no 17. avril 2001.
https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1701og.html
© Odile Gannier
Tahiti: de l'exotisme à l'exil
Odile Gannier
Université de la Polynésie Française
Tahiti! Ce nom évoque-t-il quelque chose pour vous? Pour moi, il
possède une saveur unique, fruit d'une association de pensées qui
n'ont aucun rapport les unes avec les autres; essences des Mers du Sud,
où se mêlent toutes les choses imaginées il y a au moins
quarante ans, sorte de mélange d'Herman Melville et du Capitaine Cook,
de l'Opéra français et de Pierre Loti. Bien sûr, je
m'attendais à quelque chose de différent de ce que j'ai
trouvé, cependant, la réalité se modèle tant bien
que mal sur la fiction.
(Henry Adams, 1891)[1]
Si un lieu au monde transpire l'exotisme, depuis l'annonce de son existence,
c'est bien Tahiti. L'Europe s'est prise d'engouement pour les îles de
Polynésie. Nouvelle-Cythère, Utopie, jardin d'Eden, les
qualificatifs les plus élogieux leur ont été
décernés; de sorte que la littérature originaire des
îles, elle-même, entretient l'image miraculeuse: une part de la
littérature "locale", qu'elle soit écrite par des
Polynésiens ou par des "étrangers" résidents, tient de
"l'exotico-romantisme", parfois mièvre, d'autant plus que nombre de
publications, étant des mémoires, baignent souvent dans la
nostalgie du bon vieux temps:
Je me demande si personne, qui les connaisse bien, écrira quelque chose
sur les mers du Sud. J'imagine que non. Et c'est tant mieux. Pourquoi
démolir si vous n'avez rien de mieux à mettre à la
place?[2]
De fait, quelques lettres, quelques romans ayant pour cadre Tahiti et
écrits par des Occidentaux, évoquent l'échec du voyage.
L'exotisme change de saveur: la désillusion est alors proportionnelle
à la différence entre la réalité et les rêves
dont le voyageur s'était bercé. Mais l'exil peut s'écrire
sous plusieurs formes: l'étranger qui souffre de la perte de ses
repères, et l'autochtone qui, lui, ne se retrouve plus dans les formes
actuelles de son pays: "L'Exotisme dans le Temps. En arrière: l'histoire. Fuite du
présent méprisable et mesquin".[3]
Ce miroir brisé est pourtant celui que se tendent encore à
eux-mêmes certains écrivains de la Polynésie. Peut-on, sans
trahison, être polynésien et écrire sur autre chose que sur
Tahiti? Comment éviter le nombrilisme ou la nostalgie et créer
autre chose qu'un récit plus ou moins autobiographique? Et avec quels
mots en parler? Ecrire sur un monde qui n'est pas, ou qui n'est plus, et le
recomposer sans cesse, ou accepter les fêlures du miroir?
Les comptes rendus du voyage de Bougainville auraient créé, dans
l'esprit français, le mythe de Tahiti. Effectivement, tous les
éléments sont mis en place: la beauté du paysage,
disposé pour le plaisir de l'oeil; l'uberté naturelle, qui laisse
imaginer, comme les Antilles le faisaient pour Colomb, la possibilité
d'un ravitaillement infini pour les navires de passage; l'accueil
généralement chaleureux des insulaires; et surtout, pour des
hommes nourris autant par les représentations de la Bible que par les
Bucoliques ou la littérature utopique[4], une combinaison originale, intellectuellement et
esthétiquement captivante. Tahiti relève ainsi pleinement de la
topique édénique. La publicité faite autour de cette
"découverte", le faisceau de témoignages concordants à la
même époque, comme celui des voyages de Cook, a suscité de
nombreuses reprises du thème[5].
L'Américain Henry Adams réécrit à sa façon,
en 1890-91, les développements de Bougainville:
Si le Paradis est fait de paysages et d'atmosphère, il est ici. La
population entière me tient compagnie en ne faisant rien. La houle
frappe laborieusement, nuit et jour, le récif corallien, et les palmes
des cocotiers bruissent dans l'alizé. Mais, à ces exceptions
près, la nature se montre aussi indolente que l'homme. Je regarde la
mer, mais je ne vois jamais une voile. Je suis réduit à lire
l'Odyssée, et à l'annoter d'après ma propre
expérience au milieu d'un peuple qui lui ressemble.[6]
Adams se montre d'ailleurs fort respectueux des Polynésiens qui
l'accueillent, même s'il les peint, pour ses correspondants, avec une
distance amusée dont il fait en même temps les frais.
