Amadou Koné
Georgetown University
La vie de l'enfant africain aujourd'hui s'inscrit dans une tragédie pire encore que celle des adultes. Car l'enfant participe malgré lui à la vie et à la mort et quelquefois est amené à incarner la plus vicieuse des guerres : la guerre civile. Ahmadou Kourouma a consacré, avec juste raison son dernier roman[1] à ce thème de l'enfant-soldat, l'enfant désespéré au point de ne pouvoir vivre et survivre que pour participer à la tuerie la plus horrible jusqu'au jour où il est tué lui-même. Au-delà du roman, et au regard de la réalité des enfants africains d'aujourd'hui qui nous oppresse et nous tourmente, j'ai essayé de me rappeler mon enfance, l'enfance de tous ceux de ma génération. L'abîme qui sépare les souvenirs, la réalité de mon enfance et la réalité vécue par la majorité des enfants de l'Afrique actuelle explique peut-être assez clairement ce qui ne peut être considéré comme une fatalité. Le rapprochement entre les deux enfances devrait permettre à ceux qui croient, ou font semblant de croire, que la guerre et les enfants soldats sont un élément de la culture africaine, de comprendre que les facteurs extérieurs transforment les hommes et que ces enfants qui participent aux soulèvements politiques violents, aux guerres ethniques, ne sont pas différents des enfants qui vivent douillettement dans les pays européens et en Amérique du Nord et qui dans les mêmes circonstances seraient contraints de se transformer eux aussi en enfants soldats.
Pour ma génération, les jeunes Africains des colonies françaises d'Afrique noire nés dans les années 50, l'enfance fut, à mon avis, le temps des rêves à réaliser et des espoirs à concrétiser. Je ne crois pas me tromper en disant que c'est un sentiment, même diffus, qui habita chacun de nous et expliqua notre foi en l'avenir et notre enthousiasme à réussir. Nous n'avions aucun doute qu'avec le travail nous pouvions réussir.
Je n'ai pas connu, à proprement parler, les exactions coloniales, le travail forcé et les autres humiliations que vécurent mes parents ou mes frères aînés. Il est probable que, pendant ce que les colonisateurs appellent pacification, c'est à dire pendant les guerres coloniales et de résistance à la colonisation, les enfants subirent les conséquences de la guerre. Mais une fois l'Afrique conquise et vivant sous la domination coloniale, les enfants africains ne furent pas réduits à une vie de démoralisation. Les textes littéraires qui décrivent l'enfance dans les temps coloniaux ne sont pas des textes de désespoir. L'Enfant noir de Camara Laye[2], qui reste l'archétype du roman africain de l'enfance, décrit un enfant heureux. Qu'il soit à Kouroussa avec ses parents, à Tindikan avec sa grand'mère ou à Conakry dans la ville coloniale, Laye est un enfant épanoui, curieux d'apprendre et de réussir. Il y a chez lui un indéniable enthousiasme pour comprendre sa société traditionnelle autant que la société nouvelle qui est en train de se mettre en place et dans laquelle il a conscience qu'il jouera un rôle un jour. Qu'on ait reproché à Camara Laye d'avoir omis de parler de la situation coloniale peut être compréhensible. Mais ce qui est remarquable ici est que le livre décrit, d'une façon qui nous paraît réaliste, l'enfant dans une société traditionnelle où malgré la colonisation il se sent en grande sécurité grâce aux structures communautaires. Certes, le nouveau système d'éducation, l'école, qui entrave son éducation traditionnelle trouble l'enfant à certains égards. Il a le sentiment de perdre progressivement l'identité ethnique traditionnelle. La nouvelle éducation ouvre cependant de stimulantes perspectives. Un nouveau monde est en train de naître et il n'échappe ni aux parents ni à l'enfant qu'il sera l'un des acteurs principaux dans ce monde en gestation.
Dans un autre roman de l'enfance de la même époque, Climbié[3] la colonisation apparaît autrement plus clairement. Les exactions des colonisateurs et la servitude de la société coloniale sont nettement décrites. A l'école par exemple, l'enfant est humilié s'il parle sa langue. Il doit porter un " symbole " d'infamie. Cependant, tout comme L'Enfant noir, Climbié n'est absolument pas un roman du désespoir. L'enfant y aborde la vie avec enthousiasme, espoir. Il imagine qu'un monde nouveau est à faire et que c'est à lui et aux autres enfants de conquérir les outils pour bâtir ce nouveau monde.
