Ludovic Emane Obiang
Institut de Recherche en Sciences Humaines,
Libreville
Bien que l'étude de la littérature orale
ait ses problèmes
propres -
problèmes de la transmission, et du cadre social - elle partage
sans nul doute ses problèmes fondamentaux avec la littérature écrite ;
et il y a
entre littérature orale et littérature écrite
une continuité qui ne s'est jamais démentie.
René Wellek et Austin Warren, La théorie littéraire
Les Q.G. de la détresse |
Si les romans de la négritude accordaient déjà une grande place à l'enfant (L'enfant noir, Le fils du fétiche, Maïmouna, Une vie de boy, etc.), et si une des constantes majeures du roman africain nous semble être l'effacement curieux du père au sein des récits[1], force est de reconnaître qu'avec les romans des nouvelles générations, la figure de l'orphelin devient si récurrente qu'elle peut paraître obsessionnelle. De nombreux protagonistes sont en effet des orphelins, privés de leur père ou de leur mère, quand ce n'est pas de leurs deux parents. Ils pourraient être l'illustration même de cet étrange renversement des choses et des valeurs qui caractérise le roman africain moderne, sinon la « réalité » africaine contemporaine, celle qui voit l'enfant, dépositaire en situation normale des fantaisies et des merveilles de l'imaginaire, s'éveiller dès sa naissance à un monde du chaos et de la destruction, enfant « à peine né et déjà sacrifié... »[2]
Les auteurs en ont-ils conscience, eux qui se sont emparés de ces personnages « saturniens », nés sous les « soleils » de la rareté et bientôt parqués dans ce que la dérision populaire appelle « Q.G. », c'est à dire « des Fondations pour mineurs, immenses dépotoirs placés à la périphérie des métropoles »[3], à moins que ce ne soient des quartiers tout entiers, des bidonvilles aux ruelles parsemées d'embûches (C'est le soleil qui m'a brûlée, L'homme dit fou et la mauvaise foi des hommes), ou bien des caches présumées secrètes, des immeubles abandonnés au sein desquels, par petites meutes concurrentes, ces « marginaux » mâchouillent en silence la ruine prochaine du monde « civilisé » (L'aîné des orphelins) ?
C'est ainsi que de nombreuses fictions prennent l'orphelin pour agent, promoteur d'un récit souvent désespéré, cru et tourmenté, à la limite de la décence. Alioum Fantouré déjà (Le cercle des Tropiques, 1972), Mongo Beti aussi (Remember Ruben, 1974), Calixte Beyala (C'est le soleil qui m'a brûlée, 1987), Pius Ngandu Nkashama (Les étoiles écrasées, 1988), Florent Couao-Zotti (Charly en guerre, 1996), Ludovic Obiang (L'enfant des Masques, 1999), Ahmadou Kourouma de nouveau (Allah n'est pas obligé, 2000), Tierno Monenembo (L'aîné des orphelins, 2000), ou encore Jean Luc Raharimanana (Nour, 1947, septembre 2001), mettent en scène un orphelin battu par la guerre, en quête des siens, en quête de repères, en quête de valeurs stables sur lesquelles bâtir son avenir. Mais la guerre, celle des barricades urbaines, celle des appétits coloniaux ou celle des maquis terroristes, a poussé trop avant ses canons destructeurs et l'orphelin doit vite assimiler les savoirs nouveaux qu'elle lui impose s'il ne veut pas y « laisser sa peau ». Ainsi en va-t-il pour Birihama, l'enfant-soldat de Allah n'est pas obligé, qui se voit refuser le rang de « petit lycaon de la révolution »[4], parce que ses parents étant déjà « morts et bien enterrés », il ne pourrait plus les tuer de ses « propres mains »[5] comme le réclame l'usage. Ainsi en est-il de Petit Charly qui sous la férule obstiné d'un jeune « rebelle » doit apprendre à consommer de la drogue ou ganja, « sinon [il ne deviendra] jamais un homme »[6] (Charly en guerre) ; cet « homme » que Faustin Nsenghimana (L'aîné des orphelins) finira par « devenir », mais au prix de la renonciation suprême, celle de sa propre vie. « Condamné à mort », dira-t-il, « je suis devenu un homme »[7].
