Jean-Marie Volet
University of Western Australia
Du récit des Croisades de Villehardouin aux témoignages sur le Rwanda de Véronique Tadjo en passant par les campagnes napoléoniennes évoquées par Victor Hugo et les commentaires de Voltaire sur la révocation de l'Edit de Nantes, l'univers des lettres françaises témoigne de pillages, de massacres, de guerres saintes et de conflits fratricides dont un des résultats les plus probants est d'avoir lancé sur les routes de l'Histoire un flot ininterrompu de réfugiés. Le but de cette étude est de retrouver leur trace dans le roman d'expression française du vingtième siècle.
Dans un premier temps, la base textuelle Frantext qui regroupe 470 romans publiés de 1900 à nos jours a été interrogée et le mot "réfugiés" y a été découvert 219 fois, dans une soixantaine de romans : réfugiés quittant le nord de la France, réfugiés russes, espagnols, polonais, algériens, un cortège d'hommes, de femmes et d'enfants de toutes nationalités qui défilent au gré des citations et évoquent la petite histoire de l'Europe à ses heures les plus sombres. Bien sur, cette cohorte de réfugiés est loin d'être homogène. On y trouve aussi bien des gens partis à la hâte sans rien emporter que des émigrants plus fortunés et même un certain nombre de personnages qui ne sont pas à proprement parler des réfugiés -- homonymie oblige -- tels ces enfants ayant trouvé refuge dans un angle de la cours de récréation pour cacher leur honte[1] ou ces prisonniers français réfugiés dans une chambre pour lire ou jouer aux cartes.[2] De plus, les réfugiés qui apparaissent de loin en loin dans les romans répertoriés par Frantex privilégient certains temps forts de l'Histoire de France, la deuxième guerre mondiale en particulier. D'autres décades sont par contre ignorées. Relevons par exemple que le dernier ouvrage de Frantex qui mentionne le mot "réfugiés" date de 1996[3] alors que le sort de ces derniers a polarisé l'attention des Francais et du reste du monde au cours de ces dix dernières années.
La décision d'élargir le champ littéraire de cette étude au-delà du stock de Frantext s'est donc imposée et dans un deuxième temps, nous avons inclus dans notre étude un certain nombre d'auteurs périphériques. Si l'on s'en tient à l'échantillon d'auteurs canoniques proposé par Frantext, les réfugiés qui y sont mentionnés ne sont guère plus que des figurants auxquels on ne témoigne qu'une compassion éphémère. Ils sont convoqués d'un mot et rejetés rapidement comme touche de réalisme, comme si l'image débilitante du réfugié exprimait une inaptitude essentielle à s'élever au rang de personnage principal.
Par contraste, les auteurs du second groupe proposent une image des réfugiés, des rescapés et des déplacés en tous genres[4] beaucoup plus développée. Ils imaginent des personnages auxquels on s'intéresse et avec lesquels il est possible de s'identifier. Certes, la notion de réfugiés est encore associée aux désillusions des perdants et des bannis, mais l'accent est moins mis sur leur vulnérabilité que sur leur aptitude à survivre en dépit de la précarité de leur situation. L'ouvrage de l'auteur et calligraphe chinois François Cheng qui a reçu le prix Fémina en 1998 pour Le dit de Tianyi[5] en fournit un bel exemple. Ce roman évoque la destinée d'un artiste chinois qui rentre en Chine après un court séjour en France. Témoin des scènes d'horreurs insoutenables qui accompagnent l'arrivée des Japonais en Chine en 1937, du "désordre indescriptible"(p.50) de l'exode, de la révolution culturelle et de la vie dans les camps, il affirme avec angoisse mais sans jamais se résigner :"Je savais que mon destin serait d'errer".(p.255)[6]
Le livre de Cheng propose une analyse du point de vue de celui qui arrive en France plutôt que de celui des Français qui voient des réfugiés arriver. Il montre aussi que la notion de réfugiés est fort aléatoire car elle se confond avec maintes autres catégories. L'idée qu'on se fait des réfugiés fluctue avec les modes et avec les époques. Elle a tendance à se métamorphoser pour se fondre tour à tour avec celles d'étrangers, d'exilés, d'émigrants, de sans papiers, etc. Cette flexibilité de la langue permet dès lors d'évoquer les réfugiés sans utiliser ce mot.[7] Différents contextes, différentes situations socio-historiques et différents foci conduisent les romanciers à utiliser des termes différents pour décrire des situations similaires. Dans les Les Fils d'Avrom, Roger Ikor[8] préfère par exemple le mot d'émigrants à celui de réfugiés pour témoigner du destin d'un jeune réfugié russe d'origine juive fuyant les pogromistes de l'ère tsariste. Comme dans le roman de Cheng, le mot "réfugiés" n'apparaît quasiment jamais[9] mais il aurait très bien pu être choisi par l'auteur pour situer son personnage tant au tournant du siècle qu'en 1942:
Aux yeux de qui et dans quel contexte le réfugié devient-il un émigrant, un exilé ou un simple étranger? On ne trouvera pas de réponse définitive à cette question dans les pages qui suivent car le problème fondamental des réfugiés et de leur représentation littéraire ne semble pas tant se situer au niveau du vocabulaire qu'à celui d'une perception de l'autre et de soi-même dans le cadre de relations socio-économiques et humaines complexes, instables et fluctuantes.
