (" mais comment démêler la vérité dans tout ca ? "[49]) - d'où d'ailleurs l'ironie du titre - et qu'il y aura toujours du sens différé, un supplément de sens qui génère d'autres histoires.
Cette recherche de l'histoire (de l'Histoire) à travers les histoires va de pair avec le fait que Lopes se situe sur le plan temporel beaucoup plus que dans un espace localisable. Les écarts entre les générations ou entre les cultures sont à la fois plus problématiques et plus créateurs qu'une identité apparemment fixe dérivée d'un lieu géographiquement défini. La " vérité " est dans le temps, dans l'interprétation qui vient toujours après et qui, appartenant déjà à l'avenir, s'en distingue, car l'interprétation, elle, ne sera jamais achevée. L'enfant est toujours l'affaire de l'adulte, tout comme le père qui fut adulte pour lui sera à jamais la préoccupation de l'enfant. La 'localisation' spatiale n'a pas de place privilégiée chez Lopes : ses jeunes protagonistes qui s'interrogent sur leur situation sont d'ailleurs souvent à distance (le narrateur-enseignant de Sans Tam-Tam vit en brousse en quasi exil interne par rapport à la capitale ; celui du Chercheur d'Afriques est étudiant-enseignant en France ; celui de Dossier classé vit sa vie aux Etats-Unis et n'est que temporairement en Afrique pour y mener son " enquête "). La géographie reste floue et subjective, comme dans Dossier classé où " le Mossika ne figure sur aucun Atlas. Ce pays existe pourtant ; il appartient à mon Afrique intérieure ".[50]
A la différence de l'espace imprécis, le temps est précis. Le narrateur dit explicitement qu'il cherche à écrire un moment de l'histoire de son temps : " En vérité, je vous le dis, le Pays n'est pas sur la carte. Si vous tenez à le trouver, c'est dans le temps qu'il faut le chercher. Allez, tournez la page ! ".[51] Mais il opère aussi une généralisation de l'expérience confirmée à la fin de Sans Tam-Tam par l'ami institutionnel, ce bureaucrate arriviste, gagnant politique de la révolution qui, destinataire de la lettre, notre texte, écrit à son tour une lettre qu'il adresse à l'Editeur : " J'ai en particulier le sentiment qu'il existe au Congo et en Afrique, sinon d'autres Gatsé, tout au moins de nombreux jeunes gens qui ont vécu la même expérience que lui ".[52] Le narrateur de Lopes ne se donne pas une situation exceptionnelle, quand il affirme : " mon enfance n'a rien, dans l'ensemble, de bien original par rapport à celle des autres enfants ".[53]
Les autres jeunes : les Vieux |
Même un " vieux " peut être un " jeune " dans le monde de Lopes. Il en est ainsi par exemple de Tiya, personnage énigmatique et inclassable du Pleurer-Rire, enfant de deux civilisations sans être lui-même métis au sens propre, biologique, du terme. Ce vieux, qui avait fait des études à Paris pendant de longues années, refuse de se prêter au jeu du pouvoir local et vit simplement dans une case située dans un quartier populaire de la capitale du pays, à l'image complémentaire du jeune instituteur de Sans Tam-Tam, son frère spirituel cadet. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ce Tiya, seul capable d'entamer le processus de la réconciliation inter/intra-nationale, est toujours resté, sa vie durant, un étranger par rapport au pouvoir dominant, que celui-ci soit le paternalisme français ou le nouveau type de " père de l'Indépendance "[54] et autres soi-disant " pères-fondateurs-de-la-nation ", " magistrat suprême de la Nation "[55] etc. Un autre trait important de la fonction de ce vieux jeune, Tiya, c'est qu'il ne s'en tient pas seulement à la civilisation de l'oralité. Il n'a de cesse de souligner l'importance de la tradition linguistique de l'Occident, et cela sous sa forme la plus cultivée, la plus écrite, la plus désuète même peut-on dire pour les Européens contemporains - à savoir le latin. Tiya incarne donc à la fois la tradition orale, où la mémoire est connaissance, et la tradition écrite, où la connaissance est mémoire, en une sorte de métissage culturel qui est comme l'idéal des jeunes protagonistes de Lopes. De même, le roman projeté à la fin de Dossier classé représentera l'intégration du travail écrit du narrateur et de la mémoire de l'ancien professeur. Mais comme chez Tiya, il ne s'agit pas d'une opposition exclusive écriture/oralité. La mémoire de cet " évolué " féru d'orthographe, de dictée et de passé du subjonctif est captée comme expression orale par le magnétophone du narrateur-journaliste.