Tragique paradoxe, logique sordide, qui fait d'un criminel un homme et qui présente le meurtre et la subversion comme étant les sommets auxquels doit tendre l'existence humaine. On semble bien loin des épreuves initiatiques qui consacraient l'orphelin des contes traditionnels et le réhabilitaient aux yeux de la communauté villageoise.
L'Elu des Mânes ancestrales |
Mais, ainsi que le reconnaît Papa Samba Diop, dans la littérature africaine moderne « les discordances » d'avec les précurseurs « peuvent n'être que formelles » et « les restaurations simplement langagières »[8]. Qu'ils le veuillent ou non, pour beaucoup d'écrivains « les points d'ancrage au continent restent les mêmes »[9], et le rapport à l'écriture repose, bon gré mal gré, sur un imaginaire ou une mythologie qui s'enracinent dans le patrimoine culturel africain, ancestral ou actuel. Il en va ainsi de la figure de l'orphelin qui constitue plutôt un remake qu'une inauguration. En effet, ce personnage est l'un de ceux qui reviennent le plus dans les contes et les légendes traditionnels. Ces derniers textes le montrent le plus souvent en butte à l'hostilité d'une marâtre venimeuse qui le contraint à une épreuve inouïe dont il sortira pourtant vainqueur. La littérature écrite a consacré plusieurs figures d'orphelins, parmi lesquels Aïwa, l'héroïne du Pagne noir, n'est pas la moins remarquable[10].
Jalousée par sa belle-mère qui ne supporte pas de la voir grandir en beauté, Aïwa lui oppose chaque jour son sourire et son humeur égale. Irritée par cette résistance passive, la marâtre fouille dans sa tête le moyen de se débarrasser de la jeune fille. Un jour, enfin, elle croit l'avoir trouvé en confiant à Aïwa un pagne noir que cette dernière devra « laver de telle sorte qu'il devienne aussi blanc que le kaolin »[11] Epreuve terrible, insurmontable, dont l'orpheline ne triomphera que par un séjour au pays des morts et avec l'intervention de sa défunte mère qui substituera au pagne noir un des pagnes blancs qui avaient servi à son inhumation. Face à cette démonstration de puissance, la marâtre refrènera désormais son aigreur et Aïwa pourra sourire de toute la ferveur de son âme : « Mais Aïwa, elle, souriait. Elle souriait toujours. Elle sourit encore du sourire qu'on retrouve sur les lèvres des jeunes filles »[12].
Lorsqu'il n'endosse pas les attributs du Mal-Aimé, l'Orphelin participe des autres personnages qui peuplent l'imaginaire des contes africains. Il est derrière l'Enfant malin (ou Poucet africain), de même qu'il contribue aux succès de l'animal appelé Décepteur (nku la tortue au Gabon, Leuk le lièvre au Sénégal, Kacou Ananzé l'araignée en Côte d'Ivoire, etc.), auquel il prête sa verve et son intelligence pour triompher d'un adversaire présumé supérieur. En donnant la preuve que « l'arme suprême est la ruse »[13], l'orphelin traduit la primauté de l'esprit sur la force brutale et le culte que les sociétés africaines traditionnelles vouaient à l'élévation spirituelle.
Erigé en Enfant Terrible, l'orphelin est transporté par une furia aveugle qui ne connaît plus aucune réserve et renverse un à un les piliers vénérables de la tradition. Scandale permanent, familier de l'anathème, l'Enfant Terrible étonne par son amoralité radicale au point qu'il force la réflexion à aller au delà des convenances et des idées reçues. Il montre ainsi qu'à un certain « niveau de la connaissance, tout s'inverse ; il faut tuer ses parents pour devenir adulte et responsable ; [...] il faut enfin se situer au-dessus des valeurs humaines et sociales les plus fondamentales : le mariage et la fécondité[14] ».