Les premières vagues de réfugiés à atteindre la France au tournant du vingtième siècle sont surtout constituées de Juifs fuyant les pogroms de la Russie tsariste et de quelques révolutionnaires bolcheviques. On retrouve ces réfugiés russes en France, mais aussi dans les pays limitrophes comme la Suisse où, nous dit Roger Martin du Gard dans Les Thibault (1933),[10] certains se sont installés parmi les marchands de bois et de charbon:
Noyés dans la masse des étrangers et des autochtones, ces réfugiés se distinguent somme toute assez peu du reste de la population mais lorsque la première guerre mondiale éclate en 1914, le concept de réfugiés est immédiatement réactualisé pour désigner les Français, les Belges et les habitants qui doivent quitter la zone des combats. Barbusse (1917)[11] les évoque à une occasion dans son roman Le Feu et il montre que ces réfugiés ne se distinguent guère de ceux qu'on imagine de nos jours. A un ou deux détails près, le lecteur d'aujourd'hui n'a aucune peine à imaginer la scène décrite par Barbusse et il emboîte facilement le pas aux Poilus qui arrivent dans un village inconnu où ils doivent cantonner:
Le grand âge de la personne qui s'exprime a son importance. Alors que dans cet affrontement de l'Europe contre elle-même, les hommes en âge de servir sont mobilisés et partent au front à l'été 1914, les femmes, les enfants et les vieillards d'un certain nombre de villes et de villages sont évacués vers l'arrière. Bien qu'il mette résolument l'accent sur ceux qui montent au front plutôt que sur les civils qui sont évacués, Maurice Genevoix évoque ce chassé-croisé d'individus "errant en quête d'un gîte, portant avec eux leur fortune, humbles et mal reçus, comme des réfugiés"(p.439) dans Ceux de 14[12]).
Au terme d'une interminable guerre des tranchées, les combats prennent fin. Comme le suggère Roger Martin du Gard dans Vieille France[13] (1933), quelques réfugiés s'installent définitivement là où ils se trouvent alors que la majorité des autres rentrent chez eux ou décident d'émigrer ailleurs:
Lorsque Marcel Arland publie L'Ordre en 1929[14], le souvenir de la Grande Guerre est encore présent à tous les esprits mais le cortège de réfugiés associé à la révolution russe donne lieu à de nouvelles associations d'idées ; les réfugiés ne viennent plus de Lille ou de Cambrai mais des milieux aristocratiques de Moscou ou Saint Petersbourg[15] :
Romain Gary[16] offre un aperçu de la vie des réfugiés russes en France dans un épisode de La Promesse de l'aube décrivant la mère du narrateur essayant de vendre sa "vieille argenterie russe" pour survivre avec son fils lors de son arrivée à Nice:
"Elle" est russe, et il y a une ironie certaine dans les derniers mots de ce passage qui soulignent que si le réfugié a dû laisser son pays derrière lui, il n'en a pas pour autant abandonné ses préjugés, ceux-ci recoupant souvent les images stéréotypées du pays où il a trouvé asile. Etre réfugié ne signifie pas nécessairement avoir une attitude compréhensive et désintéressée vis-à-vis des autres, pas plus, d'ailleurs, qu'il ne sous-entend le contraire. Les réfugiés sont par nature aussi divers que le reste de la population et ils ne s'en distinguent en rien en termes d'honnêteté, de sociabilité ou de moralité. Mais la sagesse populaire ne fait pas le détail et quelque soit leur appétit, les réfugiés d'alors, comme ceux de 1940 mentionnés par Mohrt dans Vers l'ouest[17] ou ceux d'aujourd'hui, sont soupçonnés de manger le pain du bon peuple :
L'étranger est toujours suspect aux yeux des bourgeoisies locales et il n'est pas difficile d'imaginer que les réfugiés soient accusés de tous les vices et de tous les crimes à la première occasion. Bernanos en témoigne dans Un crime (1935)[18]:
