Marie-Françoise Chitour
Université d'Angers
Article publié dans "La Revue d'Arras" No. 7, (2000), pp.113-122. Repris avec l'aimable autorisation de "La Revue d'Arras" et de l'auteur. |
Une des caractéristiques des romans africains d'expression française post-indépendance est l'absence de héros. Y évoluent, de façon générale, des personnages vides, creux, définis par le flou identitaire, comme Oumarou, l'adolescent du Jeune homme de sable de Williams Sassine[1], quand ce n'est pas par la lâcheté et les compromissions, qui sont celles des intellectuels et des cadres dans Les Crapauds-Brousse de Tierno Monénembo[2]. "Pas de héros dans ce pays. Ici, c'est la terre des lâches" est une formule de L'Etat honteux de Sony Labou Tansi[3] qui pourrait s'appliquer à nombre d'espaces romanesques. On est donc autorisé à se demander quels enfants ont été ces personnages sans envergure, au statut indécis. Il s'agit principalement de voir si des changements se sont opérés ou si leurs traits distinctifs principaux se trouvaient déjà contenus en germe dans les enfants qu'ils étaient. Certains récits donnent des éléments de réponse, soit qu'ils utilisent la technique du flash-back et remontent à la période coloniale, ce qui est largement le cas dans Les écailles du ciel de Tierno Monénembo[4], soit que le narrateur adulte se souvienne de son enfance et l'évoque : ainsi, Milos Kan, un écrivain albinos aigri, au centre du roman posthume de W. Sassine Mémoire d'une peau[5], rappelle-t-il les années douloureuses et solitaires vécues à l'époque coloniale.
Dérision et étrangeté : Cousin Samba dans "Les écailles du ciel" |
Du point de vue chronologique, le roman de l'écrivain guinéen Tierno Monénembo s'organise ainsi : le prologue nous situe des années après que l'indépendance a été proclamée. Le narrateur, qui est le griot Koulloun, va ensuite emprunter la technique du flash-back, pour nous faire remonter, à travers les aventures de Cousin Samba, à la colonisation (le récit ira même jusqu'à la période qui l'a précédée), puis aux manifestations, aux luttes pour l'indépendance et à la proclamation de celle-ci. La joie et l'euphorie ne dureront pas longtemps puisque bientôt se mettront en place l'arbitraire et la mégalomanie d'un seul. Nous suivons ainsi l'itinéraire et la vie de Samba qui apparaît comme un personnage dérisoire, entouré d'un halo d'imprécision, toujours entraîné par hasard et malgré lui dans des événements qui le dépassent. Les paroles du griot à la fin du prologue sont les suivantes :"(...) Cousin Samba n'est certainement pas né avec une barbe. Commençons donc par son enfance." (p.27) : C'est précisément ce que nous nous proposons de faire...
L'ironie, constamment présente dans le douloureux tableau de l'Afrique contemporaine que constitue le récit, se manifeste en particulier dans le "détournement" qui est fait des indications données à première vue dans les titres de chapitres. Le premier chapitre a pour titre Le fils de Kola. Effectivement, au départ, Samba possède deux marques du héros, si l'on adopte la classification proposée par Philippe Hamon, dans son article sur "Le statut sémiologique du personnage"[6] : il est nommé et le narrateur insiste : "Cousin Samba, c'est son nom" (p.27). Son origine ensuite est donnée précisément : il est le "fils de Hammadi, lui-même fils de Sibé" (p.89)[7]. Ne croirait-on pas entendre se dérouler une généalogie glorieuse traditionnelle ? De plus, des indications précises situent le village où il est né, Kolisoko : "C'est sur cette terre (...) que Cousin Samba vit le jour, dans un village qui se tasse entre le flanc du Mont Koûrou et la grenouillère du fleuve Yalamawol" (p.34). Mais un écart s'introduit très vite entre ces qualifications et la réalité de son environnement. Même à sa naissance, dans le village qui est le sien, il n'est pas très bien accueilli, à cause de sa laideur et de son étrangeté. Il est "tombé ici sans sollicitation et sans enthousiasme" (p. 36). Le choix du verbe "tomber" introduit déjà une distance par rapport à l'appellation "fils de Koli" et le participe passé place l'enfant sous le signe du hasard et non de l'accord profond et intime. Il faut dire que sa mère l'a conçu dans des circonstances particulières, ayant repris après la perte de son amant "le train-train du ménage" (p.47).
