Florence Paravy
Institut National des
Langues et Civilisations Orientales, Paris
Dans les premiers romans du Guinéen Tierno Monenembo, l'enfance ne semble pas a priori constituer un axe central, ni même un thème véritablement récurrent, et ce n'est qu'avec ses derniers romans, Cinéma [1] et L'aîné des orphelins [2], que l'auteur paraît s'intéresser de près au monde de l'enfance. Pourtant les apparences sont trompeuses : dès les premières oeuvres, le thème est là, mais en filigranes, de façon généralement ponctuelle et souvent "décentrée" par rapport aux axes majeurs de la diégèse. A travers ces brèves apparitions se dégagent déjà des caractéristiques thématiques et structurelles que les deux derniers romans mettent en pleine lumière en les plaçant au coeur même du récit. On assiste alors, semble-t-il, au développement d'une même thématique en deux versions à la fois symétriques et antithétiques qui renvoient à l'ambivalence de la notion même d'enfance dans l'imaginaire collectif. [3]
Dans l'ensemble de son oeuvre, Tierno Monenembo décrit un monde dur, dans lequel l'existence se réduit le plus souvent à un périlleux exercice de survie. Les enfants en sont les premières victimes et si certains d'entre eux apparaissent comme cruels ou immoraux, ce n'est jamais que le résultat d'une série d'épreuves douloureuses, voire tragiques.
C'est d'abord l'environnement familial qui s'avère hostile et traumatisant. Les familles sont souvent déchirées ou bancales. Nombreux sont les pères inexistants ou cruels, ou tout simplement trop ivrognes pour assumer une quelconque responsabilité parentale. Ainsi, Cousin Samba, héros des Ecailles du ciel [4], est dès sa naissance catégoriquement rejeté par son père qui ne supporte pas l'apparence étrange, presque monstrueuse du nouveau-né et hurle : "Ce n'est pas à moi, ce cauchemar ! Non, ce n'est pas à moi !" (p.37) Le père de Binguel dans Cinéma, est décrit par l'enfant comme un tyran domestique incapable d'affection et seulement soucieux de châtier dignement les incartades de son fils. Celui de Leda, dans Pelourinho [5] est un ivrogne violent et totalement instable, qui ne fait que d'épisodiques apparitions dans son propre foyer et finit émasculé par son épouse alors qu'il tente de l'assassiner. Au-delà des pères eux-mêmes, d'autres figures masculines sont tout aussi menaçantes. Dans Les écailles du ciel et Cinéma, les maîtres d'école par exemple semblent vouloir graver le savoir dans les chairs meurtries de leurs élèves, qu'ils éduquent à coup de cravache. Tout l'entourage de l'enfant peut même se muer en puissance hostile, acharnée à brimer, persécuter ou chasser : c'est le cas de Cousin Samba, en butte dès sa naissance non seulement à la haine de son père, mais à l'inquiétude de tout le village qui interprète sa venue au monde comme un mauvais présage et ne cesse de s'interroger : "Est-il bon de garder ça parmi nous ?" (p.39) Beaucoup plus tard, parce que Samba a acquis auprès de son grand-père un savoir occulte, c'en est trop : il est menacé, traqué et obligé de fuir le village natal. Ce personnage est particulièrement intéressant dans la mesure où il met en évidence un trait fondamental : l'enfant apparaît comme un étranger, mal accueilli dans un monde peu fait pour lui, où il n'a guère de place et où il doit affronter aussitôt les plus pénibles épreuves. Il n'a alors d'autre issue que de grandir très vite et de n'apprendre à compter que sur ses propres ressources : il est frappant de voir que Samba, qui semble être encore très jeune lorsqu'il quitte son village, n'est plus jamais représenté comme un enfant dès qu'il arrive dans la capitale. Les personnages qui entourent le héros, tout comme le narrateur, ne le voient plus tout à coup que comme un adulte.