C'est dire que, même sous les traits de l'impudence et de l'ignominie, le conte traditionnel ne cesse de faire de l'Orphelin le dépositaire d'une culture positive, d'une vision du monde où l'accomplissement humain, social et spirituel observe le mode de l'élévation et du sublime. Il se distingue en cela du roman moderne où, nous semble-t-il, la condition précaire et pitoyable de l'orphelin traduit la misère et la désolation ambiantes, l'univers labyrinthique et apocalyptique dans lequel ce dernier est plongé. Si au plan du motif narratif, le conte et le roman manifestent une parenté indiscutable, on peut penser effectivement que du point de vue du traitement et des significations de cette figure commune, l'écriture contemporaine est contrainte à la différence et à la nouveauté. Ancien messager de l'au-delà, intermédiaire entre les villageois et les Mânes ancestrales, l'orphelin n'est plus sous la plume des romanciers que la victime des calculs et des guerres, le prototype même du sinistré et l'augure d'une détresse sans nom. Mais est-ce vraiment le cas ? L'orphelin aura-t-il complètement tourné le dos à l'espoir ? « L'aîné des orphelins» aurait-il complètement perdu foi en l'homme pour se féliciter à voix haute d'une condamnation infamante, ou pour s'élancer avec ses frères « du haut de la falaise »[15] afin de « franchir l'horizon »[16] de mort et de servitude ? Sa permanence, malgré tout, d'une génération d'auteurs à une autre, d'un « genre » littéraire à un autre, ne serait-elle pas plutôt la garante d'un indéfectible attachement de l'écriture à « l'espérance sacrée » ou d'une confiance irréductible de l'homme dans son propre renouveau ?
Ceux qui maintiennent l'espoir intact |
À considérer les textes modernes dans leur organisation formelle et dans leurs recoupements structuraux, indépendamment de leur tonalité d'ensemble, affligeante et déchirée, on s'aperçoit bientôt que la noirceur affirmée des situations et la brutalité des descriptions dissimulent un attachement obstiné, sinon irréductible, à des valeurs autrement plus nobles qu'une orgie de sang ou une bouillie de viscères. La figure de l'orphelin s'accompagne souvent d'une construction narrative contrapuntique, d'un parallélisme qui associe dans le même texte la dimension mythologique et la dimension réaliste. Pour reprendre Papa Samba Diop, deux espaces coexistent au sein des romans, un espace de l'utopie et un espace du réel « irrespirable dans son historicité trop lourde »[17]. Ainsi le cheminement de l'orphelin n'est souvent que la transposition du parcours reconnu à un héros antique. Ce qui, au-delà de la tentation parodique, établit une ligne de force incontestable et donne le sentiment d'un terroir de valeurs fondamentales. Ainsi dans Remember Ruben, le parcours de Mor-Zamba (« enfant de Dieu ») s'éclaire par la référence constante à la légende d'Akomo, patriarche mythique de la tribu des Essazam, le « héros qui fonda [leur] antique race »[18]. L'un et l'autre peuvent se prévaloir d'une apparition aussi soudaine que leur naissance est mystérieuse, sinon douteuse.
Dans Au bout du silence Anka, orphelin de son grand-père et mentor Rèdiwa, partagé entre une mère qui l'abandonne et un père qui le néglige, recherche dans le ciel atone d'un bidonville les signes porteurs de la fécondité et de la régénérescence. Il lui faudra lutter contre la misère la plus noire, celle des coeurs et des sens, pour renouer enfin avec l'acuité spirituelle de son enfance, pour de nouveau « donner à voir Ombre telle qu'il la voit »[19]. Alors seulement cette dernière, son double féminin, pourra le convier à la table des épousailles mystiques, solennelles et odorantes de kaolin ocre.
Dans L'enfant des Masques, chacun des récits fonctionne comme une combinaison de cycles existentiels qui se répondent en écho, de façon à ce que le destin du personnage principal soit toujours éclairé par la révélation de l'Ancêtre ou de l'ascendant tutélaire : « Tu leur raconteras notre rencontre et tu leur diras en quelles affres d'incertitude mon âme se trouve. [...] Que mon bâton revienne à celui que j'aurais choisi ; celui qui aura reçu mon esprit et qui portera mon nom »[20].