Cette vision rousseauiste des insulaires reflète cependant fort mal les
nombreuses difficultés auxquelles les populations du Pacifique ont
dû faire face lors de l'arrivée des Européens. Le contact a
été chèrement payé: les maladies, sur le plan
démographique, les missionnaires, dans l'ordre religieux et social, les
visites nombreuses, au niveau des échanges, ont considérablement
modifié l'équilibre de la civilisation ma'ohi. Si la
langue a finalement résisté, elle devient le fleuron de
"traditions" variées, qui plus que des héritages culturels
véritables, peut-être, sont le signe de résistances
discrètes de l'identité.
On comprend ainsi la double fascination: celle des "étrangers" -pour
l'île essentiellement, il faut le reconnaître, ses couleurs, son
climat, son lagon, sa situation, et ce qu'elle représente, de
manière atemporelle; celle des Polynésiens eux-mêmes pour
leur île - mais surtout pour leur culture. Si le mythe vient à se
disloquer, les sentiments sont modulés à l'infini entre ces deux
positions extrêmes: l'attraction ne serait-elle pas essentiellement
spatiale, dans un cas, et historique dans l'autre?
Une fois posé l'attrait de Tahiti, comme archétype de
l'exotisme, a-t-on encore le droit d'avouer sa déception? C'est la
question que posent, dès le XIXe siècle, plusieurs
écrits célèbres sur l'Océanie: la confrontation
avec la réalité peut décevoir le visiteur
aveuglément crédule aux images des autres, à moins que le
désenchantement n'altère son rêve insensiblement. Outre les
lettres, comme celles d'Adams ou de Fletcher, Le Mariage de Loti, les
Immémoriaux , au premier chef, proposent de la Polynésie une
vision mitigée, "fin de siècle"; Vasco, de Chadourne, en
1927, Touriste de bananes, de Simenon, en 1938, ou même le
Solitaire du lagon, publié par René Charnay en 1979,
montrent la force du mirage et le risque de la déchéance promise
au "Blanc" partant pour les îles à la poursuite de son rêve.
Romain Gary propose, lui, dans la Tête coupable (1968) une
caricature du "paria des îles" tout en montrant sarcastiquement l'usage
mercantile du personnage de Gauguin, et plus généralement, du
"Mythe tahitien".
Ce mythe s'est bâti sur une "composition exotique"[7], savante combinaison de motifs récurrents, comme
l'insularité, la nature "luxuriante", associées à l'image
de la vahine qui génère de faciles amours exotiques -
autant dire que l'Océanie paraît un fantasme essentiellement
masculin. Nombre de romans utilisent ce filon sans souci de création
originale. Certains, comme la Tête coupable, en jouent:
L'île ne tenait pas ses promesses de son mythe dans le monde. Les
vahinés faisaient de leur mieux, mais l'âge moyen de la
majorité des visiteurs se situait autour de soixante-cinq ans et les
"heures enchanteresses sur le sable blanc au clair de lune",
dont parlaient discrètement les dépliants, se heurtaient
là à certaines limites.[8]
Mais c'est essentiellement le jeu du souvenir qui embellit la
réalité, lorsqu'elle ne pèse plus sur le narrateur. Elle
se confond alors avec d'autres considérations: la jeunesse, l'aventure,
le regret du passé révolu:
"Un jour nous nous échapperons, et alors Tahiti nous apparaîtra
comme un Paradis."[9]
Lorsque le texte prétend renvoyer à un présent, la
lassitude du quotidien peut l'emporter:
Que pouvait-il, lui, attendre de mieux de la vie que cette euphorie, cette
douceur de la vie inépuisablement renouvelée, ces miracles de
lumière chaque jour accomplis? [...] "Dans l'air, pas encore de menace
mais parfois une sorte de fatigue qui m'enveloppait comme l'entêtement
d'un parfum trop tenace, une indécollable langueur, une torpeur
amnésique qui me gagnait. Mais quelle anesthésie! Et je pensais:
euthanasie, petite mort douce et parfumée. Ah! Dieu, non, ce n'est pas
un pays pour progresser! Et qui sait? Peut-être m'y serais-je fait...