La sagesse de Tiya est justement de pouvoir incorporer les meilleurs éléments du savoir occidental dans sa façon d'être profondément africain. S'il ne réussit pas à en faire une synthèse, il lui arrive, à lui seul de tous les personnages de l'univers du Pleurer-Rire (et peut-être même de tous les personnages de l'univers romanesque de Lopes), de réunir, après sa mort du moins, tous les éléments antagonistes du livre. Ainsi, l'ancien président Polépolé, en exil à Paris, s'incline-t-il devant son cercueil qu'il accompagne jusqu'à Roissy, tandis que le peuple entier, toutes tendances confondues, est là pour accueillir le cadavre de retour au pays natal. Même le dictateur Tonton, ce faux " fils-de-fils ...père-de-la-nation ", pour la seule fois en trois cents pages du texte, est réduit à un silence respectueux devant les restes de ce fils universel d'Afrique.
Ce fils d'Afrique est aussi fils du monde. Lopes ne se contente pas d'une perspective africaine, voire pan-africaine, ni même d'une perspective tiers-mondiste. Ce serait replonger dans le processus de dialectique antagoniste qu'il exclut. Il n'est donc pas surprenant de lire tout à la fin du livre, en écho rectificatif à la précision géographique du début, que la perspective globale de l'Afrique est à étendre et à comprendre à un niveau universel qui aurait son enjeu à la fois politique, esthétique et onirique : " le Pays [...] Quelque part au nord ou au sud de l'Equateur, je le rappelle. Semble-t-il en Afrique, mais pas forcément. Pourquoi pas en quelque autre continent de la planète, de nos rêves ou de nos cauchemars ".[56]
Le vieux Tiya rappelle par la pratique que la parole rythmée est à l'origine du monde, et qu'il appartient au verbe de nous exorciser de nous-mêmes et de constituer de nouveau le tissu ontologique dont est fait l'univers. Hélas, Tiya est absent pendant la quasi-totalité du livre et il meurt sans apporter de changement, mais c'est à lui que revient en propre le dernier mot. Le verbe est donc créativité et renouveau et c'est le récit d'un devenir-enfant du vieux :
A lire Le Pleurer-Rire et les autres ouvrages de Lopes, on a l'impression que, malgré les déboires répétés de l'histoire et les tragédies que subit l'humanité, tout peut être inventé ou réinventé, tout doit même être revu, rajeuni, récréé par la vision et le verbe. Et l'oeuvre romanesque de Henri Lopes n'est-elle pas là justement comme signe de la possibilité d'un tel exploit ? Cette oeuvre n'est-elle pas toujours à la recherche de sa propre jeunesse, sachant qu'il faut " dépasser l'historique pour atteindre l'existentiel " ?[58] N'est-ce pas là le sens de la quête inlassable de tous les 'jeunes' de Lopes ?[59]
Notes
[1] Sans Tam-Tam, p.51.
[2] Sans Tam-Tam, p.36. Et comme le dit un autre narrateur à propos de la jeunesse de son père adoptif : " il faudrait traiter le sujet sans tomber dans l'autobiographie facile : éviter le mélo : bien prendre les choses de l'intérieur ", Le Chercheur d'Afriques, p.180.
[3] Sans Tam-Tam, p.16.
[4] Dossier classé, p.16. et p.63.
[5] Sans Tam-Tam, p.24.
[6] Sans Tam-Tam, p.26.
[7] Dossier classé, p.29.
[8] Sans Tam-Tam, p.26.
[9] Madeleine Borgomano, Compte-rendu de "Dossier classé" de Henri Lopes, Québec Fran�ais, no 127, p. 52, à paraître automne 2002. Madeleine Borgomano, compte rendu critique de Dossier classé, in Québec français, avril 2002.
[10] Sans Tam-Tam, p.16.
[11] Le Chercheur d'Afriques, p.256.
[12 ]Le Chercheur d'Afriques, p.281. C'est vrai aussi qu'il ajoute : " Je suis palestinien, gitan, chicano... ". Et, plus tard dans le même roman et dans le même registre qui transmet sa prise de conscience d'un devenir-autre, il dit " au fond, je suis bien un fellaga. [...] Quand je lis les journaux, je suis un Nordaf. Quand je traduis Sophocle, quand j'explique les guerres puniques à mes élèves, quand je réhabilite le Jugurtha du De Viris, quand je lis Confucius, Montaigne ou Le Contrat social, je suis aussi un fellaga. Alors, pourquoi en effet en avoir honte ? ". (p.202).
[13] Le fils est souvent enseignant chez Lopes. Il en est ainsi du narrateur du Chercheur d'Afriques, de Dossier classé (même s'il s'agit là d'un enseignant devenu journaliste) et de Sans Tam-Tam, dans lequel on lit : " Merci mon père de m'avoir ainsi élevé ! [...] Quand je conseille mes élèves, sache que tes mots reviennent à mes lèvres ". (p.37).
[14] Sans Tam-Tam, p.58.
[15] Sans Tam-Tam, p.17.
[16] Sans Tam-Tam, p.33.