Pour les villageois, son origine n'est pas aussi claire que cela. Il ne leur apparaît pas comme véritablement issu de Hammadi et de Diaraye, mais plutôt comme un être fantastique, envoyé par le destin. La sagesse d'un vieillard lui fait dire : "Tant qu'à faire, ne dérangeons pas la fatalité. Sait-on qui nous a envoyé ça ? " (p. 39). Cette indistinction qui sera sa marque se manifeste pleinement dans cet indéfini anonyme, d'autant plus blessant quand on connaît l'importance du nom en Afrique. Les villageois renchériront : "Est-il bon de garder ça parmi nous ? "(p.39). Son père lui-même n'a-t-il pas donné l'exemple en désignant, fou de rage, "la chose" (p.37) ? Inutile en effet de chercher du réconfort de ce côté, puisque son géniteur le rejette cruellement, répétant par deux fois qu'il n'est pas à lui et le traitant de "cauchemar" : "(Il) vociférait au bord de l'hystérie : "Ce n'est pas à moi, ce cauchemar ! Non, ce n'est pas à moi ! "" (p.37).
Cette absence d'accord avec le village natal est à noter particulièrement, car dans le roman colonial, il existe le plus souvent une harmonie profonde, interrompue par le départ vers la ville (ce qui ne signifie pas que pour Samba, l'adhésion à l'espace urbain se fera, il aura du mal aussi à y trouver sa place et restera à l'écart). Il est si peu "fils de Koli" que lorsqu'il partira, écoutant en cela les injonctions du griot Wango demandant "qu'il aille prendre la température du monde" (p.93), il le fera sans regret et sans nostalgie :
La place en tête de phrase et la répétition du verbe "partait", l'abondance de négations signifient bien le manque de liens profonds avec son village natal. Il a été seul depuis le début, ce que souligne la récurrence de l'adjectif "solitaire" et du substantif "solitude", lorsqu'il s'agit de lui : "Le garçon était solitaire" (p.38)[8]. Plutôt qu'avec des compagnons de son âge, il joue avec des "figurines" qu'il fabrique dans des feuilles de maïs. Il ne parle pas beaucoup : il garde un "mutisme d'arbre fétiche" qui a pour conséquence un "réel isolement de lépreux" (p.90). Il le partage d'ailleurs avec Sibé, son grand-père, à qui l'unit une forte complicité, alors que des injures et des menaces de mort sont proférées par les habitants du village, les accusant de sorcellerie.
Un autre écart se creuse avec la description du village, telle qu'elle s'inscrit souvent dans le roman colonial, et qui se révèle souvent idyllique, opposant son innocence à la ville corrompue. Ici, les villageois sont capables d'une extrême cruauté, nous le verrons encore plus dans leur attitude avec le vieux Sibé. Et surtout, la dévalorisation atteint le village traditionnel, dans ses origines mêmes. En effet, si l'auteur "dénonce les maux des régimes contemporains et les abus de la colonisation, il (n'hésite pas) à remettre en cause l'image idyllique de l'Afrique d'avant l'arrivée des Blancs"[9]. Ainsi, si le griot de la tradition a appelé l'ancêtre-fondateur Koli "le Triomphateur du fleuve, le Dompteur de la montagne", Koulloun, le griot actuel et le narrateur du récit n'évoquera pas cette figure dans les mêmes termes. Ses interventions ironiques sont chargées de briser les illusions sur un passé grandiose :
Un lieu "privilégié" est pourtant bien présent : l'école des Blancs, construite avant la naissance de Samba et "intégrée" au village après moult péripéties (pp. 72 à 89) : "Ses charmilles d'hévéa alignées, son école entrée dans les moeurs, la colonisation n'avait plus qu'à se dérouler, ordinaire, naturelle, tel le rite millénaire d'une coutume ancestrale." (p.74). On assiste en particulier à une conversation de deux vieillards, qui mettent les formes et utilisent des formules proverbiales sur la nécessité ou non d'envoyer les enfants à l'école coloniale (p. 80). Mountagah rejette les aspects sclérosants du passé et défend la modernité et la scolarisation, face à son ami Sibé qui en souligne les dangers. Cependant, il finira par y envoyer son petit-fils. Cela ne change pas le caractère de Samba ; il garde "son humeur natale : il (reste) taciturne et éloigné des autres enfants" (p. 82). Mais un épisode de sa scolarité va jouer un rôle fondamental. Il est maltraité par l'instituteur à qui il n'a pas apporté les cadeaux réglementaires, mesures de riz et coq. Furieux, son grand-père l'oblige à répéter après lui une série d'insultes fort imagées destinées au maître et ...