Jouir! Il n'était là-bas que de jouir... Mais, savoir jouir, tout
est là..."[10]
Car souvent, l'Européen que le voyage conduit vers les mers du Sud fuit déjà un quotidien décevant ailleurs.[11]. La Polynésie est alors censée procurer la
sérénité, le bonheur, l'appétit de vivre: c'est
là précisément que l'exotisme s'épuise:
Où que tu ailles, Vasco, tu trouveras aux gens et aux choses un visage
quotidien, une figure de nécessité et aussi la
nécessité de vivre, de gagner ta vie... Je ne te parle pas de
toi-même que tu retrouveras identique, inchangeable partout où tu
iras.[12]
L'espace clos de l'île, est d'abord considéré comme
rassurant, puis, souvent, comme étouffant:
Ce ne sont pas les insulaires qui souffrent de l'isolement, mais le voyageur
qui s'installe, le continental que la réduction de l'espace rend,
à la longue, claustrophobe.[13]
L'insularité, par sa finitude et son immobilité, s'avère
inapte à procurer l'apaisement, à réconcilier l'homme avec
lui-même et le monde: au contraire, le privant de toute source de
"divertissement", elle le dénude face à son inanité et
à ses angoisses. Le tour des îles est assez vite bouclé
pour que le visiteur soit rapidement contraint de renoncer à ses
repères; d'un côté de la route dans les îles hautes,
une plaine étroite et des collines envahies de végétation
impénétrable, ou un atoll de corail blanc dans les îles
basses, de l'autre côté, l'infini d'un océan pas toujours
engageant, à la houle trop creuse: ainsi pour Le Solitaire du lagon:
Dans mes premiers jours ici, c'était un bruit dont je ne me lassais pas,
il me faisait penser à une respiration de l'Océan. Aujourd'hui,
je le subis, et pendant mes insomnies il y a des moments où j'ai envie
de crier contre ce grondement éternellement recommencé et
qu'aucune puissance ne pourrait faire cesser. Le récif même, dont
chaque matin depuis l'appontement j'interrogeais l'ampleur de la frange
d'écume, il a pris l'aspect d'une sorte de barrière qui
définit à la fois ma prison et ma liberté.[14]
De plus, le sentiment de vivre isolé sur un fuseau horaire où il
ne se passe pas grand'chose en temps réel plonge un Occidental dans
d'infinis calculs pour continuer à suivre, de loin, une histoire qui
semble s'écrire sans lui. Les jours, d'une longueur similaire toute
l'année, s'inscrivent dans une succession anesthésiante:
Vous verrez, continua-t-il, avec l'absence des saisons de nos pays d'Europe, un
soleil à peu près immuable, tout s'écoule dans une
fluidité trompeuse. Les jours paraissent se succéder sans laisser
de traces. Et avec l'éloignement, la lenteur des communications, les
nouvelles de France arrivent tellement décolorées qu'on finit par
s'en désintéresser. Et insensiblement la notion de temps devient
différente.[15]
Cet affaiblissement des repères génère des sentiments
contradictoires chez le visiteur de passage, rarement l'humour:
"Tahiti est un lieu où rien ne passe que le temps, et chacun se tient
aussi tranquille que possible pour ne pas gêner son passage[16]";
ou encore, chez Adams:
J'y vois une exquise réussite de cimetière. L'on aimerait
être enterré ici. Tout est plus ou moins mort. Papeete a un petit
air des plus drôles de ville perdue de province française. Le
reste de l'île est comme un village indien déserté par ses
habitants. L'impression de mort n'est pas pénible ici, mais seulement un
peu triste et ensoleillée, sauf aujourd'hui où la pluie tombe
à jets continus.
Cette pulsion de mort est devenue très vite un topos de la
littérature écrite sur Tahiti[17], corollaire de ce désenchantement. Car il n'est
pas si simple pour un étranger encore plein de se laisser aller à
une nouvelle vie, privé de son cadre familier. Que dire d'une
étrangère? Selon Gary:
Prenez une fille sortie des salons de beauté parisiens ou
américains et transportez-la au paradis terrestre: elle perd
immédiatement ses couleurs, s'éteint, s'efface, disparaît,
devient du blanc, du délavé et du décoloré. La
splendeur exotique des peaux et des formes, des visages et des cheveux des
Tahitiennes et le paysage tout entier, éclatant de couleur, la
réduisent par contraste à l'état de sous-produit
industriel mal en point.[18]
Que faire? Renée Hamon interrogeait en 1939:
Peut-il, impunément, abandonner tout ce qui fut jusqu'alors sa raison
d'être? S'arracher sans vergogne à son passé? Et vivre
à Tahiti, sans esprit de retour? Je ne le crois pas. J'ai vu trop
d'épaves...[19]
L'étranger qui s'installe peut en effet adopter deux attitudes. Soit il
s'adapte au rythme de l'Océanie, en accepte les conditions au point de
ne pouvoir repartir:
Ne croyez pas qu'un jour précis j'ai décidé de rester,
simplement je ne suis jamais reparti. Cela s'est fait insidieusement avec la
complicité d'un climat trop doux, sans même que j'en prenne tout
à fait conscience. Jour après jour ma volonté a
été grignotée de l'intérieur de façon
invisible...[20]
Jusqu'au moment où le retour paraît impossible. Le sentiment
d'exil semble affaibli car le pays d'origine est cette fois trop lointain, et
il serait difficile de s'y réacclimater. Soit l'étranger se
rebelle contre cette "océanisation" et poursuit, transplanté, ses
buts originels avec ses habitudes: l'exil peut alors devenir progressivement
insupportable.