[17] Dossier classé, p.30.
[18] Dossier classé, p.38.
[19] Dossier classé, p.43.
[20] Dossier classé, p.43.
[21] Sans Tam-Tam, p.15.
[22] Sans Tam-Tam, p.63.
[23] Le Pleurer-Rire, p.55.
[24] Le Chercheur d'Afriques, p.22.
[25] Dossier classé, p.203
[26] Dossier classé, p.203.
[27] Le Pleurer-Rire, p.63.
[28] Sans Tam-Tam, p.94.
[29] Sans Tam-Tam, p.65.
[30] Le Pleurer-Rire p.79. Ou pour lui donner son titre plus officiel, plus complet, qui fait ressortir pleinement l'enjeu politique de la filiation : " Hannibal-Ideloy, Bwakamabé Na Sakkadé, président de la République, chef de l'Etat, président du Conseil des ministres, président du Conseil national de Résurrection nationale, père recréateur du Pays, titulaire de plusieurs portefeuilles ministériels à citer dans l'ordre hiérarchique sans en oublier un seul, fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kirewa. " p.87.
[31] Le Chercheur d'Afriques, p.177.
[32] Le Pleurer-Rire p.257.
[33] Le Chercheur d'Afriques, p.182.
[34] Dossier classé, p.78.
[35] Dossier classé, p.31.
[36] Dossier classé, p.113.
[37] Dossier classé, p.31.
[38] Sans Tam-Tam, p.51
[39] " Eux, ce sont des sauvages ! Toi, tu es un fils de Blanc./ C'est votre fils ou le mien ?/ C'est notre fils à toutes. C'est l'enfant de la famille, renchérit une autre. " Le Chercheur d'Afriques, p.104.
[40] Sans Tam-Tam, p.16.
[41] Dossier classé, p.113.
[42] Le Pleurer-Rire, p.51.
[43] Le Pleurer-Rire, p.9.
[44] Le Chercheur d'Afriques, p.217.
[45] Le Chercheur d'Afriques, p.178.
[46] Dossier classé, p.227.
[47] Sans Tam-Tam, p.65.
[48] Dossier classé, p.12.
[49] Dossier classé, p.236.
[50] Dossier classé, p.16.
[51] Le Pleurer-Rire, p.58.
[52] Sans Tam-Tam, p.122.
[48] Sans Tam-Tam, p.29. Et pourtant, si Lopes confirme, vingt ans plus tard, que " ce qui m'intéresse, c'est le regard de la jeune génération ", il ajoute que " ce que je cherche à insérer dans mes livres, ce sont des personnalités qui ne soient pas représentatives. Je cherche toujours des sensibilités particulières ". (Henri Lopes, entretien, Sommet de la Francophonie, Moncton, Canada, le 5 septembre 1999.)
[54] Dossier classé, p.71.
[55] Le Pleurer-Rire, p.44.
[56] Le Pleurer-Rire, p.290.
[57] Le Pleurer-Rire, p.121.
[58] Le Chercheur d'Afriques, p.180.
[59] " Le miracle de la littérature pour moi, c'est l'expérience de la lecture. Je constate qu'il y a des auteurs avec lesquels le contact se fait, d'autres où je ne trouve pas un point de rencontre. Ce sont plus des narrateurs que des écrivains. Les écrivains ont quelque chose de plus. C'est hypnotiser par le style, par la langue : un sentiment particulier et assez opaque. ". (Henri Lopes, entretien, Sommet de la Francophonie, Moncton, Canada, le 5 septembre 1999.)
Bibliographie d'Henri Lopes
Tribaliques, Editions Clé, Yaoundé, 1971 (Presses Pocket, Paris, 1983).
La Nouvelle Romance, Editions Clé, Yaoundé, 1976.
Sans Tam-Tam, Editions Clé, Yaoundé, 1977.
Le Pleurer-Rire, Editions Présence Africaine, Paris, 1982.
Le Chercheur d'Afriques, Editions du Seuil, Paris, 1990.
Sur l'autre rive, Editions du Seuil, Paris, 1992.
Le Lys et le Flamboyant, Editions du Seuil, Paris, 1997.
Dossier classé, Editions du Seuil, Paris, 2002.
Peter Brown est Maître de Conférences à l'Australian National University (Canberra). Après avoir travaillé sur la poésie française (Stéphane Mallarmé et l'écriture en mode mineur Editions Minard), il s'est occupé de la littérature francophone d'émergence du Pacifique, notamment en Nouvelle-Calédonie. A ce titre, il a publié un certain nombre d'articles, dont "A l'écoute de Nicolas Kurtovitch" qui a paru dans le numéro 10 de Mots Pluriels (1999). Il a également édité Mwà Véé. Living Heritage. Kanak Culture Today (Agence de Développement de la Culture Kanak) pour le Festival des Arts du Pacifique en 2000. |