L'environnement familial et social de l'enfant n'est pourtant pas toujours aussi hostile et anxiogène. Il existe des familles unies et qui semblent assez heureuses malgré de très modestes conditions de vie : ainsi dans L'aîné des orphelins, l'enfant grandit entre un père réputé être l'idiot du village, mais aussi "un homme honnête qui savait tout faire" malgré son "penchant invétéré pour la dive bouteille" (p.119), et une mère discrète, travailleuse et pleine d'indulgence. Mais le cas reste rare, et il est plus fréquent de trouver simplement, en contrepoint de l'ombre menaçante du père, des figures protectrices, le plus souvent féminines, qui contrebalancent l'influence néfaste du milieu par la tendresse et les soins maternels qu'elles prodiguent. C'est ainsi que Leda, dans Pelourinho, passe successivement des mains de sa mère à celles d'Ignacia la voisine, puis de la bonne du couvent dans lequel elle a finalement été recueillie. Toutes ces femmes lui donnent de l'amour, mais aussi l'espoir de le rencontrer plus tard, en tant qu'adulte. Ce sont elles aussi qui, à travers des récits et des chants, lui font découvrir les racines africaines du Brésil, une mémoire collective ici directement liée au rêve de bonheur. Même Cousin Samba le solitaire trouve un allié de taille dans son propre village : son grand-père qui le protège et l'initie à des savoirs secrets, et qui, après son arrivée en ville, ponctue son existence d'apparitions spectrales, muettes et énigmatiques.
Il existe donc ici et là, une forme de représentation de l'enfance heureuse, associée notamment au motif du jeu, de l'aventure ou du rêve. Et l'on sent émerger dans certaines pages de Pelourinho ou de Cinéma une véritable nostalgie de l'enfance et de son insouciance, même si celle-ci se déroule dans les bas-fonds d'une favela ou dans une famille qui cultive davantage les cris et les coups que les élans d'affection. Mais généralement les moments de bonheur ne sont que provisoires et leur caractère éphémère est d'autant plus accentué qu'au moment du récit, ils appartiennent déjà au passé du personnage, saisi à l'âge adulte. La cruauté du sort ou des hommes vient généralement mettre un terme à tout ce qui pouvait préserver quelque peu l'enfant. La misère, la maladie font beaucoup d'orphelins, mais les enfants sont surtout victimes de conflits politiques violents et de situations sociales qui les vouent à une rapide déchéance, physique et morale. Ainsi en est-il de Faustin, héros et narrateur de L'aîné des orphelins, qui, après une enfance paysanne plutôt paisible, est transformé par le génocide rwandais en enfant des rues, voyou et finalement meurtrier. Dans ce monde, comme dans la capitale des Ecailles du ciel déchirée par la dictature et la guerre civile, les filles semblent vouées très tôt à la prostitution, et les garçons au crime. Dans Un attiéké pour Elgass [6], la petite fille recueillie par un groupe d'étudiants guinéens exilés à Abidjan est finalement séduite par l'un d'eux, le narrateur lui-même, qui explique son forfait par les circonstances historiques ayant précédé et provoqué leur exil, "ce temps du naufrage" (p.139) au cours duquel le pays tout entier, pris dans un tourbillon chaotique aurait d'un même élan renoncé à tout principe moral. Dans le même roman, quelques pages très dures évoquent une pension de jeunes réfugiés, rescapés de la guerre qui sévit dans un pays voisin. Non seulement la description des enfants, pour rapide qu'elle soit, accumule les détails physiques les plus horribles en mettant l'accent sur les infirmités, maladies, mutilations, etc., mais le narrateur adopte ici un ton froid et cynique, parfois à la limite du sarcasme, qui plonge le lecteur dans un certain malaise et ressemble en fait à une autodéfense : "Non," écrit-il, "il n'y a pas de malheur sur terre, il n'y a que des degrés dans le sarcasme." (p.49)
