Béatrice N'guessan-Larroux
Université d'Abidjan-Cocody
Je voudrais aborder la question de l'enfance par le biais de l'excision, dont je n'ai été témoin qu'indirectement, bien que je sois originaire d'un pays où elle est pratiquée[1]. La maigre expérience que j'en ai devrait suffire à montrer que la mutilation des petites filles était, même pour les populations étrangères à cette pratique, un sujet tabou. Il est vrai qu'il est difficile de parler d'une chose dont on ignore les motivations, le déroulement et la portée, surtout quand la question relève de l'intime. D'ailleurs, l'excision n'a pas toujours suscité l'intérêt qu'on lui porte aujourd'hui. Outre la pléthore d'écrits ou d'images sur la question (documentaires, messages publicitaires, articles de journalistes et de sociologues, et même compte rendus de procès) véhiculés en grande partie par le monde occidental, on peut lire des romans écrits par des romanciers issus des régions où l'excision est une pratique courante. Leurs discours peuvent être lus comme des paroles parmi d'autres.
Je tenterai donc, dans un premier temps, de confronter ma propre expérience avec le sort des petites mutilées présentées par ces romans. J'examinerai ensuite comment cette question du sort des excisées est abordée par le discours des romans, discours de fiction qui dans le cas de l'excision apparaît aussi comme témoignage.
PEURS ENFANTINES |
Lorsque j'interroge ma mémoire, me reviennent certaines peurs enfantines. J'ai notamment le souvenir de scènes brèves et brutales situées curieusement en milieu urbain, ce qui contribuait à leur donner un caractère plus insolite encore. Confrontée brièvement une fois par an[2], pendant les vacances scolaires que je passais dans une banlieue d'Abidjan, à ces scènes, je les trouvais inquiétantes, tant il paraissait inattendu et même terrifiant de voir des petites filles comme moi couvertes de kaolin. La foule de badauds qui regardaient passer ces fillettes comme des bêtes curieuses et l'explication très laconique des adultes -- "ce sont les petites filles à qui on a coupé le clitoris" -- accentuaient leur statut d'êtres à part. De plus, la menace : " Si vous n'êtes pas sages, c'est ce qui vous arrivera", qui accompagnait cette explication, générait toutes sortes d'angoisses et fonctionnait comme une épée de Damoclès. L'acte de couper le clitoris se trouvait, pour l'enfant que j'étais, associé à la faute. Et ces peurs traduisaient déjà la conscience d'une entité corporelle à préserver.
Un autre souvenir, plus tardif, renvoie à une scène de classe qui a eu lieu alors que j'étais en classe de première littéraire au lycée classique d'Abidjan (1976). Le thème de l'engagement était au programme avec comme texte d'appui pour la partie africaine "Chaka" de Senghor. Au chant deux du poème, notre professeur, de nationalité française, évoqua l'excision, voulant sûrement établir un rapprochement avec la mention "Chaka l'initié". Une partie de la classe éclata de rire, l'autre se rengorgea. C'est alors qu'une fille, une seule, le visage tordu de colère et de haine, se dressa et nous traita tous de sales et de moins que rien. Il est inutile de décrire l'atmosphère de gêne chez les rieurs dont je faisais évidemment partie et l'incompréhensible démarche altière de cette jeune fille (dont il faut préciser l'origine malinké) pendant les jours qui ont suivi cette scène.
Plus tard, j'ai établi le lien entre les premières scènes traumatisantes et mes lectures : nous étions, ces excisées et moi, d'une certaine manière logées à la même enseigne. Mes peurs allaient trouver un écho dans celles des excisées des oeuvres de fiction. Quant au rejet des autres par la jeune fille excisée, il trouverait lui aussi explication et légitimation dans les romans.
Je me limiterai ici au roman ivoirien, particulièrement au personnage de Salimata des Soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma et à Malimouna de Fatou Keïta, dans Rebelle, qui se livrent à leur corps défendant à l'exciseuse[3]. J'ajoute à ce corpus un passage tiré du roman Le Zéhéros n'est pas n'importe qui du guinéen Williams Sassine : "Mais tandis que la circoncision donnait lieu à des réjouissances publiques comme les baptêmes, l'excision s'entourait de cérémonies silencieuses comme une chose honteuse."[4] Qu'il soit écrit par un homme ou une femme, assumé par le point de vue d'une femme (cas de Salimata), d'un petit garçon (cas de Birahima dans Allah n'est pas obligé) ou encore par celui d'un narrateur omniscient (celui de Rebelle, du Zéhéros n'est pas n'importe qui), le discours sur l'excision reste assez constant.