Dans Nour 1947, les âges immémoriaux, les temps coloniaux et les époques modernes se confondent, identiques et indissociables dans leur atmosphère hostile et pestilentielle, comme se confondent dans l'esprit de leurs « enfants », ces orphelins en rupture de ban, le rêve et la réalité, l'histoire et la légende, la vie et la mort, etc. Aussi le narrateur refuse-t-il d'admettre la disparition de son amante : « Je l'aurais voulue éternelle, qu'elle ne tombe en pourriture, qu'elle ne se décompose »[21]. Aussi s'appuie-t-il sur l'irrationnel pour justifier sa propre folie : « Te rappelles-tu cette histoire ? Te rappelles-tu cette femme, Dziny, que l'on nous raconte née des lumières, surgie de l'horizon, fille de l'eau et du soleil ? L'ombre, créature de la terre et des profondeurs, a enflé son ventre et nous a créés noirs et miséreux »[22]. Aussi fait-il don de son corps au rêve pour dépasser son infortune : « Je dérive vers les nuits. Ne suis plus que rêve, que tracé des temps qui s'effile dans les songes [...] Je trébuche mes pas sur la plage lourde d'obscurité. Je rejoins mon passé »[23].
Une telle connexion du mythe et de la fiction moderne autorise une lecture des textes négro-africains qui dépasse les limites de la vérité historique ou le témoignage des sens pour s'élever au niveau du symbole et de l'abstraction. L'enfant au sens littéraire négro-africain représente bien plus qu'une tranche d'âge ou un stade de la croissance psychologique, et doit être perçu comme un type, un principe spirituel, celui d'une disposition à la quête intérieure, au mouvement constitutif de l'Etre[24]. De ce point de vue, tout héros négro-africain est un enfant, orphelin d'un paradis de valeurs qu'il doit reconquérir, et son dénuement apparent n'est que l'expression matérielle d'un manque originel, d'une insatisfaction métaphysique à combler.
Un exemple de cet « orphelinat » symbolique nous est fourni dans Le cavalier et son ombre, où les questionnements métaphysiques des humains sont symétriques des cheminements propres aux personnages mythiques. Ainsi Dieng Mbaloo, « petit fonctionnaire sans grade »[25], va transcender son mal de vivre en s'identifiant à la statue martiale d'un cavalier légendaire, dépositaire du patrimoine héroïque de son pays. Commence alors pour le sacrilège une haletante épopée intérieure qui le verra sortir des champs d'honneurs de l'imaginaire pour visiter les conflits bien sanglants de la réalité africaine contemporaine, celle des Grands Lacs en particulier, du Rwanda et du Burundi, qui représente en fait d'atrocité furieuse et fanatique ce que l'homme aura fait de « mieux ». Au coeur même de cette apocalypse, alors qu'on s'attend à ce que notre nouveau Don Quichotte s'écroule d'écoeurement, marqué pour la vie, le spectacle d'un enfant nouveau-né, déchiqueté par un tueur embusqué, lequel « avait dû trouver amusant d'attendre ce moment pour passer à l'action »[26], rappellera à Dieng Mbaloo « la légende de Tundé, l'enfant qui viendrait sauver le peuple de Dapienga de la destruction et de la servitude »[27]. N'est-ce pas l'enseignement même de la vie, celui de son éternel recommencement, malgré les forces tenaces de la corruption? Mais c'est surtout par l'identification empathique de Dieng Mbaloo à l'enfant-martyr (symbole de toutes les innocences bafouées et de toutes les espérances détruites), l'indication que l'orphelin peut adopter différents visages, différents destins, au sein du même texte, sans que son principe fondamental ne soit remis en cause. Etre enfant en Afrique aujourd'hui, comme hier, et comme demain, ce n'est pas forcément compter tel ou tel nombre d'années, mais c'est adhérer au rêve et à la fantaisie, au mouvement et à la tonicité. C'est à ce titre que le texte de Boubacar Boris Diop, dominé par l'ingénuité infantile de Dieng Mbaloo et la personnalité emblématique de Tundé, principe toujours à attendre, toujours à atteindre, s'affirme comme un formidable hymne à l'enfance, à l'éternel recommencement.
Ce qui est valable au sein d'un roman l'est encore plus entre deux romans. D'un héros à un autre, les différences de surface, les itinéraires spécifiques témoignent des possibilités multiples de la création littéraire, du vécu et de la sensibilité propre à chaque auteur, mais ne remettent pas en cause l'unité et le caractère limité des matériaux de base. Derrière les agissements des protagonistes modernes, comme derrière les frasques des héros traditionnels, c'est toujours le même orphelin qui revient et qui interpelle l'auditoire ou le lecteur[28]. Qu'il s'appelle Nour ou qu'il s'appelle Anka, qu'il n'ait pas encore une seule dent ou qu'il soit perclus de rhumatismes, il livre à travers sa geste subversive la leçon première de la vie : le refus de l'inertie et la jouissance du mouvement.