L'exil peut donc naître d'un pourrissement de l'exotisme: l'heureux
sentiment du "Divers pur" explicité par Segalen s'affadit à la
longue, voire tourne à cette impression oppressante que prévalent
dans ce lieu des références et des lois auxquelles on ne peut
adhérer. La culture n'est plus que folklore, la vie trop lente. On se
sent seul insatisfait, dans un monde apparemment content de ce que l'on
considère comme insuffisant ou brusquement intolérable. Si
l'exotisme pimente le goût du départ, l'exil rend amer le
désir du retour:
Le nouveau venu, comme pris dans un piège et cherchant une issue,
regarde du côté, regarde du côté du récif
où se brisent les lames: il voudrait repartir.[21]
Mais le mal-être n'est pas l'apanage des "étrangers". La situation
est difficile aussi pour les insulaires, dépossédés de
leurs repères et réduits au silence. La transmission orale de
leur culture risque l'essoufflement ou la rupture. L'oubli des noms anciens est
bien l'argument des Immémoriaux de Segalen. L'imposition d'une
religion et d'une culture par le livre est un bouleversement qui ne peut se
racheter que par l'appropriation de l'écriture. Face à une
littérature si bavarde, les Polynésiens ont une parole à
prendre pour conjurer l'exil intérieur. Face à une
présence européenne souvent déroutante, comme l'explique
le poète Henri Hiro, le Polynésien hésite:
"Si tu étais venu chez nous, nous t'aurions accueilli à bras
ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t'accueillir chez
toi".[22]
L'incertitude existentielle se traduit peut-être par le "fiu,"
cette intense et brusque lassitude, qu'Adams décrit ainsi:
Je n'ai jamais vu un peuple dont l'ennui éclatât aussi
désespérément que celui des Tahitiens. Les
étrangers qui résident ici le clament avec une vigueur inutile,
et les indigènes le portent dans les yeux et l'expriment dans toute leur
attitude. Le rhum est la seule distraction que la civilisation et la religion
leur aient laissée.[23]
L'observateur extérieur n'est pas le seul à la dérive, car
les Ma'ohi eux-mêmes semblent aussi douloureusement privés
des repères de leur propre civilisation: leur exil intérieur suit
probablement le processus d'acculturation, quoiqu'il soit difficile d'en
mesurer l'ampleur. Une cinquantaine d'années après Adams,
Gerbault évoquant les Iles de beauté comme un Paradis
[qui] se meurt ne parvient pas vraiment à déceler ce que
cache le silence qu'on lui oppose sous couvert d'ignorance:
Mon séjour dans l'ensemble est un désappointement. Pourtant,
partout les habitants montrent pour moi une gentillesse extrême. [...] Je
découvre chez eux ce que je n'ai pu voir nulle part ailleurs, le type
des parfaits Polynésiens d'autrefois que je me suis plu tant de fois
à imaginer. [...] Mon désappointement provient de la
méfiance des indigènes envers moi. [...] J'ai voulu me renseigner
sur leurs ancêtres et sur le passé de l'île: ils ont tous
observé un mutisme absolu. Ils ne savent plus rien, disent-ils. [...]
Ils m'ont affirmé ne plus connaître que des chants religieux et
prétendu avoir tout oublié. Je me doute bien que cette
barrière et ce mutisme absolu proviennent d'une consigne religieuse.
Peut-être aurais-je pu la forcer si j'avais séjourné plus
longtemps parmi eux.[24]
Aujourd'hui, la réhabilitation, la revendication de l'identité
ma'ohi est plus que jamais d'actualité. De sorte que les
Polynésiens qui semblaient souffrir d'exil à leur propre
présent, renouent avec un passé dont ils tirent fierté. Ce
renversement explique que la production littéraire actuelle paraisse
souvent nostalgique d'une culture ancestrale:
Dans le livre des anciens, tu cherches les légendes que tu as
écoutées sur la plage, près du feu où grillaient
les hava'e. Dans les livres des anciens, tu cherches les histoires vraies qu'on
ne t'a pas racontées, celles des grands guerriers, celles des grands
voyageurs, celles des grandes histoires d'amour de ton peuple et celles de tes
dieux.[25]
C'est ce qu'affirme la nouvelle liminaire de Vai, de Michou Chaze (1990). Certes, pour de
nombreux jeunes gens, le savoir culturel est plutôt issu de la lecture de
Tahiti aux temps anciens[26], de Teuira
Henry - à partir d'une importante documentation collationnée
entre 1817 et 1856 par son grand-père, le Révérend Orsmond
- ou des Mémoires de la reine Marau. Le sceau de
l'authenticité accrédite parfois des sources aléatoires et
des traditions issues d'un montage artificiel d'éléments divers.