A la même époque, Paul Morand exprime lui aussi de manière à peine voilée cette relation entre la criminalité et les étrangers, qu'une frange importante de la population considère comme un dogme. Prenant l'Angleterre comme un exemple à suivre, Morand écrit à la page 88 de son roman Londres (1933)[19] : "aujourd'hui l'Angleterre est fermée aux émigrants, aux travailleurs étrangers, et même aux réfugiés politiques". Dix pages plus loin, comme pour souligner le contraste de l'Angleterre avec son pays, la France, l'auteur écrit :
La "fâcheuse note exotique" (p.52) que Morand associe aux réfugiés prend un tour beaucoup plus positif dans Le Piéton de Paris (1939) de Léon Paul Fargue[20]. Ce dernier évoque avec sensibilité et humour le mélange de nationalités qui se retrouvent dans la Capitale. De plus, il ne distingue plus guère les réfugiés russes de tous ceux qui fréquentent la Rotonde ou la Coupole, "deux académies de trottoir où s'enseigne la vie de bohème, le mépris du bourgeois, l'humour et la soûlographie" (p.111) :
Alors que les réfugiés russes marquent l'imaginaire de l'entre deux guerres et les Années Folles, la montée du fascisme, du nazisme et enfin la Guerre d'Espagne[21] qui éclate en 1936 modifie à nouveau l'image du réfugié, non seulement dans la littérature mais aussi dans la pensée populaire. Le gouvernement français tergiverse, les volontaires communistes volent au secours de la liberté menacée et s'engagent aux côtés des Républicains contre la dictature. Le décor est planté pour une nouvelle tragédie. La guerre civile espagnole fait rage. Les civils pris de panique fuient les combats mais ils ne sont pas épargnés et des milliers d'entre eux forment un flot de réfugiés intérieurs dont Malraux témoigne dans L'Espoir (1937)[22] :
Cette fuite des populations espagnoles terrorisées par l'aviation italienne et allemande qui les mitraille le long de la route côtière d'Alméria signale le début d'une nouvelle stratégie militaire visant à prendre les populations civiles pour cible afin de déstabiliser l'ennemi. Ce harcèlement des populations civiles allait être répété ad nauseum par toutes les armées depuis lors, des bombardements de Londres à ceux de l'Afghanistan en passant par Hiroshima et le Vietnam. Depuis plus d'un demi siècle, il n'est pas d'année où l'on ne pourrait trouver un exemple qui fournît un contexte approprié à la phrase d'Hervé Bazin: "Les avions ennemis rôdent [...] et les réfugiés se recroquevillent dans leur peau, s'incrustent sous les moindres mottes"[23].
Et la guerre d'Espagne est perdue pour les Républicains. Des milliers de personnes gagnent la frontière. Parmi elles, Jorge Sempún qui, encore adolescent, évoque cet épisode de sa vie dans Adieu, vive clarté ...[24]:
La fuite des républicains espagnols vers la France ou les Amériques n'était qu'un avant-goût des exodes massifs auxquels on allait assister dans le reste de l'Europe. La deuxième guerre mondiale était à la porte et le flot des réfugiés allait reprendre de plus belle, en France comme dans tous les pays envahis par les armées allemandes[25]. Comme l'écrit Antoine de Saint Exupéry dans Pilote de Guerre (1942)[26] en évoquant l'année 1940:
Cette vision froide et insensible aux tragédies individuelles vécues par les réfugiés et à leurs émotions exprime la vision du pilote qui, de ses hauteurs, ne perçoit plus bien l'humanité des individus qui fourmillent au dessous de lui, collés à la glèbe ; mais elle souligne aussi l'impuissance des réfugiés confrontés à des événements sur lesquels ils n'ont pas prise. Comme en 14, mais cette fois-ci à beaucoup plus grande échelle, partir signifie quitter sa demeure sans trop savoir où l'on va aboutir.
