COMPTE RENDU DE MADELEINE BORGOMANO |
Enfants, jeunes et politique
Politique Africaine no. 80 (2000)
(Dossier coordonné par Filip
de Boeck et Alcinda Honwana.)
Paris: Karthala, décembre 2000, 215 pages. ISSN 0244-7827. |
Les trois premiers articles, « Jeunes et culture de la rue en Afrique urbaine », de Tshikala K. Biaya, « Le 'deuxième monde' et les 'enfants sorciers' en République démocratique du Congo », de Filip de Boeck, et « Innocents et coupables : les enfants-soldats comme acteurs tactiques », d'Alcinda Honwana, portent spécifiquement sur l'Afrique et sont le résultat d'enquêtes de terrain. Le quatrième : « Réflexions sur la jeunesse. Du passé à la postcolonie », de Jean et John Comaroff, inscrit la question de la jeunesse africaine dans le cadre beaucoup plus large d'une perspective historique et d'un monde « global ».
L'ensemble du numéro insiste sur la complexité et la « flexibilité croissante » (p.8) des concepts d'enfance et de jeunesse, qui ne constituent nullement des « catégories universelles » (p.90), mais bien plutôt des catégories socio-culturelles susceptibles de définitions très variables selon le temps et l'espace. Ainsi les visions européennes et nord-américaines des enfants comme êtres dépendants, incomplètement formés et pas encore prêts à agir de façon responsable, ne valent-elles pas pour l'Afrique subsaharienne où « rares sont les enfants qui jouissent de la protection offerte en Occident par les parents, l'école et l'État » (p.45).
Par contre, sous l'effet de la globalisation, les enfants et les jeunes occupent actuellement une place qui peut se définir comme « non lieu, hors-lieu, espace interstitiel, zone crépusculaire » (p.9), Ce « non-lieu » est un « espace frontalier entre le passé et le présent, le local et le global, le proche et le lointain, la tradition et la modernité », qui renvoie au passé les oppositions dichotomiques et déjoue les frontières établies. Dans cette « zone d'ombre » (p.69), les crises sociales se manifestent avec une particulière âpreté. Enfants et jeunes « incarnent les contradictions grandissantes du monde actuel dans leurs formes les plus âpres » (p.98). Ils se perçoivent eux-mêmes et sont perçus par la société d'une manière ambivalente.
Cette zone d'ombre prend une forme impressionnante avec l'expansion du « deuxième monde » des « enfants-sorciers ». Dans les villes du Congo, se multiplient les accusations de sorcellerie contre des enfants parfois très jeunes (ainsi la petite Nuclette, enfant-sorcière de quatre ans !) (p.38). Ces enfants se transformeraient, la nuit, en serpents mystiques ou en Mami Watta, se réuniraient en des festins nocturnes où ils « mangeraient » des membres de leur famille. Parfois pris en charge par les Églises qui organisent des confessions publiques et des séances de délivrance, ils sont le plus souvent rejetés par leurs familles terrorisées et contraints de vivre dans la rue.
Diabolisés par les adultes, les enfants sont donc victimes de la crise profonde des liens familiaux. Mais en même temps, ils tirent de cette qualité de sorciers un réel pouvoir, et deviennent aussi, de bien des manières, des acteurs sociaux. Le lien établi entre enfance et sorcellerie serait à mettre en relation avec une profonde déstructuration/restructuration des catégories de la maternité, de la gérontocratie, de l'autorité, et, plus généralement, du champ familial » (p.35). P. de Boeck voit là « une sombre allégorie qui nous apprend beaucoup sur les racines profondes de l'angoisse qui accompagne les transformations sociales » (p.58).
Les enfants-soldats occupent un autre interstice, une autre zone d'ombre, tout aussi ambivalente. La notion même d'enfant-soldat va à l'encontre des représentations généralement associées à l'enfance (p.58). Et pourtant, en Angola, par exemple, « le nombre d'enfants directement affectés par la guerre est estimé à environ un million » (p.65). Leur utilisation résulte moins du déficit de main-d'oeuvre que d'une véritable stratégie fondée sur la conviction qu'ils sont plus facilement contrôlables, moins craintifs et plus brutaux. Ils sont soumis à une initiation très ritualisée (par exemple : boire le sang des personnes assassinées) qui les forme à la violence et leur coupe tout retour en arrière. Ainsi entrent-ils dans cette zone d'ombre où ils sont à la fois innocents et coupables, victimes et acteurs plus ou moins intentionnels. Leur situation « liminale » leur permet la mobilité entre des identités multiples, et leur octroie la possibilité de maîtriser et de manipuler une certaine forme de « tromperie » et de « tricherie » afin d'obtenir des gains, même temporaires et insignifiants » (p.78).
Dans « Jeunes et culture de la rue », Tshikala K. Biaya donne des exemples moins tragiques et plus ludiques de ces « réinventions identitaires » qui produisent de nouvelles logiques urbaines ». Il décrit trois « figures populaires de la culture urbaine » : le chifta, d'Addis Abeba, le bul faale de Dakar et le shege de Kinshasa,
Le chifta, rituel organisé autour de la consommation du thé et du khat accompagnée de danses frénétiques, emprunte son nom à une figure de patriote guerrier et contestataire, et par là contribue à enraciner les jeunes dans leur propre histoire.
Le bul faale (« ne t'en fais pas ») de Dakar, lié aussi à une cérémonie du thé et aux combats de lutte sénégalaise, « loisir national et catalyseur des enjeux sociopolitiques sénégalais », est devenu un mode de revendication politique.
Le shege, dont le nom, dérivé de Schengen, est un emprunt culturel et désigne « la condition du migrant clandestin », s'exprime dans le ndombolo, une danse à la fois lascive et très violente, culminant dans une mise à mort (symbolique).
Dans toutes les situations, les jeunes « (re)font constamment leur identité composite et leur propre monde » (p.11). Ils manifestent des capacités d'inventions et une créativité, qui, en dépit de la violence des crises, ouvre peut-être « une voie vers des avenirs alternatifs » (p.111).