A L'ECOUTE DE AHMADOU KOUROUMA |
On est toujours un enfant pour des personnes plus âgées que vous
Un entretien avec Ahmadou Kourouma
proposé par Madeleine Borgomano
Université de Provence
Cet échange a eu lieu en 2002.
Ahmadou Kourouma est né en 1927 près de Boundiali, dans l'actuelle Côte d'Ivoire et se définit comme écrivain ivoirien. Dès l'âge de sept ans, pour pouvoir fréquenter l'école française, il est pris en charge par son oncle infirmier et chasseur, dont il apprend les secrets des maîtres chasseurs malinké. Après des études supérieures de mathématiques à Bamako (Mali), il est recruté dans l'armée coloniale comme tirailleur, et, à la suite d'une rébellion, envoyé en Indochine à titre disciplinaire. Devenu actuaire - métier qu'il exercera jusqu'à sa retraite dans des pays divers - il réside quelques temps en France (à Lyon où il épouse une lyonnaise). De retour dans son pays, la Côte d'Ivoire, devenue indépendante en 1960 sous la houlette du président Houphouët-Boigny, il est l'objet de tracasseries administratives et voit beaucoup de ses amis emprisonnés par suite d'un complot monté de toutes pièces. Cette expérience le pousse à écrire, et son premier roman, les Soleils des Indépendances, est d'abord un acte de protestation. Refusé par les éditeurs français, à cause de son usage audacieux de la langue française, il est publié au Québec et reçoit, en 1968, le Prix de la Francité. Les éditions du Seuil en reprennent alors les droits et le publient en 1970. Premier roman de la désillusion post-indépendances, il est d'abord reçu avec défiance par ses compatriotes, mais devient cependant très vite un grand classique. Après un long silence de plus de vingt ans, Kourouma revient à la littérature en 1990 en publiant, au Seuil, un deuxième roman, Monnè, outrages et défis, qui récapitule un siècle d'histoire coloniale, avec un remarquable talent de synthèse, beaucoup d'humour et une écriture toujours aussi créative. Accélérant beaucoup son rythme d'écriture, Kourouma publie en 1998 un troisième roman, En attendant le vote des bêtes sauvages. Revenant à la situation de l'Afrique post-coloniale, Kourouma exerce sa verve de conteur contre les régimes dictatoriaux. Moins audacieux au niveau linguistique, le roman est une remarquable construction qui métisse la tradition orale et le genre romanesque. À l'automne 2000, sort un quatrième roman, Allah n'est pas obligé,qui, en particulier grâce au Prix Renaudot - connaît un très grand succès. Pour la première fois, Kourouma a choisi comme héros et comme narrateur un jeune enfant, orphelin et déscolarisé, errant dans les régions d'Afrique de l'ouest ensanglantées par " les guerres tribales " et contraint à devenir l'un de ces enfants soldats porteurs de kalachnikov qui font parfois la une de l'actualité. Kourouma prête à l'enfant sa verve de conteur et sa distanciation ironique, assaisonnées de ses scrupules linguistiques. Ainsi se confirme l'importance de cette oeuvre par laquelle un " romancier ivoirien " est devenu un écrivain du monde, l'un des grands témoins de notre temps. |
LU DANS "ALLAH N'EST PAS OBLIGÉ" | ||||
UN DESTIN À REBOURS | DE LA COUTUME À LA TRANSGRESSION | ENFANTS-SOLDATS : LE MIRAGE | ENFANTS-SOLDATS : LA DURE RÉALITÉ | INITIATION NOUVELLES MANIÈRE |
"Aux enfants de Djibouti : c'est à votre demande que ce livre a été écrit". Telle est la dédicace de votre roman "Allah n'est pas obligé". Cette rencontre a-t-elle vraiment joué le rôle de déclencheur ? Ou bien a-t-elle seulement cristallisé une question qui vous préoccupait depuis longtemps ?
La rencontre avec les enfants de Djibouti a vraiment joué le rôle déclencheur. Je pensais écrire un livre sur l'enfance, c'est la rencontre avec les enfants de Djibouti qui m'en a offert l'occasion en me demandant de parler des guerres tribales. Les enfants soldats sont utilisés dans les guerres tribales.
Dans vos précédents romans, vous ne parliez guère de l'enfance, sauf à la fin de "En attendant le vote des bêtes sauvages",où vous faisiez intervenir, justement, les "déscolarisés". La question de l'enfance en Afrique serait-elle donc une question récente ? ou une question radicalement transformée par les événements récents ? Pensez-vous que le sort des enfants africains a beaucoup changé depuis quelques dizaines d'années et quand situeriez-vous le virage ?
L'enfance est une question récente en Afrique. C'est une question qui a radicalement changé avec l'urbanisation de l'Afrique. L'urbanisation a créé les enfants de la rue. On peut dire que le changement a eu lieu dans les dix dernières années.
Birahima, votre "héros", fait deux déclarations qui paraissent contradictoires : "Je ne suis qu'un enfant". (p.11) et "Nous n'étions plus des bilakoros, nous étions des initiés, de vrais hommes" (p.37). Quel sens exact peut-on alors donner au mot "enfant" ? Ne pourrait-on pas dire que "l'enfance" proprement dite cesse beaucoup plus tôt en Afrique, et cela depuis toujours ?
Un homme de 80 ans appelle enfant un autre de 75 ans. Quand Birahima dit "je suis qu'un enfant", il veut dire qu'il est jeune, plus jeune que ceux à qui il parle. En Afrique on est toujours un enfant pour des personnes plus âgées que vous.