On peut donc admettre qu'au personnage de l'orphelin correspond une structuration narrative appropriée qui pourrait servir de référence générique, caractériser le récit de l'orphelin. On peut noter, entre autres composantes, la disparition des parents, effective, physique, ou simplement symbolique[29]. Ainsi, Birahima, Faustin Nsenghimana et, dans une certaine mesure, Petit Charly, perdent leurs parents tour à tour, alors que Anka ne fait que s'en éloigner spirituellement au fur et à mesure de sa croissance. Une seconde étape est la séparation d'avec le terroir, imposée souvent par les mêmes contraintes brutales qui provoquent le deuil : la famine, la discorde, la guerre, etc. On notera aussi la présence d'un donateur qui sert bien souvent d'initiateur sur les travées incertaines de l'errance. En fonction de la structure thématique du récit, ce donateur est souvent une personnalité ambivalente, à la fois ennemi et protecteur. D'où la présence de nombreux couples dichotomiques au sein de l'univers romanesque, (Mor-Zamba/Abéna ; Charly/le jeune rebelle, Birahima/Yacouba, Faustin/Le jeune patriote, etc.). Ce donateur est aussi le guide de l'orphelin dans sa quête des parents disparus ou du pays qui l'accueillera, quand ce n'est pas celle du paradis perdu et des anciennes valeurs sociales et spirituelles. Porteur de la mémoire du pays natal, l'orphelin s'affirme bientôt comme le garant et le dépositaire de sa reconstruction. Il est celui que son mentor protège de son corps en poussant dans un ultime râle : « pars, traverse maintenant. Je resterai pour te couvrir. J'ai encore un peu de souffle et suffisamment de balles pour les ralentir, sauf la dernière que je garde pour moi »[30]. Il est ailleurs le survivant de la chefferie légitime, celle dont la déposition aurait provoqué le déclin de la communauté. Alors, lui confesse son compagnon de voyage : « Maintenant il est temps que nous nous séparions. Tu devrais aller là-bas. Tu chasserais le chef actuel, tu deviendrais le chef légitime et tu changerais tout à Ekoumdoum. D'accord ? »[31] Comme s'il avait le choix, comme s'il pouvait faire autrement que réhabiliter l'autorité séculaire et restaurer les rites antiques, lui qui « avait longtemps désiré pouvoir revenir dans son pays pour marcher encore dans les sentiers de fenouil. Le rêve l'avait poursuivi sans répit. Il rassemblerait les branchages, les poutrelles. Il taillerait dans les troncs des acacias, des flamboyants, des hévéas. Il édifierait l'ancienne maison des ancêtres. Il irait chercher des ossements carbonisés. Il les laverait, les parfumerait aux arômes de délices. Il les enterrerait avec des fleurs de genévrier, avec de grands jasmins jaunes. Il leur assurerait une sépulture de paix »[32].
De fait, même quand la référence au mythe n'est pas directe, la présence de valeurs morales et spirituelles est constante tout au long des textes, contrebalançant l'omniprésence de l'horreur et les débordements de la violence. Des réflexes de générosité rapprochent les protagonistes et leur rappellent la fraternité profonde qui les lie : leur humanité commune au-delà des fractions et des partis qui les divisent. C'est le cas dans Charly en guerre, dans Allah n'est pas obligé, ou encore dans L'Aîné des orphelins, où les rigueurs de la guerre rapprochent les personnages et leur inspirent, malgré eux, les gestes de l'écoute et du partage. Au coeur de la forêt hostile, truffée de bandits sanguinaires, la moindre offrande acquiert valeur de miracle et l'on voit Dieu dans chaque parole de bonté. « Il ouvrit une boîte de sardines et m'offrit une cigarette. Je pris cela pour de l'affection »[33]. Alors les langues se délient et les coeurs s'épanchent sur des souvenirs émouvants. Alors l'on s'aperçoit que la guerre est la même quel que soit le point de vue, quel que soit le camp choisi. A moins d'être un monstre dénaturé, la guerre est partout la même, le même fléau ravageur, dévoreur de rêves et de promesses. Si tous les enfants-soldats pouvaient parler sans crainte d'être châtiés, sûrement qu'ils chuchoteraient : « parfois j'ai envie de tout laisser tomber et de partir loin, très loin de ce pays. [...] Cette guerre m'a tout pris. Même mon avenir. »[34]
Mais si l'orphelin n'a plus d'avenir, c'est parce qu'il aura oublié que son avenir est d'abord celui des autres, l'avenir de la majorité, de la communauté des vivants, sinon de la poignée de survivants qui, même au fond de la fosse, ne désespèreront jamais de la vie, tant qu'ils auront foi en son avènement à lui, Tundé, l'enfant dont le nom signifie « celui qui garde l'espoir intact »[35].