à la mère de ce dernier. L'aïeul sera cruellement châtié par les gendarmes dans un long supplice de plusieurs mois. Mais les habitants du village finiront par considérer comme un "spectacle" (p.85) la vue du vieillard attaché à un arbre, affamé et torturé régulièrement. Ils se réfugient derrière toute une série de proverbes et de formules traditionnelles, pour justifier leur peur et leur lâcheté devant le Blanc : "(Il) l'a bien mérité ; on l'avait pourtant prévenu." Sibé a bousculé leur désir de conformité sociale, de tranquillité à tout prix, il est "le trublion", " l'empêcheur de dormir tranquille" (p.86). Le village où vit Samba ne connaît donc pas la solidarité traditionnelle, mais laisse place à une "aigre fraternité" (p. 86). De toute façon, l'enfant ne retournera pas longtemps à l'école, car la bâtisse, "ce forum de savoir et de haute considération humaine" (est-il écrit avec ironie page.86) va, peu de temps après la libération de Sibé, être détruite par un incendie dû à la foudre. Etait-elle naturelle ou a-elle été déclenchée par une opération de sorcellerie de Sibé ? On ne le saura jamais, mais l'instituteur, ulcéré par "l'ingratitude" de la population indigène démissionnera et rejoindra "la civilisation" ...
Cousin Samba connaîtra la décolonisation et les premières années de l'Indépendance, dans un espace urbain particulièrement fangeux, avec son cortège de désillusions et de souffrances, comme l'emprisonnement. Le dernier sous-chapitre du roman (p.191) le ramène à son village de Kolisoko. Est-ce à dire qu'il va y trouver refuge et consolation ? Il n'en est rien, puisque le village où il a vécu son enfance offre un paysage particulièrement désespéré. Tout est mort, on n'y trouve plus trace d'aucune vie. La voix de Sibé, l'aïeul, parle à son oreille de "recommencement", mais dans ce lieu figé, sans herbe, sans arbre, sans oiseau, il semble qu'il n'y ait plus de place pour le recommencement. Le retour au village connote bien plutôt l'impossible avancée, et c'est "comme si (...) la terre s'était arrêtée, fatiguée de tourner en rond" (tels sont d'ailleurs les derniers mots du roman, p.193.) Samba lui-même y trouvera la mort, il ne restera rien de lui...
Ainsi donc, "l'enfant colonial" que fut Samba annonce pleinement l'homme qu'il devient et est en parfaite conformité avec le personnage du roman, "un personnage indécis, une ombre muette, rejeté par un monde où règnent la violence, la corruption et la misère." [10]
Un personnage 'en manque d'enfance' : Milos Kan dans "Mémoire d'une peau" |
Aucune notation précise ne figure dans le roman concernant les lieux de l'action. Mais de nombreuses allusions font vite apparaître qu'il s'agit de la Guinée actuelle, dont les politiciens et le fonctionnement bureaucratique marqué par l'absentéisme et l'inertie sont dépeints avec humour. Les coups de griffe contre "l'ancien régime", ses pratiques de torture, d'arrestations massives et arbitraires, de corruption et d'enrichissement illicite sont également présents. C'est dans ce pays que vit Milos Kan, un albinos, cherchant désespérément à combler le vide qui l'habite, par sa quête de l'amour. Nous nous trouvons en face d'un de ces personnages très éloignés des héros positifs, exemplaires, et si fréquents dans la littérature africaine. Mais cette fois-ci le cas est poussé à l'extrême. Le personnage, "dragueur professionnel", écrivain raté, est violent, grossier, misogyne, criminel même. Seuls compensent sa lucidité et son refus de l'hypocrisie et des masques.