A ceux qui fuient l'avance des armées s'ajoutent tous ceux qui tentent d'échapper aux rafles et aux déportations. Cortège lamentable d'individus au futur incertain, avançant de ferme en ferme, souvent livrés aux autorités sans autre forme de procès comme on l'apprend à la lecture du Vin de Paris de Marcel Aymé[27]:
ou alors délesté de leur fortune par quelque passeur occasionnel qui, comme le jeune Maurice mentionné par Joseph Joffo dans Un sac de billes,[28] profite de l'occasion pour gagner de quoi vivre:
L'antisémitisme qui domine la pensée populaire de l'époque et qui favorise la délation, rend la situation des familles juives plus précaire encore. C'est dans des centaines d'agglomérations que se rejoue la scène d'écrite par Jacques Lanzmann dans Le Têtard[29] :
Brioude n'est en rien différente du reste de la France. Les réfugiés forment un raz de marée humain déferlant sur "la France libre". Ces déplacements de populations affectent toutes les couches de la société française, ceux qui fuient comme ceux qui voient arriver ces réfugiés et les hébergent pour un temps. Les écoliers que mentionne Éric Ollivier dans L'Orphelin de mer... ou les Mémoires de monsieur Non[30] ne sont qu'un exemple:
L'armistice de 1942 précipite de nouveaux départs vers Londres et surtout les Amériques alors que d'autres réfugiés évoqués par Michel Tournier dans Le Roi des aulnes[31] rentrent chez eux :
Loin de mettre un terme au flot des réfugiés et des D.P. (les personnes déplacées, comme on les appelait alors), la fin de la guerre marque la recrudescence d'un mouvement migratoire sans pareil dont il n'est pas certain qu'on ait fini de ressentir les effets un demi -siècle plus tard - le sort des réfugiés palestiniens est là pour nous le rappeler. Dans sa Lettre à mon chien, François Nourissier[32] évoque à merveille l'héritage de cette période agitée et ses séquelles:
Dans l'affairisme de l'après-guerre, la France n'est pas de reste et l'honneur d'avoir été invitée à la table des vainqueurs lui donne un instant l'impression que le drapeau tricolore va à nouveau flotter aux quatre coins du monde et dans ses colonies. C'est qu'elle ne comptait pas avec le volonté de ses "sujets" d'Outre-Mer de s'émanciper, de secouer le joug de la colonisation et d'accéder à l'indépendance. Il s'ensuivit une intense activité de l'armée française associée au souvenir de massacres sanglants et de cuisantes défaites, d'abord au Vietnam puis en Algérie à la fin des années cinquante.
A cette époque, le mot "réfugiés" prend un sens différent selon que l'on se trouve du côté des indépendantistes et des "fellaghas" ou de celui des métropolitains et des "pieds-noirs". Pour ces derniers, immortalisés par Michel Déon dans son ouvrage La Carotte et le bâton[33] (écrit au cours des années 1950), "L'Algérie était française" et "sur le terrain l'armée avait gagné la guerre"(p.10). Pour eux, le mot réfugiés évoque surtout les victimes des attentats perpétrés par les forces indépendantistes, des victimes qui ont été chassées de chez elles:
Quinze ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, le mot "réfugiés" rime alors en France avec celui de "rapatriés" dont il n'est qu'une variante propre aux développements politiques hexagonaux de l'époque. Alors que 150 000 Harkis - Algériens musulmans armés ou civils, restés fidèles à la France pendant la guerre d'Algérie - se font massacrer faute de pouvoir se réfugier en France après les accords d'Evian[34], des milliers de français des colonies rentrent "chez eux", contraints et forcés lorsque la France perd l'Algérie, au début des années 1960. Comme l'exprime un des personnages de Michel Droit dans Le retour[35] :
Vous êtes un vrai rapatrié, vous. Hélas, la plupart de ceux qu'on appelle pudiquement des rapatriés ne sont, en réalité, que des réfugiés. (p.21)
Certains de ces réfugiés-rapatriés ont tôt fait de se réintégrer dans la société métropolitaine, mais pour beaucoup, ce retour est pavé de douleurs, de regrets et de frustrations:
Du côté des Algériens, le mot "réfugiés" évoque bien sûr une toute autre histoire dominée par les exactions de l'armée française et son incroyable brutalité vis à vis des populations locales. Les réfugiés ne représentent pas un groupe bien défini d'individus expulsés de chez eux mais une myriade de civils et de maquisards confondus qui essayent d'échapper aux ratissages, aux exécutions sommaires et aux bombardements aveugles en se réfugiant aux alentours de leurs villages. L'armée étant incapable de savoir sous quel masque se cache l'ennemi - ces fellaghas insaisissables - toute la population est présumée coupable par le simple fait d'appartenir au peuple algérien. Azzedine Bounemeur évoque ces années sombres dans Cette guerre qui ne dit pas son nom[36] :
L'histoire de l'Algérie se répète dans le reste de l'Afrique, marquée par les Indépendances et le recul progressif de la France - et des autres puissances coloniales -, un retrait par ailleurs très illusoire dans "le pré carré de la France" car les services secrets réussissent là où l'armée régulière a échoué : en l'espace de quelques années tous les dirigeants africains "récalcitrants" sont mis au pas, exilés ou assassinés. Les coups d'état se succèdent et les dictatures s'installent. Le roman africain des années 1970 et 80 s'offre comme une longue litanie d'abus de pouvoir, d'exécutions sommaires, d'exactions en tous genres sur un fond de guerre froide. Les réfugiés qu'on y rencontre sont aussi bien les opposants aux régimes dictatoriaux qui réussissent à s'enfuir de leur pays que les victimes apolitiques des guerres intestines que se livrent à distance le bloc communiste et le monde "libre" en armant l'Afrique jusqu'aux dents. L'épisode suivant, tiré d'Un jour au grand soleil sur les montagnes d'Ethiopie[37] de Pius Ngandu Nkashama, est sans conteste un cas de figure:
