COMPTE RENDU DE PIERRETTE HERZBERGER-FOFANA |
PRIX DE LA PAIX 2000 DES LIBRAIRES ET EDITEURS ALLEMANDS
à
Assia Djebar, femme de lettres du
Maghreb
Le jury de la Fondation du Prix pour la Paix des Libraires et Editeurs Allemands a choisi d'honorer, Assia Djebar, femme de lettres, originaire de l'Algérie en lui décernant le prix pour la Paix 2000. Assia Djebar a dédié son prix au premier poète de la littérature contemporaine du Maghreb, Kateb Yacine, romancier et dramaturge décédé en 1989 ainsi qu'aux écrivains Algériens victimes de la guerre: le romancier Tahar Djaout, le poète Youssef Sebti, le dramaturge Abelkader Alloula, tous trois assassinés en 1993 et 1994. |
Assia Djebar, de son vrai nom, Fatima-Zohra Imalyène est née en 1936 à Cherchell, petite ville côtière près d'Alger. Elle a fréquenté l'école coranique ainsi que l'école primaire où son Père était instituteur. Ecrivain, historienne, cinéaste, dramaturge, première femme Algérienne admise à l'Ecole Normale Supérieure de Sèvres, elles poursuit ses études en faculté et obtient sa licence d'histoire en 1958, puis prépare un diplôme d'Études Supérieures d'histoire DEA.
Pendant la guerre d'Algérie 1954 - 1962, elle s'engage dans de nombreuses initiatives culturelles. Elle participe en 1956 à la grève des étudiants algériens, collabore comme journaliste aux côtés de Frantz Fanon au Moudjahid du FLN. De 1959 à 1962, elle enseigne comme assistante à l'université de Rabat, puis de 1962 à 1965 à la faculté d'Alger. De 1965 à 1974, elle réside à Paris avant de regagner sa patrie. En 1980, elle s'installe dans la banlieue parisienne.
Au début des années 70, Assia Djebar étudie l'arabe classique pour élargir son champ d'expression et enrichit la langue française de sonorités empruntées à cette langue. Elle s'intéresse aussi à d'autres formes d'expression artistique, au théâtre et notamment au 7 ème art, ce qui lui vaut le Prix de la Biennale du Film de Venise en 1979 et celui de la Berlinale en 1982 à Berlin. De nombreux prix lui ont été décernés au cours de ces dernières années: Prix Maurice-Maeterlinck (Bruxelles 1995), International Literary Neustadt Prize (Etats-Unis 1996), Prix Marguerite Yourcenar (Etat-Unis 1997), Prix international de Palmi (Italie 1998)... En 1999, elle obtient, de la ville de Francfort, le Prix oecuménique de littérature "Liberaturpreis" et la même année, elle est élue membre de l'Académie Royale des Langues et de Littérature Françaises de Belgique au siège de Julien Green. Aujourd'hui professeur à l'université de Bâton Rouge, en Louisiane (USA), Assia Djebar est reconnue comme l'un des plus grands talents littéraires du Maghreb.
Sa percée littéraire est intimement liée au combat de l'Algérie pour l'indépendance dans les années 50. Son premier roman La Soif (1957) qu'elle écrivit en deux mois alors qu'elle n'était encore âgée que de 20 ans, retrace la lutte de la jeunesse algérienne pour sa liberté. Les Impatients (1958) se déroule avant la guerre d'indépendance et met en scène une jeune femme prisonnière de traditions vétustes qui essaie de rompre le lien familial en nouant une liaison amoureuse. Les Enfants du nouveau monde (1962) aborde la question des femmes algériennes et de leurs revendications.
Après un silence littéraire de dix ans, Assia Djebar revient à l'écriture et publie Les femmes d'Alger dans leur appartement en 1980. Son roman l'Amour, la Fantasia (1985) évoque un passé lointain qu'elle mêle à ses propres souvenirs d'enfance : la conquête de l'Algérie par les Français, la lutte de libération et la participation de la femme aux combats. Ombre sultane relate la vie de deux femmes qui ne sont ni rivales, ni complices bien qu'ayant épousé le même homme. Dans Loin de Médine (1991) la romancière raconte l'histoire de Fatima, la fille bien-aimée du prophète, et le destin d' héroïnes légendaires y croise celui de femmes ordinaires de l'époque du prophète. Vaste est la prison (1995), propose une chronique féminine du siècle et illustre les mutations qu'ont subi les femmes: la mère quittant le voile pour rendre visite à son fils; l'aïeule mariée à 14 ans à un riche septuagénaire découvre plus tard son indépendance. Le Blanc de l'Algérie (1996) évoque des êtres victimes de la guerre : personnes ordinaires mais aussi écrivains célèbres ayant marqué l'histoire de l' Algérie. Quant aux nouvelles Oran, langue morte, elles témoignent des événements qui ont ensanglanté l'Algérie durant cette période et proposent plusieurs récits effrayants, chroniques d'attentats.... Ces voix qui m'assiègent (1999), essai autobiographique sur l'acte d'écrire, explore les voix multiples qui ont nourri l'oeuvre de l'auteur : l'arabe dialectal et le berbère des femmes qui ont bercé son enfance et le français classique de son éducation.