Sans vouloir faire une lecture psychanalytique, nous devons nous tourner vers l'enfance de Milos pour le comprendre, ne serait-ce que parce qu'il évoque souvent lui-même ces années douloureuses et vécues dans la solitude : "Je revoyais en un éclair mon enfance" dit-il par exemple (p.25) et la formule introduit de bien tristes souvenirs. L'univers d'enfants et d'adolescents isolés, de façon plus large de marginaux et d'infirmes, qui est celui de l'écrivain guinéen, s'enrichit ici d'une nouvelle figure. Milos, qui a donc vécu son enfance à l'époque coloniale, a été agressé, brutalisé par ses camarades, parce qu'il était différent des autres, marginalisé par sa peau et la malédiction qui s'attache à un "négatif de nègre", mais aussi parce que sa mère, pour qui il éprouve une profonde tendresse, était étrangère. Enfant unique, "sans frères, sans amis", il a dû affronter seul l'adversité, après la mort de son père[11]. On n'arriverait pas à citer toutes les notations qui marquent le manque chez l'être adulte. Des mots comme "rien", "sans", "aucun" reviennent sans cesse dans le texte. Or, elles sont déjà intensément et douloureusement présentes lorsqu'il s'agit des premières années : Milos se définit comme "l'albinos, sans enfance, (...), sans père, ni mère". Il n'a pas été désiré, ce que dit la cruelle formule : "(j'ai été) déféqué dans une sordide petite maternité". On lui a menti sur sa filiation, les "états civils (sont) truqués" (p.110). Les années qui ont suivi sa naissance ont été placées sous le même signe de la solitude : "Je n'avais pas d'amis. Rien." (p.45). Cherche-t-il encore un père de substitution dans ce vieux gardien sourd-muet à qui il est attaché ? Toutes ces privations se rejoignent dans une plainte sur "(son) manque d'enfance, (...), (son) père discontinu, (sa) mère interrompue" (p.129). C'est bien cette enfance volée qu'il essaie de retrouver dans les bras de nombreuses femmes et en particulier de la belle Rama, à qui il avoue : " Vous m'avez donné une enfance."(p.149)
Les insultes et les brutalités les plus fréquentes sont venues bien sûr de son albinisme. "C'est très dur d'être un albinos" est-il dit souvent. On ne peut manquer de faire le rapprochement avec une autre figure souffrante des romans de Williams Sassine, une autre figure enfantine, Condélo, le petit albinos de Wirriyamu. Il est poursuivi et mourra victime d'une superstition qui fait considérer son sang comme un porte-bonheur. Milos rappelle d'ailleurs plusieurs légendes africaines qui donnent des explications de l'albinisme et au nom desquelles on peut sacrifier ces enfants. Mais une grande différence se fait jour dans le traitement du thème : alors que, avec l'enfant de Wirriyamu, et ses "rêves de paix et de bonheur, dans un monde de haine et de violence", le personnage principal du roman, Kabalango, de retour au village, faisait l'apprentissage de la solidarité, la maladie ici n'entraîne que rejet, réactions négatives et enferme Milos dans la solitude la plus totale. La "haine et la violence" restent intactes. S'ils ont en commun ce problème de peau, Condélo se distingue nettement du personnage cynique et criminel qu'est Milos. La victime - il finira crucifié - est devenu le bourreau, puisque Milos n'a pas hésité à tuer pour se venger de toutes les humiliations subies, réservant son affection à sa mère et au vieux gardien. "Albinos" devient le synonyme de paumé et de dingue, et finalement, après avoir essayé de ressembler à un métis "par divers trucs", Milos adulte découvre, avec "la lucidité de son étrangeté", que tous ceux de son entourage sont "des albinos à leur façon", c'est à dire des faibles et des solitaires.
Hamidou Dia, en quatrième de couverture, présente le roman posthume de Sassine comme "le testament "de l'écrivain. Il est tout à fait certain que des axes majeurs des romans précédents, la quête de l'identité, l'ambivalence du personnage et de l'écriture, sont repris ici, mais sur le mode de la dérision. Le héros-narrateur, "éternel mendiant de l'identité", est un personnage particulièrement vide, marginal, paumé, odieux même souvent. Ces caractéritiques sont déjà inscrites, nous l'avons vu, dans l'enfant qu'il fut, à l'époque coloniale. Son enfance, comme celle de Samba, dans le roman étudié précédemment fut loin d'être "rose" - et le lecteur saisira tout de suite l'allusion[12] ! -. Le village natal, loin d'être le lieu de la solidarité, est celui de l'apprentissage de la haine qui pourra aller jusqu'au crime. La violence est dans les rapports entre les habitants eux-mêmes. Les échanges s'y font souvent par le biais d'insultes (rappelons que même un vieillard, généralement respecté dans ces communautés, l'aïeul Sibé, y a eu droit, dans Les écailles du ciel), de coups et d'agression. L'entraide est absente, remplacée par le rejet, de l'étrangère (la mère de l'enfant), de l'infirme et de l'orphelin (Milos). Ce tableau "noir" est renforcé par l'existence des superstitions concernant l'albinisme. On accuse par exemple la mère de manger des enfants dans le ventre de femmes enceintes. Une véritable malédiction pèse sur ces "infirme(s) de la couleur" (p.161) qu'on n'hésite pas à tuer : "Chez nous un albinos serait le croisement d'un diable et d'une femme qui se dénude sans aucune précaution[13]. Nous servons de sacrifices dans certaines régions d'Afrique." (p.133)
Milos Kan fait lui-même le lien entre les différences parties de sa vie, qu'un unique fil de désespoir et de solitude unit, "la solitude d'un homme (...) de la race de ceux à qui on a arraché l'enfance et qui n'ont pas d'avenir" (p.156).