Le roman des années 1990 évoque le coup de grâce porté à l'Afrique par de nombreux ajustements structuraux qui saignent à blanc le continent et le précipitent dans l'anarchie, la guerre et une misère sans précédent. Dans ce contexte, le mot réfugiés évoque avant tout les malheureux qui s'entassent dans des camps de fortune en Afrique ou ailleurs, à 80% des femmes et des enfants que les pays riches tentent de maintenir à l'écart et d'oublier. On les voudrait très loin, mais comme le relève Véronique Tadjo dans son ouvrage L'Ombre d'Imana Voyages jusqu'au bout du Rwanda[38]:
Le Rwanda n'est qu'un exemple parmi d'autres et la tragédie vécue par les habitants d'un endroit illustre le sort des réfugiés de partout ailleurs : Somalie, Irak, Sierra Leone, Kossovo, Mozambique, Afghanistan, Angola, la liste est sans fin. Dans ce sens, Marie Aimable Umurerwa témoigne aussi bien d'une époque que d'un lieu particulier dans son ouvrage intitulé Comme la langue entre les dents[39] :
Au seuil du vingt et unième siècle, les réfugiés que l'on retrouve au détour de la littérature d'expression française témoignent d'un monde occidental prompt à condamner les victimes de son propre développement économique et à prendre les réfugiés pour bouc émissaire car - pour parodier Nourissier, cité plus haut - "rien, aux yeux des vainqueurs surtout, ne ressemble plus à une crapule qu'une victime". Thsiala, la narratrice de l'ouvrage éponyme de Dia Kassembe[40] en témoigne:
L'ignorance, la peur, le mécontentement ou la mauvaise foi sont de mauvais guides et les propos de ceux qui essaient de dire une autre histoire sont dénigrés ou ignorés, surtout lorsqu'ils rejettent les analyses simplistes et les généralisations hâtives. Au nombre de ceux-là, ceux qui demandent que l'on distingue les innocents des coupables avant de les condamner. Marie Béatrice Umutesi offre un bon exemple dans son ouvrage Fuir ou mourir au Zaïre, le vécu d'une réfugiée rwandaise[41]:
De nos jours les réfugiés fuient aussi bien un univers politique corrompu qu'une crise économique sans précédente mais les réfugiés qui ont droit à la sympathie de l'Occident demeurent - tradition oblige - les réfugiés politiques, c'est-à-dire les victimes des exactions d'un quelconque gouvernement tyrannique. Les autres, les réfugiés économiques, restent suspects. Comme l'écrit Natalie Etoké dans Un Amour sans papier[42], on les soupçonne d'abandonner leur patrie "aux soins des politicards stipendiés qui l'on rendue exsangue"(p.55). Mais on sent bien que dans la conjoncture actuelle, la faute est moins du côté de ceux qui partent que du côté de ceux qui les chassent de chez eux à grand renfort de bombardements ou de réajustements structurels qui ont pour corollaire la faim, la misère et le massacre des populations civiles.
Le profil des individus correspondant à l'image typée du "vrai" réfugié reflète à la fois une vision de l'altérité héritée du passé, et des préoccupations propres aux événements qui marquent ce moment de l'Histoire. Toutefois, l'hétérogénéité issue de ce syncrétisme est plus immédiate qu'essentielle. Au delà de la représentation des réfugiés à différentes époques, dans différents conflits et dans différents projets de sociétés, il semble aussi possible d'envisager une sorte de principe plus fondamental. Quel que soit le sens du mot "réfugiés" véhiculé par la rumeur publique ou par les édiles politiques, ce mot désigne toujours un moment de la vie d'une personne souvent mal délimité, mais qui ne va pas durer toujours. Dans ce sens, le vieux de Barbusse et les lycéens d'Ollivier vivent une expérience similaire. De même, l'écart qui sépare le réfugié algérien qui ne parcourt que quelques centaines de mètres pour se réfugier dans le lit d'un ravin afin d'éviter les bombes, et le réfugié russe qui parcourt des milliers de kilomètres avant d'arriver à Nice ou à Genève n'est peut-être pas aussi grand que celui qu'on l'imagine. Certes l'un va retourner chez lui dans l'heure ou les jours qui suivent alors que l'autre restera peut-être éloigné de son pays pendant plusieurs années, ou pour toujours (que sa maison ait été complètement détruite, le régime mis en place dans son pays d'origine implacable à son endroit, ou encore qu'il préfère se fondre dans la communauté où il a trouvé refuge en en adoptant la langue, les habitudes et le mode de vie, comme Yankel ou les vieux Belges de Martin du Gard), mais l'un comme l'autre abandonneront en fin de compte leur statut de réfugiés. C'est que l'état de réfugiés est incompatible avec l'idée de sédentarisation, de recommencement, d'adaptation ou d'intégration à un nouveau milieu. Le réfugié ne fait que passer et quelles que soient les circonstances qui conduisent à sa disparition - qu'il s'assimile ou qu'on l'expulse - cette disparition est inéluctable.