Ces romans décrivent les enfants de la génération de nos pères.
Ma génération à moi est celle des enfants nés dans les années cinquante, c'est a dire quelques années avant l'indépendance qui survint en 1960 pour la plupart des pays africains. Ces années étaient celles du rêve et du bonheur, un bonheur intense que même les enfants ressentaient, je crois. L'Afrique était victorieuse. Elle avançait inéluctablement vers l'indépendance. Le travail forcé était aboli, les brutalités coloniales avaient cessé dans la plupart des pays. La TSF avait envahi les campagnes et dans notre plantation de café, les nouvelles nous parvenaient au milieu de la forêt. J'avais une pléthore de héros : mes parents, bien sûr, qui nous entretenaient de l'Afrique traditionnelle, des héros ancestraux mythiques. Mon père me racontait l'histoire de mon aïeul Fanhikroi, tombé dans la période coloniale entre Bobo Dioulasso et Banfora[4] ; il me racontait l'épopée des hommes d'honneurs de l'histoire africaine, l'épopée des grands cultivateurs. S'imposaient aussi à moi de nouveaux héros mythiques qui s'appelaient Houphouet-Boigny, Amani Diori, Ouezin Coulibaly, Léopold Senghor, Modibo Kéita, Kwamé Nkrumah, Gamal Abdel Nasser, Hailé Sélassié 1er. Ils avaient vaincu la colonisation, l'humiliation, les souffrances. Ils conduisaient leur peuple vers le bonheur. Avant même que je n'aille à l'école et n'apprenne la langue française pour comprendre ce qui se disait, mon grand frère, instituteur, se chargeait de traduire les actualités à toute la famille. C'était pendant ses séjours dans notre plantation de café. Le soir, après le repas, nous écoutions la TSF et mon frère traduisait et commentait l'actualité. Pour moi, cette actualité était un autre conte, une autre épopée peuplée de héros vivants dont j'entendais la voix sur la TSF. Ces personnages promettaient un avenir lumineux à l'Afrique et il n'y avait aucune raison de douter de leur parole.
Mon expérience en tant qu'enfant dans une plantation de café de la Côte d'Ivoire est certainement différente de celle de beaucoup d'enfants africains de l'époque. Cependant, je ne crois pas me tromper en affirmant que nous, les enfants africains de cette époque, vivions avec enthousiasme la prise en mains du destin du continent par ses fils.
Concrètement, les sentiments qui m'animaient étaient confirmés par la réalité. Les campagnes étaient sûres, calmes et les paysans avaient de l'espoir pour leur travail et leurs enfants. Le président Houphouet Boigny décrétait que dans une dizaine d'années, il n'y aurait plus de taudis en Côte d'Ivoire. Mon frère eut du mal à traduire le mot taudis. Il finit par dire que toutes les maisons seraient couvertes de tôles et seraient faites de briques et non plus de terre battue. Je me demandais si nos cases confortables de la campagne étaient des taudis. Les villes nouvelles étaient attrayantes. Elles étaient entourées de cacaoyers et de caféiers. La campagne, calme et poétique touchait encore aux villes. Celles-ci étaient vues comme des lieux permettant de faire rapidement fortune, des lieux d'acquisition du nouveau savoir et des lieux de plaisir aussi. Elles allaient se développer, s'embellir. Les aspects négatifs de la ville n'étaient pas encore sensibles. Houphouet n'avait pas pensé à quelque chose de plus terrible que les taudis : les bicoques de tôle rouillée des bidonvilles.