Dans les villes africaines, coexistent des enfants des rues, seuls, livrés à eux-mêmes, qui se débrouillent, comme "L'Aîné des orphelins" de Tierno Monemembo, et d'autres enfants qui vont à l'école, ont une famille, une maison et sont traités comme des enfants européens. N'y a-t-il pas là un germe de "fracture" sociale, comme on dit en France ?
Bien sûr. L'Afrique est un pays sous développé et il y a toujours une "fracture" sociale dans le tiers monde. Il y a des africains qui vivent comme des bourgeois français et la grande majorité croupit dans la misère noire.
Pensez-vous que l'image de l'enfance que dressait Camara Laye dans "L'Enfant noir" ou Ahmadou Hampâte Bâ, dans "Amkoullel, l'enfant peul" est totalement révolue ?
L'enfant noir, comme le présente Camara Laye et Hampâte Ba, est sur le point d'être révolu. Il faut s'enfoncer profondément dans l'Afrique pour trouver l'enfant noir de Camara Laye.
Y a-t-il, à l'heure actuelle, de grandes différences dans le sort des enfants selon les pays, les régions d'Afrique ?
Evidemment il y a de grandes différences entre les enfants selon les pays et les régions. Le sort des enfants dépend de l'environnement économique du pays et de la situation des parents.
Que dirirez-vous des enfants de Cöte d'Ivoire ?
En Côte d'Ivoire comme partout, la situation de l'enfant dépend de la situation de sa famille. En Côte d'Ivoire il y a une grande différence entre les niveaux de revenus, donc une grande différence entre les situations des enfants. Les enfants des " hauts de en haut ont le sort des enfants des bourgeois européens.
Accepteriez-vous de nous parler un peu de votre propre enfance ?
Mon oncle qui m'a élevé était un infirmier donc un fonctionnaire de l'Administration coloniale. Mon oncle était aussi un maître chasseur. Dès huit ans, j'allais à la chasse, des chasses de nuit. Comme j'avais un sens de l'orientation inné je servais de boussole à mon oncle. Chaque fois que nous étions perdus je lui indiquais la direction du village.
Cela me rappelle ce que vous avez écrit à la fin (p. 92) de "Yacouba, chasseur africain":
"La nostalgie d'une époque, celle de mon enfance, est la source de ce récit.
Pendant la saison sèche tout le village bruissait de la fièvre de
l'initiation. L'association des chasseurs traditionnels était à
l'honneur. C'est cette association que j'ai voulu faire connaître
à la jeunesse d'aujourd'hui, africaine et étrangère.
Le grand maître chasseur du village n'était pas seulement le chef
des fournisseurs en gibier, mais le maître en magie du village.
Aujourd'hui, l'initation n'existe plus, sauf dans les villages les plus
reculés, et de plus en plus rarement sous la forme décrite dans
ce récit.
Les personnages de l'histoire portent les noms de ma propre famille. Mathieu
est un neveu français de Lyon (je suis marié à un
lyonnaise). Sophie et Julien sont mes propres enfants. Tantie Christine est mon
épouse Christiane. La Vieille porte le nom et a le comportement de
l'aïeule de la famille. Tout est pris sur le vif".
Le lecteur pourra trouver plus de détails et des images dans ce petit
livre pour enfants écrit par Kourouma et illustré par Claude et
Denise Millet, paru dans la collection Folio Junior en 1998 et intitulé
Yacouba, chasseur africain. Le roman raconte les premières
vacances en Côte d'Ivoire de Mathieu, un jeune garçon
français de père ivoirien. Le récit est plein de
détails très concrets et les illustrations sont remarquables. D'autres très belles images sont à découvrir dans les quatre volumes publiés par les éditions "Grandir" : Le Griot, Le Chasseur, Le Forgeron, Le Prince (Grandir : 1350 Chemin de la passerelle, 84 100 Orange, France).
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LU DANS D'AUTRES INTERVIEWS D'AHMADOU KOUROUMA
"... young Africans [...] are not prisoners of the historical events as we lived them"
"Comment devient-on enfant-soldat ? A douze ans, Birahima n'a aucun autre choix pour survivre. Devenu orphelin, il doit partir retrouver sa tante. Arrivé à la frontière du Liberia, il est confronté à ce choix : ou il s'engage ou il meurt de faim." |
Ancienne élève de l'École Normale Supérieure,
Agrégée de Lettres Classiques, Docteur d'État, Madeleine Borgomano a
enseigné à l'Université de Rabat (Maroc), d'Abidjan
(Côte d'Ivoire), et d'Aix-en-Provence (France). Son principal centre
d'intérêt est le roman français contemporain, et tout
particulièrement les écritures de femmes. Après sa
thèse sur Marguerite Duras, elle a publié plusieurs livres sur
cet(te) auteur(e) et elle est actuellement présidente de la
Société Duras, dont le siège est à Londres. Elle a
également publié deux études sur Le Clézio et de
très nombreux articles sur le roman contemporain. Depuis son
séjour en Côte d'Ivoire elle s'est passionnée pour
l'Afrique, sa littérature et son cinéma, sur lesquels elle a
publié de très nombreux articles. Ouvrages les plus récents : Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, Paris, Gallimard, Foliothèque, 1997. (212 p.). Ahmadou Kourouma, le "guerrier" griot, Paris, L'Harmattan, 1998,(256 p.). Des Hommes ou des bêtes ? Lecture de 'En attendant le vote des bêtes sauvages', Paris, L'Harmattan, 2000, (210 p.), voir compte rendu. "Kourouma et les "gros mots", in Transposer, transcrire, traduire à paraître, PU de L'Université Paul Valéry, Montpellier (automne 2002). "Kourouma : écrire pour témoigner", in Ecrire l'Afrique d'aujourd'hui, revue Palabres, à paraître automne 2002. |