Notes
[1] Nous devons à Ghislain Gouraige une interprétation remarquable de cette disposition du roman négro-africain au parricide narratif :
« Le personnage du père notamment, épisodique et obscur dans l'oeuvre nègre donne son sens à une observation structurée sur la réalité sèche. [...] Le père est ici l'élément gênant, l'entité qui corrompt l'harmonie familiale. [...] A défaut d'obtenir sa dimension du volume de ses responsabilités sociales, il limite le champ affectif, en assumant dans l'oeuvre les rôles dérisoires et les répliques sans substances des existences timides. » Ghislain Gouraige, Continuité noire, Dakar-Abidjan, NEA, 1977, pp. 37-38.
Certes, Ghislain Gouraige, conditionné par son environnement immédiat, insiste sur la déconfiture psychologique du père, en phase avec le marasme social issu de l'oppression coloniale, mais l'effacement littéraire du père peut trouver sa source dans des causes autres que sociologiques, des causes anthropologiques par exemple. Ne serait-il pas la réminiscence d'un matriarcat antique ?
[2] Couao-Zotti, Florent. « Petits enfers des coins de rue » in L'Homme dit fou et la mauvaise foi des hommes, Paris, Le Serpent à Plumes, 2000, p. 107.
[3] Ziegler, Jean. Main Basse sur l'Afrique, Paris, Seuil, Coll. « Points - Actuels », 1980, p. 263.
[4] Kourouma, Ahmadou. Allah n'est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, p. 187. Voici la définition qu'un des personnages donne des lycaons : « Eh bè, les lycaons, c'est les chiens sauvages qui chassent en bandes. Ca bouffe tout ; père, mère, tout et tout ». L'assimilation d'une brigade de miliciens à une bande de lycaons donne une idée de la férocité des combattants qui la composent.
[5] Ibidem
[6] Couao-Zotti, Florent. Charly en guerre, Paris, Dapper, 2001, p. 9.
[7] Monenembo, Tierno. L'aîné des orphelins, Paris, Seuil, 2000, p. 27.
[8] Diop, Papa Samba. « Littérature francophone subsaharienne : une nouvelle génération ? », in Notre Librairie no. 146, Nouvelle Génération, Octobre-Décembre 2001, p. 16.
[9] Ibidem, p. 17.
[10] Dadie, Bernard. Le pagne noir, Paris, Présence Africaine, 1955.
[11] Ibidem, p. 19.
[12] Ibidem, p. 22.
[13] Paulme, Denise. « Le conte de l'enfant chez l'Ogre », in La Mère dévorante, Essai sur la morphologie des contes africains, Paris, Gallimard, 1976, p. 270.
[14] Calame-Griaule, Geneviève et alii. Histoire d'enfants terribles, Paris, Maisonneuve et Larose, 1980, pp. 247-248.
[15] Raharimanana, Jean-Luc. Nour, 1947, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001, p. 12.
[16] Ibidem.
[17] Diop, Papa Samba. op. cit., p. 14.
[18] Beti, Mongo. Remember Ruben, Paris, Le Serpent à Plumes, Coll. « Motifs », 2001, p. 49 (1ère édition, Paris, UGE, Coll. « 10-18 », 1974, 313 pp.).
[19] Owondo, Laurent. Au bout du silence, Paris, Hatier, Coll. « Monde noir poche », 1985, p. 127.
[20] Obiang, Ludovic. L'enfant des masques, Paris, L'Harmattan, Coll. « Encres noires », 1999, p. 104.
[21] Raharimanana, Jean-Luc. op. cit., p. 75.
[22] Ibidem.
[23] Raharimanana, Jean-Luc. op. cit., p. 63.