Une chose qui me paraît importante à souligner, c'est le sentiment que même si j'avais conscience qu'il y avait des inégalités sociales, je ne doutais pas que tous les enfants aient les mêmes chances à l'école et donc dans l'avenir. A l'école primaire, nous recevions tous les mêmes fournitures scolaires, nous portions tous la culotte et la chemisette kaki. Au collège, quand il n'y avait pas d'internat comme à Grand Bassam, chaque enfant venant d'ailleurs était confié à un tuteur, un ami ou une connaissance de sa famille. A onze ans, je me retrouvai chez un ami de ma famille. Il m'était évidemment difficile de quitter mes parents pour vivre avec des gens que je ne connaissais pas. Mais à cette époque, l'hospitalité traditionnelle avait aussi cours dans les villes et j'ai été très humainement traité dans cette famille d'accueil. J'ai raconté dans Les Frasques d'Ebinto[5] les vies des élèves du collège à Bassam. Dans ce roman il apparaît très clairement qu'au-delà de la distinction des classes sociales chaque enfant avait le sentiment très net que grâce à son travail tous les espoirs lui étaient permis. Au lycée, à Abidjan, j'étais à l'internat comme la grande majorité des élèves venant de la province. Cette vie d'interne était idéale pour les études. Nous n'avions aucun autre souci que de travailler. Notre vie était faite du travail de classe, de l'étude surveillée du soir, de sport et d'autres loisirs comme le cinéma et le théâtre. Le samedi, il y avait des autobus qui transportaient ceux qui voulaient sortir. C'était une vie de privilègié. Il est important de souligner que la focalisation sur nos études n'émoussait pas notre curiosité de la situation politique, plus précisément de la passionnante actualité qui se déroulait pratiquement sous nos yeux. L'indépendance était acquise et nous nous sentions psychologiquement libres et croyions fermement que l'avenir était à nous.
L'université était une institution nouvelle en Afrique. Les étudiants constituèrent une classe de privilégiés. L'origine sociale de chacun de nous n'avait pas d'importance. Nous étions auréolés de la connaissance que nous acquérions et de la future fonction que chacun de nous allait inévitablement exercer dans la société. L'horizon était dégagé. La majorité d'entre nous reconnaissait cette situation de privilégiés. Nous habitions des cités universitaires confortables. Nous avions des bourses d'études dont certaines, comme les bourses de l'Ecole Normale Supérieure, étaient supérieures à des salaires de fonctionnaires.
Cette situation de l'élève et de l'étudiant que j'ai décrite est peut-être spécifique à la Côte d'Ivoire. On pourrait aussi penser qu'avec le temps, j'ai tendance à idéaliser mes souvenirs. Je crois néanmoins que j'essaie ici de décrire ce que je ressentais à l'époque. Mais même dans des pays moins bien nantis économiquement, je crois que la situation se rapprochait de celle-là. Il y avait peut-être moins d'écoles, moins d'élèves, moins d'étudiants ; les bourses étaient peut-être moins importantes. Mais pour l'essentiel les conditions de l'enfant et de l'adolescent étaient celles d'un privilégié et l'avenir de la jeunesse africaine semblait radieux. Je me rappelle une phrase de l'ambassadeur de France en Côte d'Ivoire qui, me remettant un prix littéraire, m'avait dit qu'être Africain et jeune était une bénédiction. Il avait ajouté qu'en France la jeunesse n'avait pas les opportunités qui s'offraient à nous en Côte d'Ivoire et en Afrique. J'étais quelque peu incrédule : comment ma situation pouvait-elle être enviée par de jeunes Français. Plus tard j'ai compris ce qu'il voulait dire.
Les enfants et les adolescents de ma génération ont vécu les temps de l'optimisme, et des opportunités positives. Je crois que nos espoirs étaient conformes aux possibilités que nous croyions réelles et que nous croyions nos pays capables de réaliser. Nous croyions fermement être les agents de cette réalisation. Nous avons vécu les temps du possible.
Cet " âge d'or " que j'ai décrit n'était peut-être pas généralisé dans toute l'Afrique. Assez tôt, après les indépendances, certains pays ont connu de graves crises et des enfants et adolescents ont dû en partir. A l'université d'Abidjan, j'ai rencontré de jeunes Guinéens qui certainement ne voyaient pas l'époque qu'ils vivaient comme un moment de paix et d'opportunité. Près de la cité universitaire où je logeais avait été construite une cité pour les enfants du Biafra où la guerre avait éclaté. Nous étions particulièrement sensibles à la situation de l'apartheid en Afrique du sud, en Rhodésie, et aux guerres coloniales qui continuaient dans plusieurs pays africains encore colonisés. Mais notre optimisme venait de ce que l'Histoire irréversiblement avançait vers la libération totale de l'Afrique et que les Africains, après des siècles, allaient enfin avoir la maîtrise de leur destin et allaient avancer à grands pas vers le progrès.