C'est ainsi que l'enfant, comme la plupart des personnages de T. Monenembo apparaît essentiellement comme un réflecteur des réalités socio-politiques, le jouet et la victime privilégiée des soubresauts de l'Histoire. C'est d'une évidence immédiate dans L'aîné des orphelins qui évoque le génocide rwandais à travers les yeux d'un enfant rescapé du massacre de Nyamata. Mais c'est également vrai dans Les écailles du ciel où le destin tourmenté des filles d'Oumou-Thiaga, - la compagne du héros -, est marqué par les affres de l'Histoire (colonisation, indépendance, dictature, guerre civile). A plusieurs reprises, le texte souligne explicitement le parallélisme entre l'histoire des deux enfants et celle du pays, notamment dans la période qui précède l'Indépendance. Mais c'est à travers un symbolisme plus fort, celui de l'enfant avorté, que l'auteur exprime le caractère tragique de l'histoire africaine récente. Cousin Samba est en effet le père de deux enfants qui ne verront jamais le jour : le premier est le résultat d'une unique étreinte avec Mme Tricochet, sa patronne blanche qui meurt en tentant d'avorter. Peu de temps après, Samba assiste à une nouvelle apparition du spectre de son grand-père, tenant dans ses bras "un enfant albinos hilare" (p.121) qui semble incarner aussi bien l'impossibilité du métissage que la monstruosité du système colonial. Plus tard, c'est avec Oumou-Thiaga sa compagne que Samba s'apprête à devenir père. C'est la période de la lutte pour l'Indépendance et l'enfant à venir symbolise tant l'espoir du changement politique que certains suggèrent de le baptiser "Hettâré", c'est-à-dire "Indépendance". Mais lors d'une grande manifestation à laquelle participe Oumou-Thiaga, un policier "fourr[e] dans son ventre la pointe acérée d'une baïonnette", tuant la mère et l'enfant et faisant d'eux des martyrs. L'auteur ne s'en tient pas à ce premier symbole historique puisqu'il ajoute que "c'est à l'endroit même où elle tomba dans la flaque de son sang et dans l'écrabouillure de son foetus que sera aménagée plus tard la fameuse place de l'Indépendance." (p.140) L'image atroce de ce foetus assassiné devient ainsi l'emblème non plus de la résistance à la colonisation, mais d'une indépendance elle aussi avortée, d'un espoir politique mort-né.
A un moindre degré, Cinéma porte aussi des traces de cette étroite correspondance entre l'histoire individuelle et l'histoire collective, la croissance et l'évolution de l'enfant semblant épouser celle de la nation indépendante qui émerge et se dessine peu à peu. L'essentiel de l'histoire de Binguel est justement la quête d'un nouveau statut, caractérisé par des attributs d'adulte et garantissant son autonomie, sa liberté nouvellement conquise. Parallèlement à ce récit d'adolescence, on voit se profiler un arrière-plan historique qui va des premiers frémissements anticolonialistes aux premières années de l'Indépendance. Aussi Binguel est-il parfois présenté comme un symbole des temps nouveaux, comme ici : "- Tu vois celui-là, mieux vaut commencer à le respecter tout de suite ! Quand on aura arraché l'Indépendance, c'est des gens comme lui qui nous montreront le chemin." (p.95)
Tous ces traits existent donc dans l'ensemble de l'oeuvre, mais c'est seulement avec Cinéma et L'aîné des orphelins que T. Monenembo entreprend de les développer. Jusque là en effet, les enfants apparaissaient sous les traits de personnages secondaires ou, s'il était question de l'enfance du héros, c'était généralement à travers des analepses. De plus, jamais la voix narrative n'avait été celle d'un enfant, tout au plus parfois d'un adulte se remémorant son enfance, comme c'est le cas dans Pelourinho. Avec Cinéma, en 1997, l'écriture de T. Monenembo semble ainsi connaître un tournant important : la localisation du récit dans la ville natale de l'auteur, l'histoire elle-même, avec son happy end, la thématique du jeu, de l'aventure et du cinéma, le ton naïf que donne au récit la voix de l'enfant, tout concourt à donner l'impression d'un imaginaire moins torturé, et comme apaisé par rapport aux oeuvres précédentes, marquées par un pessimisme profond. L'auteur lui-même témoigne de cette évolution : "Cinéma est plus serein, peut-être parce que j'arrive à l'âge de la sagesse, à la manière de Rabelais (...), je ne suis plus le petit type virevoltant des années 70 qui pensait régler l'Histoire à coups de poing." [7]