LE DISCOURS DE L'EXCISION |
La plupart des discours sur l'excision des petites filles s'accordent sur la soumission aux parents et au discours social. L'opération est évidemment imposée. Elle ne va pas sans appréhension, voire rébellion. Celle-ci peut prendre la forme d'une moue boudeuse comme celle d'un refus catégorique. Telle est la réaction du personnage dans le roman de Fatou Keïta. Devant le bruit assourdissant accompagnant un contingent de futures jeunes excisées, prise d'un malaise, Malimouna, huit ans, déclare brusquement à sa mère : "Je ne veux pas passer cette épreuve", et les arguments de sa mère n'auront point d'effet dans un premier temps sur sa détermination. Bien au contraire : "Elle s'était réfugiée dans un coin en boudant"[5]. Toutefois, si elle échappe en fin de compte, miraculeusement, à l'exciseuse, ce n'est dû ni à son refus, ni à un changement d'attitude de ses parents. L'avis d'une petite fille ne compte pas : elle doit se soumettre. D'ailleurs, le plus souvent, l'excision est infligée malgré la rébellion : c'est le cas, dans le même roman, de la petite Noura, onze ans, morte à Paris pour s'être débattue pendant l'excision.
L'excisée paie toujours un lourd tribut légitimé le plus souvent par des considérations métaphysiques, mais en réalité les séquelles de cette opération dangereuse sont graves. Ainsi, dans Les Soleils des Indépendances, Kourouma fait de la mutilée, une "handicapée" à vie. La stérilité consécutive à l'excision de Salimata s'accompagne certes d'un doute planant sur la capacité à procréer de son mari Fama. Mais cette stérilité n'en demeure pas moins un handicap qui empêche une vie harmonieuse au sein de la société. La situation est analogue, dans Allah n'est pas obligé, pour Bafitini, mère de Birahima dont la vie se confond avec la souffrance dès sa sortie de l'aire de l'excision :
Le jeune narrateur, en montrant le contraste entre la jeune fille joyeuse et pleine de vie et l'infirme qu'elle est devenue à la suite de son excision souligne le prix fort payé par les femmes à des rites traditionnels. La forte hémorragie et la mort à laquelle elle échappe au prix d'un gros handicap sont considérés comme tribut annuel à payer au génie de la brousse.
Que l'on songe au narrateur des Soleils évoquant l'exemple de Moussogbê et de Nouna, excisées non revenues du champ de l'excision, "non pleurées parce que considérées comme des sacrifices pour le bonheur du village". La douleur et les risques de mort légitiment les angoisses des mères dans la phase pré-opératoire même si fierté et intégration à la société sont au bout du rituel.
Un parallèle s'impose alors avec l'équivalent masculin de l'excision, la circoncision. La nécessité d'affronter l'excision ou la circoncision érige la douleur et tout ce qui s'y apparente en loi. Il n'est pas superflu de rappeler que certains narrateurs de Kourouma constatent un goût prononcé pour le sang ainsi que l'acceptation de la douleur chez les Malinkés. D'où la confrontation à cette loi dès l'enfance, traduite au mot près par cette phrase caractérisant la situation de la mère de Birahima et la sienne propre avant leur mutilation respective :
Plus loin, concernant Birahima :
Mais le discours du narrateur d'Amkoullel l'enfant peul, ou encore celui de l'Enfant noir, sont sans ambiguïté. L'inquiétude des parents concerne surtout une défaillance humiliante du garçon, la circoncision étant considérée à la fois comme une épreuve qualifiante, décisive et glorifiante. On se doute que les longs sanglots ultérieurs de la mère sont un prolongement de la douleur ressentie sur l'aire de l'excision et la caractérisation d'"enfant sans peur ni reproche", le résultat de l'opération effectuée sur l'aire de la circoncision.