Cette jeunesse dont je parle n'aurait jamais pensé à former des gangs pour contrôler la rue. Cette jeunesse n'aurait pas imaginé un instant avoir à se transformer en enfants soldats pour mener des " guerres tribales " . Cette jeunesse pensait aussi que l'Afrique progresserait vers la démocratie. J'ai eu la chance donc de vivre une enfance et une adolescence dans une Afrique où prenaient fin, pour toujours, pensions-nous, les siècles de désespoir.
La jeunesse actuelle, celle des gangs de la rue, celle des soldats de douze ans, celle des déscolarisés, révoltés et des étudiants désillusionnés n'a plus d'espoir, n'a plus de repères, ne croit plus avoir de futur. La jeunesse africaine d'aujourd'hui connaît l'aigreur, l'amertume et l'écoeurement. Elle peut aisément comparer les villas de luxe et les bidonvilles. Et la grande majorité sait qu'elle n'a aucune chance d'accéder aux villas, ni aux voitures rutilantes. Elle se croit sacrifiée par des politiciens véreux. Même ceux qui ont la chance d'aller à l'université ne croient plus à l'avenir. Cette jeunesse sans illusion a de la rancoeur. Elle croit savoir qui sont les responsables d'un échec qui leur paraît inévitable. Il y a des gens pour faire croire à ces jeunes qu'ils connaissent les responsables de cette situation. Cette jeunesse qui n'a rien à perdre, qui n'a plus les valeurs traditionnelles perdues et n'a pas acquis les valeurs des sociétés modernes telles que la démocratie et la justice sociale, cette jeunesse, sans même le savoir, se livre à la politique du pire : le nihilisme. Et les plus condamnables sont ceux qui, de Brazzaville à Abidjan, de Freetown, Monrovia à Mogadiscio, manipulent cette jeunesse au lieu de lui donner ce dont elle a le plus besoin, ce que les jeunes de ma génération ont eu la chance d'avoir.
Ce que nous avons eu, c'était l'espoir, le rêve, l'imagination :la possibilité de combiner et de réaliser en paix toutes les opportunités positives qui sont l'essence de la jeunesse et qui ne demandent qu'à être exploitées pour le bien de l'individu et de la communauté.
Notes
[1] Ahmadou Kourouma. Allah n'est pas obligé. Paris : Editions du Seuil, 2000.
[2] Camara Laye. L'Enfant Noir. Paris : Plon, 1954.
[3] Bernard Dadié. Climbié. Paris Seghers, 1956.
[4] J'ai raconté l'épisode de la mort de Fanhikroi dans mon roman Jusqu'au seuil de l'Irréel. Abidjan : Les Nouvelles Editions Africaines. 1976.
[5] Amadou Koné. Les Frasques d'Ebinto. Paris : Ceda, 1975.
Amadou Koné est originaire de la Côte d'Ivoire. Il a enseigné la littérature africaine à l'Université Nationale de Côte d'Ivoire (Abidjan) pendant une quinzaine d'années avant de s'établir aux Etats Unis d'Amérique où il a d'abord enseigné à Tulane University (New Orleans). Il est actuellement professeur de Littérature et d'Etudes Africaines à Georgetown University (Washington, DC). Amadou Koné a publié des essais, notamment Du récit oral au roman (Abidjan : Ceda, 1980), et Des Textes oraux au roman moderne : étude sur les avatars de la tradition orale dans le roman ouest-africain (Frankfurt : IKO Verlag, 1993). Il est également dramaturge: 'Le Respect des morts' [1974] et 'De la Chaire au Trône' [1975] (Paris: Hatier, 1980). Romancier, il a publié notamment Le Pouvoir des Blakoros (Abidjan : Nouvelles éditions africaines, 1980-1982), Prix de La Fondation Léopold sedar Senghor, et Les Frasques d'Ebinto [1975] (Paris : Hatier, 1980). Son dernier roman, Les Coupeurs de têtes (Saint-Maur [France] : Sepia-Ceda, 1997) a obtenu le Grand Prix Littéraire de la Côte d'Ivoire en 2000.
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