Toutefois, quand paraît L'aîné des orphelins (en 2000), la tendance, à peine amorcée, se renverse. Ecrivant dans le cadre d'un projet collectif placé sous le signe du "devoir de mémoire"[8], le romancier choisit ici une option délicate. Il situe délibérément le roman dans l'après-génocide, sur lequel on ne revient que par quelques analepses, et confie par ailleurs la narration à un garçon des rues dont le regard désinvolte et cynique, - au moins en apparence -, contraste avec l'horreur des faits évoqués. Ce refus du pathos pourrait être vu comme une sorte de stratégie d'évitement de la part d'un auteur confronté à l'indicible du génocide, une dédramatisation nécessaire à la conduite même du récit. Faustin ne dit-il pas lui-même : "Les enfants ont un sacré avantage : ils n'ont aucun sens du drame. La vie reste un jeu même en cas de désastre." (p.95) Mais cette distanciation est lourde de signification. Car ce qui est pathétique ici, c'est précisément ce silence du pathos, cette extinction de l'émotion chez le jeune garçon dont la mémoire, dans un profond mouvement de déni, a choisi de refouler le souvenir du massacre et de la mort de ses parents. C'est aussi sa résignation devant sa mort prochaine et ce qui, dans sa vie, finit par ressembler à une véritable fatalité du meurtre et de la violence. Ainsi T. Monenembo montre ce qu'il est urgent de montrer aujourd'hui : non pas un mémorial tourné vers les massacres du passé, mais l'augure d'un sombre avenir, dans la mesure où les enfants de ce pays, socialement et psychiquement ravagés par le génocide, portent en eux, inéluctablement, le germe d'une violence future.
Les deux romans semblent en fait constituer une sorte de diptyque autour d'un axe central : l'existence d'un narrateur enfant. On relève d'une oeuvre à l'autre de fortes convergences narratives et thématiques. D'une part, l'espace du récit est essentiellement celui de la rue, même si dans Cinéma celui-ci est contrebalancé par l'espace de la maison familiale. Les deux garçons y évoluent à leur aise, commettant de petits délits, chapardages et trafics divers. Le récit est ainsi une succession de brefs épisodes, tissée de souvenirs divers, où l'on voit l'enfant parfaire sa "culture " de la rue et les savoir-faire particuliers qui la caractérisent. A travers ce morcellement du récit en une multitude de petites scènes, c'est la représentation d'une lente maturation qui s'établit. En effet, qu'il s'agisse de Binguel ou de Faustin, l'écriture met surtout en scène leur intense désir de grandir, devenir adultes et imposer enfin leur volonté au monde. Aussi jouent-ils, aussi bien pour eux-mêmes que pour les autres, la comédie du "caïd". Pour Binguel, il s'agit avant tout de montrer au monde qu'il n'est pas "le petit, le môme, l'insignifiante chose de Benté" (p.20) ; pour Faustin, de faire croire à tous, notamment à Claudine, sa protectrice envers et contre tous, qu'il est "une belle ordure et non le petit martyr que son esprit compliqué s'était inventé tout seul." (p.87) La dernière étape est, dans les deux romans, le meurtre, qui achève de rompre les liens entre le personnage et le monde de l'enfance, constituant en cela une véritable épreuve initiatique. Mais autour de ces axes communs, T. Monenembo a développé une structure antithétique opposant radicalement les deux oeuvres.