La notion de réfugié semble aussi irréconciliable avec l'idée de réussite et de succès, tant pour l'individu qui réussit que pour le témoin de cette réussite. Accéder à la notoriété implique de manière implicite l'abandon d'un statut qui s'accorde mal à la maîtrise de son environnement. Le jeune Henri Troyat arrivant en France à l'âge de neuf ans avec ses parents d'origine arménienne est un réfugié typique : ils fuyaient les bolchéviques, "parlaient russe, mangeaient russe, vivaient russe et rencontraient toute une série de problèmes d'immigrés russes"[43]. En contraste, le romancier de renom élu à l'Académie française quarante ans plus tard[44] n'en porte plus la marque, même si son intérêt pour la Russie de sa prime enfance influence encore son écriture. De Nathalie Sarraute à Malika Mokeddem en passant par Milan Kundéra, Mongo Beti et une pléiade d'autres écrivains, on pourrait citer maints auteurs pour qui l'étiquette de réfugiés semble aujourd'hui tout à fait inadaptée bien qu'ils soient arrivés en France - ou qu'ils aient dû s'y établir - dans des conditions qui la justifierait pleinement. L'instant où le réfugié se transforme en "citoyen ordinaire" est loin d'être facile à déterminer et il n'est pas certain que l'obtention d'une carte de séjour quelconque ou d'une naturalisation marque ce moment libératoire. François Cheng le montre[45]:
Dans la mesure où trouver refuge marque la fin des pérégrinations d'un individu - incapable de reculer et ne sachant pas très bien dans quelle direction avancer - "être réfugié" représente paradoxalement la première étape d'un exorcisme, d'une négation de l'état même de réfugié . Toutefois, comme le montre Cheng, cette clôture n'est pas synonyme d'une libération de l'esprit.
Il y a quelque chose de subjectif dans la relation que nous établissons entre différents lieux, et cette relation détermine en partie dans quelle mesure nous nous considérons comme "de passage" ou "bien établis" à un endroit donné, indépendamment de ce que nous découvrons dans le regard et dans le discours d'autrui. Etre un réfugié s'apparente à un état d'esprit aussi bien qu'à un état de fait et ce n'est peut-être pas un hasard si l'un des ouvrages de Frantext qui mentionne le plus souvent le mot "réfugiés"[46] - L'Or de la république de Jean Duvignaud[47] - ne met pas en scène un réfugié au sens ordinaire du terme mais Rufus, un enfant de la balle qui parcourt l'Europe en tous sens depuis "[cet] après-midi de 1915, lorsque l'on vint saisir les roulottes du cirque peu après la mort d'Occam junior"(p.80) :
La littérature française du vingtième siècle propose un grand nombre d'instantanés où l'on distingue, en arrière plan, le long cortège de réfugiés qui ont parcouru le siècle. L'Histoire, plus que les romans qui les considèrent souvent comme des personnages secondaires nécessaires à un simple effet de réel, nous éclaire sur les raisons qui ont poussé tant d'individus sur les chemins de l'exil. Toutefois, dans la littérature, comme dans le monde "réel", les réfugiés sont prisonniers de l'éphémèrité de leur état et ce n'est souvent qu'au moment où ils ont réussi à se défaire d'une étiquette lourde à porter qu'on les invite à table d'hôte. Alors seulement, victorieux et assimilés, ils sont sommés de dire leur histoire. Reste à savoir si c'est encore l'histoire des réfugiés qui nous parvient alors?
Je remercie mes collègues Denis Boak et Hélène Jaccomard de leurs conseils et suggestions.
Notes
[1] George Duhamel. Le Notaire du Havre. (1933). Dans Chronique des Pasquier. T.1. Paris Mercure de France, 1948. p.77.
[2] Francis Ambrière. Les Grandes vacances. Paris: Editions de la nouvelle France, 1946, p.62.