L'excision des filles est infiniment plus risquée et ses conséquences plus dramatiques, même si les deux rites participent d'un même fond culturel. C'est dans les Soleils que cette expérience est rendue de la façon la plus poignante. L'amalgame de la douleur, de la couleur, du sang ajouté aux cris et aux hurlements répétés de Salimata rendent ce passage particulièrement saisissant :
Décrire |
En tant que mise en scène de la douleur, l'excision exige une stratégie opératoire. Celle-ci consiste à sortir dans un premier temps l'opération d'un cadre quotidien. Le défilé des petites filles couvertes de kaolin (comme celles de mon enfance) marque cet éloignement du quartier ou du village au profit d'un nouvel espace (souvent la forêt) sous la conduite de l'exciseuse, elle aussi métamorphosée par du kaolin et assistée de vieilles personnes recrutées pour maintenir l'ordre, une fuite étant toujours envisageable du côté des petites filles.
Les récits s'accordent pour dire l'épouvante devant la lame et la douleur occasionnée par la coupure. Salimata "se casse" de douleur avant de s'effondrer. Le narrateur des Soleils prend soin de souligner l'atmosphère angoissante ainsi que les sentiments et sensations diffus qui accompagnent la mutilation de l'héroïne. La description s'emploie, par le biais d'une métaphore, à personnifier le circuit de la douleur dans le corps. On comprend alors que des auteurs aient pu lui donner un visage à travers le système de l'anthroponymie.
On voit également avec cet exemple-ci que la bravoure s'exprime à travers le chant. Ailleurs, la profondeur de la morsure dans la kola glissée dans la bouche peu avant l'opération atteste la vaillance des enfants. Les larmes, les sanglots ou parfois la mort clôturent enfin l'opération.
La figure de l'exciseuse |
Personnage central du rituel, l'exciseuse reste à la périphérie de certains romans, mais devient personnage essentiel dans d'autres. Anonyme dans le premier roman de Kourouma, les quelques caractérisations qui lui sont attribuées définissent seulement sa place au sein de la société malinké. Femme de forgeron, elle est aussi qualifiée de "grande sorcière". Son appartenance à la caste des forgerons l'assimile au maître du fer, du feu et fait d'elle un personnage très puissant au regard des valeurs de la société. Son prestige prend fin avec son anonymat dans Allah n'est pas obligé où elle est qualifiée de " sorcière " et associée à des valeurs négatives. Dans un premier temps l'exciseuse est liée à la distinction ethnique entre Bambaras (groupe auquel elle appartient) et Malinkés ; ensuite elle se voit attribuer des qualificatifs négatifs :
Ces informations à caractère didactique, outre leur valeur intertextuelle (elles sont un clin d'oeil aux "paléos" de En attendant le vote des bêtes sauvages[12]), invitent de facto à une disqualification du personnage que confirmera par la suite son nom. L'anthroponyme "Moussokoroni", qui signifie mot à mot "vieille femme", a partie liée avec le personnage terrifiant, sorte de mère primitive, représentant le mal appelé "Wanzo" dans le mythe Dogon[13]. En circoncisant à l'aide de ses dents l'enfant, Moussokoroni introduit par ce geste le mal dans le sang humain et donne ainsi une origine aux menstrues de la femme. Il apparaît par conséquent nécessaire de circoncire ou d'exciser l'enfant pour le débarrasser du "Wanzo". Symbole du mal et de l'impureté, Moussokoroni est celle qui coupe et donc celle par qui le sang coule.
Dans le roman de Fatou Keïta, Rebelle, l'exciseuse de Boritouni porte aussi un nom prémonitoire. Elle se nomme Dimikèla, ce qui signifie la souffrance, la douleur. Il serait donc permis d'assimiler Moussokoroni et Dimikèla à cet autre personnage du récit de jeunesse de Fatou Keïta, Soubagamousso, la voleuse de sourires[14]. Le geste violent de Moussokoroni l'apparente à une "soubagamousso", une sorcière donc, et enlève toute gaîté à l'enfant. J'en veux pour preuve tous ces pleurs et sanglots de petites filles excisées :
Le souvenir de l'excision marque de manière indélébile les jeunes filles qui l'ont subie et les conduit à revivre indéfiniment ce traumatisme.