Toutes les oeuvres d'Assia Djebar reflètent la lutte de son peuple et celui de l'engagement des femmes Algériennes à qui elles donnent la parole à travers ses romans et auxquelles elle permet de prendre conscience de leur condition de femmes arabes. Son oeuvre comprend au total 12 romans, des pièces de théâtre, plusieurs films, un drame musical Filles d'Ismaël dans le vent et la tempête et des essais.
Le prestigieux Prix de la Paix des Libraires Allemands qui vient de lui être décerné en octobre 2000 à l'Eglise St Paul de Francfort en marge de la 52 ème Foire du livre, est considéré par certains comme l'un des plus importants prix littéraires après le Nobel. A ce jour, il a distingué des écrivains de renom comme le Président-poète, Léopold Sédar Senghor du Sénégal qui fut le premier récipiendaire africain en 1968; l'écrivain Turc Yasar Kémal en 1997, Vaclav Havel, Président-poète de la Tchécoslovaquie en 1989, le romancier péruvien Jorge Semprun en 1996 et l'écrivain Allemand Martin Walser en 1998. Assia Djebar est la première femme du sud, du monde arabe et plus particulièrement du monde maghrébin à recevoir cette distinction honorifique dotée de 25 000DM.
C'est en présence d'un millier d'invités que le Président de la République Fédérale Allemande, Monsieur Johannes Rau, a remis à la lauréate le parchemin où est inscrit en lettres d'or la dédicace du jury:
La romancière s'est fait le porte-parole de tous ceux qui sont victimes de l'injustice, de la violence, de la torture en Algérie et elle inscrit son oeuvre dans un combat pour la reconnaissance des femmes dans l'univers islamique.
Le panégyrique prononcé par la romancière autrichienne Barbara Frischmuth selon le voeu d'Assia Djebar, a mis l'accent sur les voix féminines qui parcourent l'oeuvre de la romancière, voix qui sont trop souvent occultées. Concluant son discours de manière chaleureuse, elle a visiblement ému sa "très chère soeur". Dans son allocution, Assia Djebar a mis en exergue le rôle des femmes et elle a montré que l'islam, religion libératrice a été mal interprétée par les fanatiques, "les fous de Dieu", ce qui a abouti aux excès auxquels nous assistons actuellement. Parcourant l'histoire du monde arabo-berbère qui s'étendait jusqu'aux confins de l'ancienne Egypte et de l'Orient la romancière a retracé la vie des grandes figures du Maghreb, aujourd'hui encore très vivantes dans la mémoire collective berbère : Antinea, la reine des Touaregs; Jugurtha, héros qui osa défier la puissance romaine 50 ans avant Jules César; plus proche de nous, Hoda Sha'rawi, une des figures de proue du mouvement d'émancipation de la femme arabe qui osa se débarrasser du voile et créa la première revue de la femme en 1922. Il convient, a suggéré Assia Djebar, de rendre leur place à toutes ces héroïnes du passé qui ont marqué de leur sceau le monde arabe, et aussi le reste du monde comme en témoigne ... Don Quichotte. Cervantes, a vécu 5 ans comme esclave à Alger, à partir de 1575 et la femme algérienne qu'il imagine s'enfuyant et permettant à l'esclave chrétien de fuir est peut-être la première figure littéraire féminine de l'espace Maghrébin...
Forte de sa vision d'un islam égalitaire, d'une religion qui remonte aux sources et libère le monde de l'injustice, la lauréate a conclu son exposé en exprimant l'espoir "tenace" que "les femmes en Algérie, par leurs souffrances et leur parole de vérité, nous libéreront de l'étau de ces années terribles".