La littérature n'est évidemment pas en reste.
Conformément, peut-être, à une tendance des
littératures dites "émergentes", qui semble se tourner d'abord
vers l'histoire et les mémoires, la Polynésie produit des oeuvres
comme celle signée Rui a Mapuhi, auteur de couverture de la Lettre
à Poutaveri, censée être "traduite" par Louise Peltzer
et dédiée au missionnaire Davies[27]: les dénégations de la préface ne
cherchent pas à masquer l'invraisemblance de la situation narrative,
celle de la fillette, supposée incarner l'âme tahitienne, qui voit
successivement débarquer à Tahiti une kyrielle de Blancs
étrangers, ou popa'a, de 1768 à 1834: dans l'intervalle,
l'enfant qui refuse de grandir devient tout juste une jeune fille. Ce
récit, écrit globalement en focalisation interne, donne le point
de vue des Polynésiens et tente de reconstituer, à défaut
de tradition écrite, la vision des insulaires face aux arrivants. Mais
cette reconstruction, qui adopte une forme européenne, s'appuie
ostensiblement sur une courte bibliographie très classique,
puisée dans l'histoire écrite précisément par les
Européens, voyageurs ou missionnaires...
Chanter les riches heures d'une civilisation indûment
dérangée dans sa quiétude fait figure de poncif
revendicatif. A défaut, on loue encore la beauté de son île
et le bonheur qui lui est indissolublement lié. Pourtant, ce
légitime attachement ne peut, souvent, se garder d'une certaine
convention, à l'image de l'"exotico-romantisme" ou "exotico-symbolisme",
que le mouvement de la Négritude aux Antilles a dénoncé en
son temps: la différence d'inspiration ne semble pas fondamentale entre
Daniel Thaly:
Je suis né dans une île amoureuse du vent
Où l'air a des senteurs de sucre et de vanille
Et que berce au soleil du Tropique mouvant
Le flot tiède et bleu de la mer des Antilles.[28]
et Turo a Raapoto:
Mon île est une fleur qui s'épanouit au soleil.[29]
Exotisme ou exil? On pourrait croire que ce genre de poésie se contente
d'encenser l'espace qui détermine son existence; mais comme les
écrivains Noirs aux Antilles, les Tahitiens se lancent dans l'aventure
de l'écriture, à l'appel de poètes comme Henri Hiro[30].
La Polynésie d'Alain Gerbault s'est éteinte, dans beaucoup de cas
pour le bien des Polynésiens qui ont pris leurs destinées en
main, revendiqué une culture, une identité qui leur appartiennent
en propre, juste comme il le souhaitait. Un paradis est mort, mais un paradis
perdu, paradis de chimère qui fut aussi celui de Segalen, de Loti ou de
Paul Gauguin.[31]
Comment éviter, cependant, l'écueil du nombrilisme, ce culte du
"pito-encrier"[32]? Raconter ses
souvenirs est certes capital, pour constituer un acte de mémoire,
poursuivre la tresse des légendes et des généalogies qui
assuraient, par cette "oraliture", la cohésion du monde
polynésien. Plusieurs recueils de mémoires, héritiers des
puta tupuna, ou livres de raison, sont écrits ou en gestation.[33] Mais la création littéraire se
situe sur un autre plan: elle met au défi l'écrivain de "quitter
son 'fenua' mental"[34] pour donner vie
à ce qui n'existe pas vraiment.
Cependant, il serait illusoire et malsain de déclarer des monopoles
d'écriture, de réserver aux seuls Polynésiens "de souche"
le droit de parler de leurs îles: s'il est juste et heureux que cette
écriture se libère, elle ne doit pas interdire aux autres
communautés de s'exprimer. Les résidents de longue date
connaissant souvent bien leur monde d'adoption, peuvent continuer à
faire partager, eux aussi, l'expérience inverse de la culture de
l'Autre. Les "demis" représentent une entité plus floue: issus de
mariages mixtes, ils sont toujours en recherche d'eux-mêmes,
tiraillés, selon les circonstances, entre deux groupes et
héritant de leur double ascendance des modes de vie et de pensée
individuels et fluctuants. La communauté d'origine chinoise, elle aussi,
sait parler de l'exil:
Hakka je le suis, Hakka je le resterai toute ma vie. Ballotté au
gré des vagues d'exode ou des identités d'emprunt, éternel
invité dans d'autres cultures, hôte bienvenu ou parasite
indésirable, c'est selon. Jamais une terre à soi, jamais quelque
chose en propre, toujours en transit vers nulle part, ou en illusoire
revendication et vaine recherche d'une identité qu'on n'a plus, [...] en
étant devenu plus rien qui n'a plus de nom dans aucune langue, victime
de sa propre imprévoyance, de son renoncement et de son ignorance du
sens de sa destinée.[35]
Jimmy Ly rappelle que les Chinois de Tahiti sont de triples ou quadruples
exilés: issue des Hakkas déjà différenciés
des Han en Chine par leur nomadisme, une première
génération s'est exilée au début du siècle
pour venir travailler en Polynésie. Toujours marginalisés, ils se
sont finalement installés, pour la plupart, sans pouvoir envisager de
rentrer en Chine. Mais la génération actuelle perd
progressivement sa langue et sa culture, parachevant l'exil.