La mise en mémoire |
Des récits analeptiques disent l'éternel retour de la douleur, la rendant vivace et intemporelle. Les souvenirs de Salimata ponctuent des scènes du présent en répétant celles du passé, tels des leitmotiv. Ainsi, la scène du sacrifice du coq rappelle celle de l'excision et les souvenirs se forment autour du couteau à la lame recourbée, du sang, du raidissement suivi de la mort violente du coq, alors que le regard appuyé du marabout Abdoulaye rappelle celle du viol. Ainsi toute agression est vécue par Salimata comme un viol tandis que tout objet tranchant s'associe à la mutilation. C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre l'agression des mendiants au chapitre quatre et l'effarouchement de Salimata devant le couteau que dégaine Fama à la gare routière. Marquée à jamais par l'épreuve qu'elle a subie, elle ne réussira pas à l'effacer de son esprit.
Un autre type de mise en mémoire conduit certaines anciennes excisées à associer leur excision à une réussite sociale et morale. Fières de l'opération qu'elles ont subie et farouches dans leur détermination à faire subir l'opération à leur progéniture. Cette attitude à rebours de la première revêt un aspect commémoratif. On la trouve dans l'attitude de Fanta l'excisée, lors du face à face qui l'oppose à la non excisée Malimouna, d'où s'en suivra la mutilation précipitée et mortelle de sa fille. On peut aussi mettre cette fierté en rapport avec le comportement de notre camarade de classe dans la scène que j'ai racontée. Prises dans l'étau des traditions, les filles de certaines ethnies semblent par avance condamnées.
Existerait-il une porte de sortie pour retourner au "Royaume d'Enfance" selon l'expression chère à Senghor ?
LE NOUVEAU DISCOURS DE L'EXCISION |
Alors que les auteurs du passé considéraient souvent l'excision comme un rite bien établi dont il n'y avait pas grand chose à dire, les romanciers et romancières contemporains proposent un autre point de vue en prises sur le débat d'idées de l'époque contemporaine qui s'accommode mal des mutilations sexuelles infligées aux femmes. Ainsi, le discours de Fatou Keïta est sans équivoque. En affichant comme titre "REBELLE", en ouvrant et fermant le récit par l'échec d'une excision, l'auteur propose un discours dont le sens se veut univoque. Ce que confirme sa dédicace " À ma mère, une Femme... ". Le refus catégorique de la mutilation à huit ans, l'auto-bannissement du village témoignent pour Malimouna, alors âgée seulement de quatorze ans, d'un désir de faire face à " Sa vérité, Sa réalité". Plus tard, rejointe par son passé, la jeune femme s'accroche encore à ses principes. " Sa réalité" passe par le dévoilement de secrets, un dévoilement aux allures de confession qui scande le récit et participe d'un mouvement structurant. Trois secrets qui appartiennent à différents espaces se partagent l'incipit, le noeud et l'explicit du récit. L'épisode de Boritouni livre le secret de la non excision de la petite fille à la mère et au premier mari. Paris est le lieu de l'aveu à l'amie Fanta. Les secrets prennent fin à Salouma, la capitale, avec l'aveu au mari et au public. On constate une progression qui va du monde clos du village à celui ouvert des différentes capitales. Et cette ouverture se trouve encore amplifiée par les médias. Par ailleurs, le ratage délibéré de l'excision par Dimikèla, suivi de sa fuite, et donc se son impunité, sonnent le glas de cette pratique. La menace de prison suspendue sur les villageois favorables à la mutilation, parachève ce "déclin". C'est à leur tour d'avoir peur de l'émasculation symbolique que leur inflige l'action militante de l'AAFD (l'Association d'Aide à la Femme en Difficulté). Il reste à des associations analogues bien des défis à relever pour venir à bout de l'enfance confisquée.
Si la répétition et la mise en avant de certains thèmes (la douleur, le sang, la couleur rouge...) au fil des oeuvres de Kourouma leur assure une certaine cohésion, un changement semble s'opérer autour d'un autre thème en relation avec les précédents : celui de l'initié. La chute des grands princes, qui étaient aussi de grands initiés, s'explique certes politiquement. La confrontation avec le parcours de personnages autrement qualifiés (les non circoncis que les Malinkés nomment "bilakoros") révèle cependant un discours qui sanctionne négativement un monde désormais révolu. L'échec de Fama le héros du premier roman de Kourouma résulte d'une inaptitude à concilier valeurs anciennes et valeurs modernes, le savoir des initiations s'avérant inopérant ; la situation est identique pour Djigui, dernier roi de Soba qui, devant son impuissance face au colon incirconcis, convertit ses défaites en "monnew", en outrages et défis[16].