La situation socio-politique et les raisons qui poussent le héros vers la délinquance sont radicalement différentes. Dans Cinéma, Binguel est le fils d'un commerçant aisé et ne manque de rien sur le plan matériel. C'est l'atmosphère familiale, assez délétère, qui le pousse à délaisser l'école pour fréquenter la rue. La tyrannie du père, la haine de "Mère-Griefs", que Binguel croit être sa marâtre, la maladie incurable de Néné Goré, qu'il croit être sa mère, tous ces facteurs contribuent à sa fuite vers un espace qui lui semble plus prometteur. Mais c'est surtout sa relation avec Benté, son jeune mentor, qui le pousse à aller toujours un peu plus loin hors du droit chemin. Ce qui les unit est un parfait exemple de ce "désir triangulaire" que R. Girard décrit dans Mensonge romantique et vérité romanesque [9] : pris au piège d'une fascination confinant à l'idolâtrie face à son héros qui incarne à ses yeux le modèle de "caïd" qu'il rêve d'être, Binguel n'a pour se libérer d'autre issue que de rivaliser avec lui de la façon la plus définitive qui soit, c'est-à-dire en le tuant. Mais il suffit, symboliquement, que sa décision soit prise et sa main armée : loin de commettre le meurtre gratuit qu'il a projeté, il tue, en état de légitime défense, un bandit recherché dans tout le pays. Le récit se termine comme une histoire pour enfants. Le vaurien se transforme en héros justicier, acclamé de tous, et le livre se referme sur cette pirouette romanesque qui nous renvoie directement à son titre : nous sommes au cinéma, dans un monde de western et de héros invincibles où triomphe le Bien.
Très différente est l'histoire de Faustin. Si dans Cinéma nous n'assistons peut-être tout au plus qu'à la fameuse "crise d'adolescence" d'un individu qui ne tardera pas à retrouver des repères, dans L'aîné des orphelins il s'agit d'une tragédie, à la fois individuelle et historique. Faustin n'est dans la rue que parce que le génocide ne lui a pas laissé d'autre possibilité. Orphelin, survivant tant bien que mal d'expédients divers, il ne trouve pas a priori dans ce monde marginal le plaisir de l'aventure et l'excitation de l'interdit. Quant à son meurtre, celui d'un camarade de misère qu'il a trouvé couché avec l'une de ses jeunes soeurs, loin de faire de lui un héros, il le conduit tout droit à la prison et à la condamnation à mort. L'auteur renforce ici le caractère inéluctable du dénouement en inscrivant d'emblée son récit dans la prison où Faustin est incarcéré en attendant son exécution. Les trajectoires des deux héros sont ainsi diamétralement antithétiques, opposition qui renvoie, en termes psychanalytiques, à celle du principe de plaisir et du principe de réalité. Le second roman apparaît ainsi comme un démenti du premier : au mythe triomphant de l'enfant-sauveur succède la triste réalité de l'enfant condamné qui relègue définitivement les scénarios de l'enfance heureuse dans l'univers de l'impossible fiction.
Ce thème de l'enfance constitue donc, dans l'oeuvre de T. Monenembo, un fil directeur, souvent ténu ou secondaire, mais dont on peut observer le cheminement depuis ses premiers romans. Le personnage se charge de significations généralement dysphoriques en étant le témoin et la victime d'une évolution historique désastreuse. L'environnement familial porte ainsi un sens politique sous-jacent : ces mauvaises mères ne renvoient-elles pas à la Guinée qui a contraint Monenembo à l'exil, et tous ces mauvais pères ne sont-ils pas le reflet de ces "pères de la nation" (Sékou Touré entre autres) qui ont martyrisé l'Afrique après les Indépendances ? [10] Les topoi de l'enfance heureuse, s'ils ne sont pas totalement absents, se détachent sur fond de misère matérielle et affective, et appartiennent le plus souvent à un passé révolu. Ainsi, si nostalgie il y a, elle est plus profonde que celle qui émane généralement des récits d'enfance : elle est nostalgie de ce qui devrait être et non de ce qui a été, l'expression d'un manque fondamental et définitif. Elle dénonce par là même toutes les sociétés humaines qui, en privant leurs propres enfants de leurs droits fondamentaux, se privent elles-mêmes de leurs perspectives d'avenir collectif. En confiant finalement la narration à la voix de l'enfant, loin de désamorcer la charge subversive du récit, T. Monenembo réussit peut-être à en accentuer la portée : en convoquant chez le lecteur les archétypes de ce que Marthe Robert appelle la "mystique de l'enfance" [11] (association avec la pureté, la vérité, voire la divinité et le pouvoir magique du verbe ; archétypes de la transgression ; dialectique de l'élection et de l'exclusion, etc.), cette voix ne peut-elle en effet incarner, par opposition à l'adulte et indépendamment des actes mêmes des personnages, une contestation sans compromission et un refus sans compromis ?