Pour tous, la problématique est bien la même: la sauvegarde ou la
détermination de leur identité. Les Polynésiens doivent
exprimer leur vision des choses avec leurs mots, pour échapper à
ce sentiment de dépossession ou d'exil intérieur, qu'a
constitué une forme d'oblitération de la parole face à une
littérature si foisonnante qui a parlé des îles sur le mode
de l'objectal. Déjà en 1842, le Révérend Orsmond
soulignait:
Comme il est essentiel de préserver la littérature tahitienne
dans son style propre et sa simplicité primitive qui constituent son
plus grand charme, j'ai recueilli toute ma documentation telle qu'elle
m'était donnée de vive voix par les prêtres et les
conteurs, et j'ai été surpris de la beauté du langage et
de la richesse des mots et des tournures de phrases (métaphores).[36]
Cent cinquante ans plus tard, Flora Aurima-Devatine, dans les
Tergiversations et Rêveries de l'Ecriture Orale, interroge l'acte
d'écrire, à travers son propre "trac" d'écrivain issu
d'une culture orale et imprégnée de sa langue maternelle. Elle
admet que son livre :
peut sembler hermétique et déroutant à des personnes de
culture occidentale qui ne se représentent pas les difficultés
des Polynésiens face à l'écriture. Il est construit comme
un discours en tahitien. Mais finalement, c'est aux Polynésiens qu'il
s'adresse.[37]
Et pour reprendre une de ses interrogations, "dans quelle langue
écrire?": "
Ce que j'écris en tahitien est d'une lecture encore plus inaccessible et
demanderait un travail d'explication encore plus important".
Le lectorat d'une littérature entièrement dans une langue
polynésienne se rétrécirait singulièrement;
l'exotisme se ferait même hermétisme absolu pour le reste du
monde. Mais cela n'empêche nullement d'heureuses tentatives qui donnent
au tahitien le statut de langue littéraire: plusieurs auteurs
écrivent d'ailleurs dans les deux langues. Cependant, il ne faudrait pas
voir dans ce choix, pensée ma'ohi exprimée en langue
française, une trahison:
D'écrire en français, serait-ce une atteinte à la
personnalité "ma'ohi", quelque chose comme un désaveu, une
transgression ou une trahison? / Pourquoi [...], dans la revendication de son
identité "ma'ohi", à tout crin, à tout cran, serait-il mal
venu, inadéquat, voire mal vu, peut-être interdit, pour un
Polynésien, d'écrire dans la langue vécue, jusque
là, comme étant celle de l'Autre?[38]
Ce débat n'est d'ailleurs pas le privilège de la langue
tahitienne face à "ce lieu d'exil, la langue française":
Le drame que vivent nos écrivains africains de langue française,
du fait de la dissemblance irréductible de deux langages dont aucun ne
peut les exprimer pleinement, se transporte sur le plan de la création
poétique. Les langues autochtones s'accordent avec tout ce que
l'Africain d'aujourd'hui porte en lui-même à son insu, les voix de
la terre, du ciel, et les voix mortes qui commandent depuis l'au-delà.
Le français met à leur disposition toutes les ressources mais
tout le charnel et le spirituel de la langue lui demeurant dans une grande
mesure étranger, l'Africain ne peut guère user de la langue
française que comme d'un outil purement intellectuel. [...] On
n'abordera à l'île solitaire, à l'étoile qui
sommeille au coeur du continent africain, ni par le jeu de la pensée
analytique, ni par les simulacres de la pensée descriptive.[39]
Toutefois, le sentiment d'exil ne se résorberait probablement pas par la
seule écriture dans une langue dont le petit nombre de locuteurs
renforcerait la marginalisation. Langue métissée, sans doute[40], langue française
émaillée de mots tahitiens, mais plus seulement ceux qui sont
familiers au monde entier, réduisant l'abstraction au "mana" ou au
"tabou". Paradoxalement, cette langue plurielle peut permettre de faire
connaître sa littérature et sa culture au-delà des limites
du récif, et la sortir, précisément, d'une
irréductible étrangeté:
Un roman polynésien doit-être [sic] une création totalement
originale de l'esprit humain. Stevenson a tenté de faire de la
poésie avec Rahero: [...] je sens que le résultat n'est
pas en rapport avec tout le travail que cela a dû lui donner. Cependant
le sujet est bon, et les situations forcent l'attention. Je n'arrive pas
à trouver quelle erreur il a pu commettre dans son récit. Alors
où est le défaut?[41]
Où donc est la véritable identité de la
littérature polynésienne? Elle a sa musicalité, sa
poésie propre, reflet imagé de ses conceptions et de son
expérience:
A parau!