Revenons au personnage féminin pour constater, dans Monné outrages et défis[17], la "carrière" fulgurante de Mariam, une enfant "des pans de boubous" du roi Djigui. Sa non excision et son origine douteuse n'ont nullement été un frein à ses mariages réussis même s'ils sont raillés par sa communauté à laquelle appartient le narrateur. Elles lui ont même permis de militer audacieusement pour l'avènement de l'indépendance. Membre du Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A) opposée aux travaux forcés et emprisonnée alors pour résistance, ce personnage féminin se trouve par conséquent promu au rang d'héroïne au même titre que des personnages politiques et charismatiques comme Touboug et surtout Houphouët. Rappelons que ces derniers sont eux aussi traités par les Keïta d'incirconcis du sud[18]. On remarquera également, du côté masculin, la revanche des bilakoros sur l'initié Koyaga, dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Ils participent à la chute de l'initié qu'est le dictateur Koyaga. La promotion du bilakoro (l'enfant non circoncis et donc non initié) est symptomatique d'un discours neuf qui prend ses distances par rapport à l'initiation. Cependant la révolte des incirconcis n'est pas dans cet ouvrage une revendication du droit à l'enfance ; elle est plutôt affirmation d'un pouvoir des enfants-bilakoros sous-estimé par les anciens[19]. En lisant, dans Allah n'est pas obligé, l'odyssée libérienne de Birahima, l'ancien bilakoro, on est amené à s'interroger sur la légitimité de sa place dans cette galère qu'est la guerre.
Dédramatisation, redramatisation |
La narration n'a plus besoin d'insistance pour décrire l'excision ou même la circoncision. Les descriptions tragiques de l'excision et du viol dans le premier roman de Kourouma font place, dans Allah n'est pas obligé, à la simple suggestion plus économique. Williams Sassine, dans Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, s'interroge en une seule phrase sur le silence honteux qui entoure l'excision. L'atmosphère dramatique qui entourait les rituels cède la place à la dérision. Voici comment le narrateur décrit une scène amoureuse :
Plus loin face à un coiffeur que le narrateur croit reconnaître :
Pourtant l'ironie à fonction désacralisante ne se sépare pas du discours sérieux. Ce même Bassirou explique sa lente reconversion, de circonciseur en boucher, puis en coiffeur, par l'identique action de couper, seul l'objet soumis à la lame tranchante subissant une transformation. La scène se clôt avec la remise du couteau au narrateur par Bassirou en personne. Ce geste pourrait signifier la fin probable d'une pratique ancienne.
Pour revenir à Kourouma, dans Allah n'est pas obligé, l'accent mis sur le festin qui accompagne la circoncision opère un recadrage non plus sur l'initié mais sur l'enfant de rue qu'est Birahima. L'initiation s'en trouve désacralisée. Par ailleurs, l'insistance comique sur la "démarche" de la mère infirme ou encore sur sa sexualité enlève quelque peu au tragique de la situation. La dédramatisation de la mutilation, marque d'une distance par rapport à une pratique multiséculaire, s'amplifie avec la place accordée, dans l'espace de la guerre, à une exciseuse et un groupe de fillettes, enfants-soldats, en attente d'excision. Alors que la première figure d'exciseuse, Moussokoroni, devait ses caractéristiques à la société dont elle était issue[22], la deuxième semble une construction factice du narrateur sans modèle dans le référent social. On peut néanmoins voir dans le nom attribué au personnage : Soeur Hadja Gabrielle Aminata, un nom qui associe trois religions - et, d'une certaine façon, les annihile par équivalence - une forme de monstruosité ; on peut aussi interpréter les caractéristiques de cette exciseuse affublée d'une kalachnikov, comme un travestissement de l'exciseuse initiale. Le grade de "colonel" attribué à Soeur Gabrielle Aminata pour avoir excisé un millier de fillettes dans le passé rappelle le titre de "champion" conféré à Bassirou dans Le Zéhéros n'est pas n'importe qui de Sassine. Ces titres ironiques traduisent un renversement de l'ordre du monde dont le travestissement rend bien compte. C'est dans cette optique que l'on peut comprendre les honneurs rendus à soeur Gabrielle Aminata lors de ses funérailles. L'emprunt du rituel de la confrérie des chasseurs "dozos" par d'autres chasseurs, les "kamajors" libériens, est en effet un artifice pour célébrer avec éclat la fin d'un monde déjà perverti[23]. En revanche, la mort des deux exciseuses dans Allah n'est pas obligé peut être interprétée comme une sanction qui apparaît pour la première fois dans les récits de Kourouma. Elle ne résout pas pour autant la question des fillettes abandonnées dans cette guerre. Dans cette reprise du thème du monde renversé si cher à Kourouma, l'enfant-soldat livré à lui-même se cherche une place. Il croit la trouver dans une courageuse prise de parole, inversant le vieux schéma qui réserve la parole et le point de vue à l'adulte. Il raconte alors, au nom de tous les enfants (filles et garçons confondus), l'inénarrable horreur d'une guerre absurde dont il est l'otage. Il reste l'otage également des adultes comme par le passé lorsqu'il allait courageusement affronter la loi du couteau. L'enfant s'arroge le titre de narrateur et se veut aujourd'hui à la fois témoin et dénonciateur d'un monde en déliquescence.