Ainsi, d'un roman de la période post-indépendance à l'autre, sont présentées des "enfances coloniales" sans joie, douloureuses même, en parfaite liaison avec le destin des personnages. La violence coloniale (à l'école par exemple dans le cas de Samba) renforce une violence déjà présente dans les relations entre les habitants et qu'on retrouvera à l'Indépendance quand certains useront du pouvoir comme moyen de répression et d'arbitraire. Tout se passe comme si la désespérance de ces romans s'étendait sur tout, même sur l'enfance qui n'est pas vue comme une période heureuse, pour laquelle on éprouverait une certaine nostalgie. Bien entendu, pour affiner notre analyse, ou même parfois peut-être la contredire, il nous faudrait élargir notre corpus. Cela devrait être possible, puisque, comme le remarque justement Florence Paravy, plusieurs "romans récents ont pour particularité commune de confier à un enfant la tâche d'être à la fois le héros et le narrateur de l'histoire"[14], entre autres Cinéma de Tierno Monénembo[15] et Les petits garçons naissent aussi des étoiles d'Emmanuel Dongala[16]. Quant à la violence, encore insidieuse dans les romans étudiés, elle éclate pleinement dans le dernier roman de Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages[17]. Le griot, dans la première veillée, évoque l'école rurale où a été scolarisé le futur président Koyaga, l'instituteur et sa chicote, l'administrateur blanc fier "d'être (le seul à) façonner les premiers lettrés d'hommes nus" (p.23). Il ira ensuite à l'école des enfants de troupe de Kati du Soudan français, puis, après en avoir été renvoyé pour indiscipline, à l'école des enfants de troupe de Saint-Louis du Sénégal, où il se fera aussi remarquer par ses bagarres et sa "sauvagerie" : "Au dortoir, au réfectoire, sur les terrains, en classe, c'était toujours vous qui blasphémiez, injuriez, cassiez, frappiez, boxiez, terrassiez." (p.25). L'étude du thème de "l'enfant terrible"[18] dépasse le cadre de cet article, mais nous l'avons esquissée en conclusion, car on voit bien se dessiner, une fois encore, le lien entre l'enfant des colonies et la figure centrale du roman. Dans les années de jeunesse de Koyaga, se manifeste clairement sa prédisposition à son futur personnage de dictateur.
Ainsi, dans les quelques figures enfantines examinées, rencontrons-nous déjà un bel "échantillon" des personnages du roman africain post-indépendance : l'antihéros qu'est Samba, déjà insaisissable et absent au monde dans sa jeunesse, le personnage de Milos Kan, l'albinos, marqué par l'ambivalence propre à l'univers sassinien, et aussi la figure "sauvage" de Koyaga annonçant les présidents sanguinaires et monstrueux qui peuplent la littérature africaine contemporaine. Dans tous les cas, l'enfance coloniale, dans les romans étudiés ici, se place sous le signe de la violence, engendrée par les personnages ou par leur entourage, cette même violence qui éclatera pleinement dans leur vie d'adulte, après l'indépendance de leur pays.
Notes
[1] Paris, Présence Africaine, coll."Ecrits", 1979.
[2] Paris, Seuil, 1979.
[3] Paris, Seuil, 1981.
[4] Paris, Seuil, 1986.
[5] Paris, Présence Africaine, 1998.
[6] Philippe Hamon, "Pour un statut sémiologique du personnage", Littérature, no.6, mai 1972, repris dans Poétique du récit, Seuil, coll."Points", 1977.