A papa'i!
Ahani na!
Tei hea atura 'oe?
(Parle! Ecris! Voyons! Où en es-tu?)[42]
La littérature peut dépasser le sentiment de l'exil, en habitant
son propre espace. Si Tahiti constitue toujours une référence
exotique, elle ne peut plus se limiter à cette fascination,
extérieure, d'un espace qui s'est transformé ou,
intérieure, d'une histoire qui a évolué. Elle a les moyens
d'assumer aussi sa voix particulière, en-île, en sachant que les
difficultés sont universelles. Car:
La littérature, aujourd'hui, est en elle-même un exil permanent.
Nul n'écrit parce qu'il se sent à sa place, mais, plutôt,
parce qu'il se sent déplacé. En écrivant, l'illusion de la
conquête d'un territoire devient présente, le territoire
lui-même devient présent; tout ce qui était avec soi dans
le lieu primitif est récupéré, tout ce qui était
loin retourne à sa place [...] Nous écrivons parce que nous avons
abandonné un pays primordial que nous ne pourrons jamais vraiment
récupérer.[43]
Notes
[1] Henry Adams. Lettres des mers du Sud,
1890-1891. Paris: Société des Océanistes, 1974, p.239.
[2] Robert James Fletcher. Lettres des mers
du Sud. [Isles of Illusion. 1923] Paris; Minerve, 1989, p.203.
[3] Segalen. Essai sur l'Exotisme.
OC, t.1, Paris: Bouquins Laffont, 1995, p.753.
[4] Voir O. Gannier. "D'Haïti à
Tahiti: Amérindiens et Polynésiens", Miroirs de textes.
Intertextualité et récits de voyage. Nice: Pub.
Faculté des Lettres, 1998, pp.323-339.
[5] La Bibliographie de Tahiti et de la
Polynésie Française établie par O'Reilly et Reitman
(Société des Océanistes, 1967) a recensé plus de
10000 titres jusqu'en 1966, dont 1849 récits de voyage et 712 textes
littéraires.
[6] Adams, p.285.
[7] Daniel Margueron. Tahiti dans toute sa
littérature. Paris: L'Harmattan, 1989, pp.46-47.
[8] Romain Gary. La Tête coupable. Paris:
Gallimard, 1968, p.33.
[9] Adams, p. 310.
[10] Marc Chadourne. Vasco. [1927],
Polynésie, les Archipels du rêve. Paris: Omnibus, 1996, pp.753-754.
[11] Segalen rappelle dès son projet
d' Essai sur l'Exotisme. [1918]: "L'exotisme est volontiers "tropical".
Cocotiers et ciels torrides. Peu d'exotisme polaire". p.746.
[12] Chadourne. Vasco, p.709.
[13] Margueron, p.39.
[14] René Charnay [alias Claude Ener].
Le Solitaire du lagon Ed. France-Empire, 1979, p.46.
[15] Charnay, p.17.
[16] Adams, p.375, puis 349.
[17] Jean-Jo Scemla. Le Voyage en
Polynésie. Anthologie des voyageurs occidentaux de Cook à
Segalen. Paris: Bouquins Laffont, 1994; Max Radiguet pour les Marquises par
exemple, dans les Derniers Sauvages, 1842-1857 ou Stevenson, Dans les
mers du Sud évoquent aussi cette complaisance à
l'idée de la mort.
[18] Gary, p.176.
[19] Renée Hamon. Aux îles de
lumière. Paris: Flammarion, 1939, p.55.
[20] Charnay, p.45.
[21] Jean Reverzy, le Passage. [1954] Paris:
Points Seuil, 1996, p.20.
[22] Henri Hiro. Entretien au magazine I Mua. 1980.
[23] Adams, p. 246.