Bien que le roman soit, par définition, un texte de fiction, son discours sur l'excision, qu'on le veuille ou non, a des allures de document. Il est structuré pour instruire, même s'il offre par endroits un discours oblique, une manière de rendre compte de l'extrême complexité d'un sujet à la fois ancien et moderne. Aussi, lorsque l'auteur Kourouma lance au cours d'une interview à propos d'Allah n'est pas obligé : " Tout ce qui est dit dans cet ouvrage est vrai" (intervention de septembre 2000 à la librairie Ombres Blanches de Toulouse), il inscrit l'enfant d'Afrique dans la lignée de la littérature de témoignage, comme s'y intègrent les récits d'adultes sur l'excision des fillettes aujourd'hui placées sous les feux de l'actualité.
Notes
[1] Grosso modo toute la région du nord et du nord-ouest de la Côte d'ivoire. Je suis du sud de la Côte d'Ivoire.
[2] Entre 1963 et 1966.
[3] Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970 ; Fatou Keïta, Rebelle, Abidjan, Paris, Nouvelles Editions Ivoiriennes/Présence africaine, 1998.
[4] Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, Présence africaine, 1985, p. 71.
[5] Fatou Keïta, op. cit., p. 18.
[6] Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé, Paris, Seuil 2000, p. 19 et p. 21.
[7] A. Kourouma, Allah, p. 22. C'est nous qui soulignons.
[8] Ibid., p. 37. C'est nous qui soulignons.
[9] Kourouma, Soleils, pp. 31-32.
[10] Kourouma, Soleils, p. 35.
[11] Kourouma, Allah, p. 23.
[12] Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998.
[13] Germaine Dieterlen, Essai sur la religion Bambara, cité par Gilbert Durand in Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1984, pp. 219 -221.
[14] Fatou Keïta, La Voleuse de sourires, Abidjan, NEI, 1996.
[15] Fatou Keïta, Rebelle, p. 26.
[16] Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, Paris Seuil, 1990.
[17] Expression signifiant que l'enfant est pris sous la protection de Djigui.
[18] Ibid., pp. 225 -259.
[19] Voir mon article "Un cas de transposition : le blakoro", in Transposer,Traduire, Transcrire, Colloque de L'APELA, Montpellier, septembre 2OO1, actes à paraître.
[20] Sassine Williams, Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, p. 71.
[21] op. cit. p. 177.
[22] Supra, p. 6.
[23] Kourouma, Allah, pp.194 -202. On pourra confronter cette coïncidence de la fin d'une époque avec celle du personnage, et celles de la fin de Fama (Soleils) et de Djigui ( Monné) avec leurs mondes respectifs.
Béatrice N'guessan-Larroux est née en 1956 en Côte d'Ivoire. Titulaire d'un Doctorat en littérature française, elle enseigne à l'Université d'Abidjan depuis 1985. Ses principales publications portent sur Louis Aragon et sur des questions d'esthétique romanesque. Depuis quelques années elle s'intéresse au roman africain contemporain et notamment�à la question de l'enfant comme sujet littéraire. Parmi ses�dernières publications : "L'enfance revue par la littérature négro-africaine d'expression française", in Bourlinguer avec l'enfance, Toulouse, Bulletin de la STEC No 204-207, 1997-98 ; "Kourouma à la croisée des chants" in Musiques et littératures d'Afrique Noire, Cerpanac Montpellier, 2001 ; "Un cas de transposition : le blakoro", in Transposer, traduire, transcrire, Colloque international de l'APELA 2001, actes à paraître. |