[7] Cf. aussi : "Le vieux Sibé, son grand-père paternel" (p.36)
[8] Cf. aussi par exemple "Sa solitude s'égayait de vagissements ventriloques tenant du râle plutôt que du chant et desquels il semblait puiser un sombre plaisir" (p.38). Les autres enfants à la fois se moquent et ont peur de lui : "Ils lançaient au solitaire des noyaux de mangues entamés par la pourriture" (Ibid.)
[9] Pierre Guillo, "note de lecture sur Les Ecailles du ciel", Notre Librairie, Littérature guinéenne, no.88-89, juillet-septembre 1987, p.191.
[10] Pierre Guillo, note de lecture citée, p.191.
[11] Il se souvient : "(...) on est très dur pour un enfant, quand son père est mort et sa mère une étrangère." (p.30); à propos de l'enfance douloureuse du personnage, on lira en particulier les pages 25 à 30;
[12] Donnons tout de même les références du texte auquel nous pensons, celui de Mongo Beti, "Afrique noire, littérature rose", in Présence Africaine, no.1-2, avril-juillet 1955, pp.133-145 (à propos de L'enfant noir de Camara Laye).
[13] La "version" peut varier, mais la responsabilité revient toujours à la femme. Elle a eu par exemple des rapports pendant qu'elle avait ses règles.
[14] Florence Paravy, "Récits d'enfants, romans d'adultes : une écriture de la (ré)conciliation", colloque international de l'APELA, Le sujet de l'écriture africaine, Toulouse, 23-25 septembre 1999, Actes à paraître. Si "ce choix narratif permet (...) de jeter sur le monde un regard ingénu dont on connaît toutes les ressources critiques", il y aurait aussi dans les romans cités "une tentative (...) de conciliation ou de réconciliation (...) avec l'histoire, avec ses origines ou avec soi-même." (fascicule de présentation du colloque).
[15] Paris, Seuil, 1997.
[16] Paris, Le Serpent à plume, 1998.
[17] Paris, Seuil, 1998.
[18] Nous empruntons cette expression, tout à fait adéquate, à Simon Battestini qui précise que c'est d'ailleurs un thème fréquent dans la littérature orale, en particulier dans des contes ouest-africains, in "Les jeux du sujet dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma", communication au colloque de l'APELA, Le sujet de l'écriture africaine, à paraître.
Marie-Françoise Chitour est agrégée de Lettres Modernes.
Elle est actuellement Maîtresse de conférences en
littératures francophones et en didactique du F.L.E à l'U.F.R.
Lettres, Langues et Sciences Humaines de l'Université d'Angers (France).
Elle a aussi enseigné à l'Université d'Alger et à
l'Institut français de Valence (Espagne). En matière de recherche, elle s'intéresse aux écritures féminines des Caraïbes (Gisèle
Pineau) et de l'océan Indien (Monique Agénor, Ananda Devi); aux
littératures africaines d'expression française
post-indépendance, et à l'interaction des langages artistiques. Elle
travaille actuellement sur Abdourahman Waberi (Djibouti). Quelques publications récentes: Politique et création littéraire dans des romans africains d'expression française, Villeneuve d'Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, 531 p. "Ecrire, disent-elles. Histoire d'elles, histoire d'iles dans 'Comme un vol de papang' de Monique Agénor", Langages au féminin, Kachina, Presses de l'Université d'Angers, 2002, pp.29-46. "Le temps rouge de Ranavalona III, dernière reine de Madagascar", Féminin / Masculin, Portraits de femmes, textes réunis et présentés par Christiane Chaulet-Achour et Michel Rolland, Centre de recherches Texte et Histoire, Université de Cergy-pontoise, 2002, pp.155-173. "Fanon, Césaire ... et les autres (les figures antillaises dans la littérature africaine)", textes réunis et présentés par Christiane Chaulet-Achour , Palabres, revue d'études africaines, Lomé-Bremen, vol.IV, no.1, 2001, pp.33-43. "Le murmure du balafon, la musique de la cora et le rythme des congas (la représentation des instruments traditionnels dans le roman africain d'expression française post-indépendance)", Afrique, musiques et écritures, textes réunis par Gilles Teulié, colloque international du CERPANAC, Montpellier, collection "Les carnets du CERPANAC", no.1, Université Montpellier 3, 2001, pp.155-163. "Une esthétique textuelle négro-africaine", Actes du colloque international Littératures francophones : Langues et styles, Université de Paris XII-Val de Marne, Centre d'études francophones, Paris, L'Harmattan, 2001, pp. 181-184. |