[24] Alain Gerbault. Un paradis se
meurt [1939], Paris, Hoëbeke, 1994. Eric Vibart justifie dans la
préface cette figure encore controversée: "Les efforts d'Alain
Gerbault furent avant tout consacrés à obtenir la reconnaissance
de l'ancienne civilisation polynésienne, pour prouver en Europe que la
Polynésie était autre chose qu'une anecdote tropicale." Des
réformes similaires à celles qu'il proposait ont
été instituées après guerre: "attribution de la
citoyenneté française aux insulaires, pouvoirs locaux
décentralisés aux mains des Polynésiens, enseignement du
tahitien et de l'histoire océanienne dans les écoles des
archipels et création d'une chaire de tahitien en France, renaissance
des arts traditionnels, création d'une académie veillant à
la pureté et l'évolution de la langue, habitat mieux
adapté au climat, sauvegarde des sites anciens, [...] Gerbault à
travers ce livre a pensé trente ans en avance dans le sens de l'histoire
polynésienne." (p.18)
[25] Michou Chaze. Vai, la rivière
au ciel sans nuage. Cobalt/Tupuna, 1990, p.11.
[26] Référence de toutes les
reconstitutions mythologiques et culturelles; c'est l'oeuvre d'un missionnaire
de la célèbre London Missionary Society. Société
des Océanistes, 1993.
[27] Rui a Mapuhi. Lettre à
Poutaveri. [nom tahitianisé de Bougainville]. Traduit du tahitien par
Louise Peltzer. Papeete: Scoop, 1995. O'Reilly signale d'ailleurs
déjà le même titre: il s'agirait ainsi d'une double
réécriture.
[28] Daniel Thaly. Le Jardin des
Tropiques, 1911.
[29] "Te tiare o te fenua" (Fleurs du pays)
Tama, 1991.
[30] Poète et pasteur (1945-1990), il a
beaucoup oeuvré pour le renouveau culturel et la revendication
identitaire des Polynésiens, comme Alan Duff en Nouvelle-Zélande
ou Albert Wendt aux Samoa.
[31] Vibart, préface à Un
Paradis se meurt, p.19.
[32] pito : nombril.
[33] Comme Taaria Walker. Rurutu,
mémoires d'avenir d'une île australe. Haere Po, 1999.
[34] fenua : territoire. Extraits de
"Dans quelle langue écrire?" de Flora Devatine. Dixit.
1997, pp.146-150.
[35] Jimmy Ly. Hakka en Polynésie. Association Wen Fa,
1996, p.118. Il analyse aussi, dans d'autres textes romanesques, le statut de
cette communauté chinoise, dont les premiers représentants sont
arrivés au début du siècle pour travailler dans les
plantations.
[36] Tahiti aux temps anciens, p.7,
préface de 1848.
[37] Les Nouvelles de Tahiti, 17
novembre 1998.
[38] Flora Devatine. "Dans quelle langue
écrire?", pp.146-150.
[39] Jean Amrouche, poète
algérien, 1943, cité par Patrick Renaudot, "Ce lieu d'exil, la
langue française" Magazine littéraire. no. 221, La
littérature et l'exil. juillet-août 1985, p.37.
[40] Comme celle qu'écrit aussi Michou
Chaze, par exemple, dans Vai.
[41] Adams, p. 261.
[42] Flora Devatine. Tergiversations et
Rêveries de l'Ecriture Orale. Papeete: Au vent des îles, 1998,
p.139.
[43] Mario Goloboff, écrivain argentin,
petit-fils d'immigrants, exilé en France. Entretien Magazine
littéraire. no. 221, La littérature et l'exil, p. 45.
Odile Gannier est Maître de conférences en littérature française et
comparée à l'Université
de la Polynésie Française. Elle est membre du laboratoire de recherche I'A
(langues,
littératures, cultures) et poursuit ses recherches
essentiellement autour de la littérature francophone et de la littérature de voyage (théorie du
genre avec
un ouvrage à paraître aux Editions Ellipses: La
Littérature de voyage).
Sur des thèmes voisins de l'Exil, quelques articles en particulier
portent
sur "l'île voyageuse" (D'Île en Île Pacifique coll. sous
la dir. de S.
Dunis, Klincksieck, 1999), sur un parallèle "d'Haïti à
Tahiti: Amérindiens
et Polynésiens" (Miroirs de textes réunis par S. Linon-Chipon,
V.
Magri-Mourgues, S. Moussa, Pub. Fac Lettres Nice,1998), et plusieurs
articles sur la représentation de l'Autre, (en particulier des
Caraïbes à
la Renaissance: sur Colomb en 1998, sur Léry en 1999 dans
L'Information littéraire etc.) On relèvera aussi "Les manuscrits retrouvés dans de vieilles malles peuvent-ils encore être authentiques ? Le cas des Cahiers de Le Golif, dit Borgnefesse, capitaine de la flibuste". En ligne. Fabula (2001).
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