[24] Ce qui est d'ailleurs en accord avec l'usage culturel qui veut que, quel que soit son âge, le cadet ou le fils reste un enfant. Ainsi malgré ses vingt ans, Nour est considérée comme un enfant : « Rends cet enfant à ses parents pour qu'ils ramènent son âme au Créateur » s'entend dire le narrateur. Raharimanana, Jean-Luc. op. cit., p. 31.
[25] Diop, Boubacar Boris. Le cavalier et son ombre, Abidjan, NEI, 1999, p. 121., 1ère édition, Paris, Stock, 1997).
[26] Ibidem, p. 191.
[27] Ibidem, p.
[28] Ce qui n'empêche pas d'étudier ou de construire avec profit les différents avatars romanesques de l'orphelin.
[29] Au plan mythologique, il importe peu que le père meure de façon effective ou que sa mort intervienne dans le cours du récit. L'enfant terrible est un orphelin en puissance, car la disparition de son père est nécessaire à son accomplissement aussi bien narratif que spirituel. Elle est le handicap, le manque originel qu'il lui faudra dépasser, transcender pour devenir lui-même.
[30] Obiang, Ludovic. op. cit., p. 119.
[31] Beti, Mongo. op. cit., p. 437.
[32] Ngandu Nkashama, Pius. Les étoiles écrasées, Paris, Publisud, 1987, p. 132. On retrouve ici comme chez de nombreux orphelins, Nour, Anka, etc.) ce refus de la mort, de l'absence, de la pétrification. L'orphelin se reconnaît vis-à-vis de ceux qu'il a perdus un devoir de mémoire, de restauration, sinon de résurrection.
[33] Monenembo, Tierno. op. cit., p. 41.
[34] Couao-Zotti, Charly en guerre, op. cit., p. 52.
[35] Diop, Boubacar Boris. op. cit., p. 246.
Ludovic Emane Obiang est né le 21 septembre 1965
à Libreville (Gabon). Il est titulaire d'un Doctorat Nouveau
Régime de la Sorbonne-Paris IV, pour une thèse sur la
poétique du roman négro-africain. Chercheur à l'Institut
de Recherche en Sciences Humaines de Libreville et professeur invité
à l'Université de Limoges (Centre Texte et langages de la
francophonie), il anime à Libreville le Groupe de Recherche sur
l'Identité Littéraire Négro-Africaine (GRILNA-OURIKA). Au
sein de ce laboratoire, il approfondit les questions sur l'identité
littéraire négro-africaine qu'il avait abordées dans son
travail de thèse. Après s'être fondé sur
l'organisation spécifique des récits pour établir une
unicité structurale du roman négro-africain, il travaille
aujourd'hui à complexifier sa théorie de l'identité par
une prise en compte des racines diverses de l'écriture, racines
historiques, environnementales, culturelles ou encore psychologiques. C'est ce
qui explique qu'il ait pu travailler aussi bien sur un projet
littéraire individuel (Ahmadou Kourouma), que sur une
littérature nationale transethnique (littérature gabonaise) ou
sur une spécificité littéraire transnationale
(littérature fang d'Afrique Centrale). Ludovic Emane Obiang a aussi
publié un roman : L'enfant des Masques (N'Dzé/L'Harmattan, 1999), du théàtre : Pétronnelle (N'Dzé, 2001) et L'Enterrement d'Henri Piron,
et ses expériences d'écrivain lui ont en outre permis
d'approfondir des axes de recherches complémentaires tels que la
nouvelle et le récit fantastique.
Derniers articles publiés : « Voyage au bout du silence, Panorama critique du roman gabonais », Notre Librairie, Revue des littératures du Sud (Actualité littéraire 1998-1999) no 138-139, novembre 1999 - mars 2000, pp. 30-40. « Typologie du roman africain : problématique du genre et identité littéraire », in Revue de l'Institut de Recherche en Sciences Humaines, no 4-5, juin 1998 - juin 1999, pp. 86-98. « Le silence des oiseaux de pluie, Fiction littéraire et représentation du monde dans le roman francophone subsaharien », Notre Librairie (La question des savoirs) no 144, avril - juin 2001, pp. 33-39. « L'identité nègre n'est pas celle que l'on croit », in Africultures (L'africanité en questions) no 41, Octobre 2001, Paris, L'Harmattan, pp. 42- 44. [https://www.africultures.com/] |