[3] Si l'on ne tient pas compte de la phrase " Autour du général Espagne, les officiers s'étaient réfugiés pour la nuit dans l'église d'Essling" de P. Rambaud publiée dans La bataille (Grasset) en 1997, p.72, c'est dans le roman de J. Rolin, L'Organisation publié en 1996 chez Gallimard, p.104 que l'on trouve la mention la plus récente du mot "réfugiés": "C'est à Ardoyne, au terme de nos pérégrinations dans les quartiers catholiques les plus proches du centre, que nous avons passé notre première nuit à Belfast, dans une salle de classe de l'école de la Sainte-Croix transformée en centre d'accueil pour réfugiés". (Recherche faite le 6 mars 2002)
[4] "'Déplacés' était le nouveau terme conventionnel pour désigner les anciens réfugiés"(p.95) écrit Grâce-Emanuelle Peh dans Maudit soit le jour... Abidjan: Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2000.
[5] François Cheng. Le dit de Tianyi. Paris: Albin Michel, 1998.
[6] Entretien avec François Cheng par Catherine Argand Lire, décembre 2001 / janvier 2002 [https://www.lire.fr/entretien.asp/idC=38351/idR=201/idG=8]
C.A. : N'avez-vous jamais regretté d'être resté en France
au terme des deux années pour lesquelles une bourse vous avait
été accordée, alors que la Chine allait cadenasser ses
frontières?
F.C. : Vers la fin des années cinquante, oui j'ai été pris
de découragement. Je ne savais pas que la Chine serait fermée
hermétiquement. Alors que je m'adonnais à l'art poétique
depuis l'âge de dix-sept ans, j'étais dans l'impossibilité
de me livrer à une création personnelle. Ni en français
puisque je ne possédais pas suffisamment bien cette langue, ni en
chinois faute d'avoir la possibilité de me replonger dans la
réalité de mon pays. J'étais en perdition aussi bien sur
le plan matériel que sur le plan de l'esprit. Je n'avais pas de
diplômes valables et pas encore de métier. Ma culture d'origine et
l'art chinois n'avaient pas alors la notoriété qu'ils ont
aujourd'hui.Puis, petit à petit, immergé dans cette terre
d'accueil et initié à cette nouvelle langue, j'ai
éprouvé l'ivresse de renommer les choses à neuf comme au
matin du monde."
[7] Il n'est qu'à lire ce passage du
roman de Grâce-Emanuelle Peh. Maudit soit le jour. Abidjan:
Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2000 :
"Des organismes d'aide se déclarèrent [...] prêts à
intervenir auprès des déplacés. `Déplacés'
était le nouveau terme conventionnel pour désigner les anciens
réfugiés" (p.95)
[8] Roger Ikor. Les Fils d'Avrom. Les Eaux mêlées précédé de La greffe de printemps. Paris: Albin Michel, 1955.
[9] Si ce n'est dans un passage qui relate le retour de Yankel à Paris, après la Libération. "Ils trouvèrent l'appartement de la rue des Francs-Bourgeois entièrement vidé de ses meubles, entièrement pillé ; tout l'outillage à casquette avait disparu. En revanche, un type était là, avec un lit cage et des caisses à savon en guise de mobilier; il se prétendait réfugié et le prit de haut avec l'ancien occupant" Ikor. Les Fils d'Avrom..., (p.593).
[10] Roger Martin du Gard. Les Thibault. Oeuvres complètes 2, Paris: La Pléiade, 1955.
[11] Henri Barbusse. Le feu, Journal d'une escouade. Paris: Flammarion, 1917.
[12] Maurice Genevoix, Ceux de 14. [La boue (1921)] Paris: Flammarion, 1950.
[13] Roger Martin du Gard. Les Thibault. Oeuvres complètes 2, Paris: La Pléiade, 1955.
[14] Marcel Arland. L'Ordre. Paris: Gallimard, 1929.
[15] Emigration russe et soviétique entre les deux guerres vers la France [https://census.ined.fr/demogrus/atlas/migrusse/], [https://www.ac-grenoble.fr/college.ugine/parcours/pop2/Russie.html]
[16] Romain Gary. La Promesse de l'aube. Paris: Gallimard, 1960.
[17] Michel Mohrt. Vers l'ouest. Souvenirs de jeunesse. Paris: Orban, 1988.
[18] Georges Bernanos. Un crime. (1935) dans Georges Bernanos - Romans. Paris: Plon, 1994.
[19] Paul Morand. Londres. Paris: Plon, 1933.
[20] Léon Paul Fargue. Le Piéton de Paris suivi de D'Après Paris. Paris: Gallimard, 1939.