Notes
[1] Paris, Seuil, 1997.
[2] Paris, Seuil, 2000.
[3] Soit elle apparaît comme l'époque même du bonheur et de la plénitude, non seulement grâce à l'environnement du sujet, mais aussi grâce à sa capacité intrinsèque à s'émerveiller, s'épanouir et évoluer de façon positive ; soit l'imaginaire en appelle au contraire aux archétypes du malheur et du mal, à travers les figures de l'enfant-martyr et du vaurien, souvent confondues par des liens de causalité en un même personnage.
[4] Paris, Seuil, 1986.
[5] Paris, Seuil, 1995.
[6] Paris, Seuil, 1993
[7] Entretien avec l'auteur, SEPIA, no. 25, 3ème trim. 1997, p.2-9.
[8] A partir de 1998, douze artistes (dix écrivains, un cinéaste et un plasticien) ont été invités en résidence à Kigali, dans le cadre du projet "Rwanda : Ecrire par devoir de mémoire" lancé par l'écrivain tchadien Nocky Djedanoum, également organisateur du festival annuel Fest'Africa de Lille. Les rencontres de Kigali et Butare, organisées par Fest'Africa 2000 du 27 mai au 5 juin ont clos ce travail collectif, dont la plupart des oeuvres ont été publiées.
[9] Paris, Grasset, 1980.
[10] Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si c'est seulement après avoir pu revenir en Guinée que T.Monenembo peut aussi revenir par la fiction dans son pays (que jusque là il n'avait jamais évoqué que de façon voilée, implicite) et y mettre en scène un enfant finalement triomphant.
[11] Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p.111.
Docteur en Littérature Générale et Comparée, Florence Paravy est spécialiste de littérature africaine francophone, qu'elle a notamment enseignée à l'Université de Paris III. Chargée de cours à l'INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales, Paris), elle participe à des travaux de recherches dans le cadre de l'APELA (Association pour l'Etude des Littératures Africaines), du LLACAN (Langage, Langues et Cultures d'Afrique Noire, Centre de recherches du C.N.R.S., Villejuif), etc. En 1999, elle a publié L'espace dans le roman africain francophone contemporain (Paris, L'Harmattan), étude des représentations et du symbolisme spatial dans un vaste corpus de romans francophones. Elle a également rédigé de nombreux articles, soit à destination du grand public, dans des revues telles que Jeune Afrique, soit dans divers ouvrages ou revues universitaires. Signalons par exemple : "Du théâtre au cinéma, de l'Europe à l'Afrique : La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt et son adaptation cinématographique par Djibril Diop Mambety" (in Frontières et passages : les échanges littéraires et culturels, Publications de l'Université de Rouen, 1999) ; "Images du travail dans la littérature d'Afrique francophone" (in "L'imaginaire", Les territoires du travail no. 5, Janvier 2000, Université d'Aix-Marseille I, Ed. CATEIS, Marseille) ; "Littérature africaine et altérité" (in Les champs littéraires africains, Editions Karthala, Paris, 2001) ; "Récits d'enfants, romans d'adultes : une écriture de la (ré)conciliation" (in Le sujet de l'écriture africaine, Publications de l'Université de Toulouse Le Mirail, 2001). |