[21] Malraux et l'Espagne. [https://www.france.diplomatie.fr/culture/france/biblio/folio/malraux/06.html]
[22] André Malraux. L'Espoir. (1937). Oeuvres complètes, vol .2 Paris: Gallimard, 1996.
[23] Hervé Bazin. La tête contre les murs. Paris: Grasset, 1949, p.374.
[24] Jorge Semprún. Adieu, vive clarté .... Paris: Gallimard, 1998.
[25] Annette Jacquemet. Bibliographie sur la seconde guerre mondiale. [https://www.ac-versailles.fr/cdi/etab/bonnelles/guerre.htm]
[26] Antoine de Saint Exupéry. Pilote de Guerre. New York : Editions de la Maison française, 1942.
[27] Marcel Aymé. Le vin de Paris. (1947) Paris : Gallimard, 1988.
[28] Joseph Joffo. Un sac de billes. (1973) London: Routledge, Twentieth Century Texts, 1989.
[29] Jacques Lanzmann. Le Têtard. Paris : L.G. F, 1988.
[30] Éric Ollivier. L'Orphelin de mer... ou les Mémoires de monsieur Non. Paris: Gallimard, 1982.
[31] Michel Tournier. Le Roi des aulnes. Paris: Gallimard, 1970.
[32] François Nourissier. Lettre à mon chien. Paris: Gallimard, 1975.
[33] Michel Déon La Carotte et le bâton. (1960) Paris: La Table Ronde, 1980.
[34] Qui sont les harkis? [https://www.chez.com/justiceharkis/]
[35] Michel Droit. Le retour. Paris: Juillard, 1964.
[36] Azzedine Bounemeur. Cette guerre qui ne dit pas son nom. Paris: L'Harmattan, 1993.
[37] Pius Ngandu Nkashama. Un jour au grand soleil sur les montagnes d'Ethiopie. Paris: L'Harmattan, 1991.
[38] Véronique Tadjo. L'Ombre d'Imana Voyages jusqu'au bout du Rwanda. Arles: Actes Sud, 2000.
[39] Marie Aimable Umurerwa. Comme la langue entre les dents.Paris: L'Harmattan, 2000.
[40] Dia Kassembe. Thsiala l'enracinée - Du Kuanza à la Seine. Roissy-en-Brie: Editions Cultures Croisée, 2001.
[41] Marie Béatrice Umutesi. Fuir ou mourir au Zaïre, le vécu d'une réfugiée rwandaise. Paris: L'Harmattan, 2000.
[42] Natalie Etoké dans un Amour sans papier. Paris : Editions Cultures croisées, 1999.
[43] "Un écrivain 'maudit' : Henri Troyat". Le magazine littéraire ndeg.74 (nd). [https://www.henri-troyat.fr.fm]. Propos recueillis par Jean Kaminsky "Connaissant vos origines russes, quel est votre rapport avec la Russie ?
Henri Troyat : Comme mes parents fuyaient les bolchéviques, je suis arrivé en France à l'âge de 8 ans. Je suis allé au lycée français, j'ai donc été plongé en pleine France dès le plus jeune âge. A la maison, mes parents parlaient russe, mangeaient russe, vivaient russe et rencontraient toute une série de problèmes d'immigrés russes, ce qui fait que je me suis retrouvé très jeune à cheval entre deux cultures et c'est grâce à cela que j'ai pu me forger une sorte de Russie intérieure dans laquelle j'aime à me promener de temps à autre....
[44] ibid.
[45] François Cheng. Le dit de Tianyi. Paris: Albin Michel, 1998.
[46] Treize fois (Frantext) [https://frantext.inalf.fr/].
[47] Jean Duvignaud. L'Or de la république. Paris: Gallimard, 1957.
Jean-Marie Volet est Chargé de Recherche (ARC QEII Fellow) à l'Université de Western Australia, Perth. Il partage son temps entre sa recherche sur la lecture, Mots Pluriels et la mise à jour du site Lire les femmes écrivains et la littérature africaine francophone. Quelques articles récents ou en cours de publication: "La Lecture ou l'art de réinventer le monde tel qu'en nous-même", Essays in French Literature 37 (2000), pp.187-204; "Peut-on échapper à son sexe et à ses origines? Le lecteur africain, australien et européen face au texte littéraire", Nottingham French Studies 40-1 (2001), pp.3-12; "Du Palais de Foumbam au Village Ki-Yi: l'idée de spectacle total chez Rabiatou Njoya et Werewere Liking", Oeuvres & Critiques XXVI-1 (2001), pp.29-37; "Francophone Women Writing in 1998-1999 and Beyond: A Literary Feast in a Violent World", Research in African Literatures 32-4 (2001), 187-200. |