N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle |
Le chant d'Ayolée
UNE NOUVELLE
de
Marie Félicité Ebokea
Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur |
Sous le soleil qui cogne comme le talon d'une chaussure de femme en colère, Ayolée, son fardeau sur la tête, avance péniblement sur le sentier qui mène à sa case. Elle s'arrête un instant et reprend son souffle. Une main sur la calebasse posée en équilibre, l'autre sur son ventre arrondi, elle aspire l'air sec d'un coup bref. |
Depuis la progression inexorable du désert d'innombrables années plus tôt, son village manque d'eau. Les rares femmes d'ici - celles que la nature puis les hommes ont oubliées - connaissent plus que quiconque le prix de cet élément rare. Après le terrible Conseil tenu par les Anciens à l'ombre du vieux baobab, il fut décidé que les femmes accoucheraient désormais hors du village et ne reviendraient y vivre qu'après les premiers pas du nouveau né.
Ayolée ravale la nausée qui lui monte à la gorge et tente d'apaiser l'angoisse qui semble troubler le sommeil du bébé. A la pensée de ce voyage proche et inévitable, les soubresauts de l'enfant qui attend son heure sous cette tente formée par sa peau tendue à l'extrême déforment son gros ventre.
Manilé, celui pour qui son coeur continue à danser, s'est sauvé vers la grande ville aussi vite que ses jambes le lui avaient permis. Elle n'avait pas voulu le suivre. "Pas assez forte, ma Gazelle!", avait lancé Manilé comme un défi.
Ayolée arrive devant une petite hutte au toit bas et se décharge de sa calebasse d'eau, la ration de la journée. Ayoléla, son petit frère, l'a entendue peiner et accoure aussitôt.
- Comment va ma soeur ce matin? Ton chant m'a averti de ton retour et je me suis sauvé de la maison pour t'apporter ceci.
Il lui tend une feuille de papier pliée en deux et collée aux deux extrémités. Une lettre! Le coeur d'Ayolée fait un bond sauvage.
- N'aie pas peur, je crois que c'est Manilé.
Ayolée se laisse lourdement tomber sur une natte matelassée et s'essuie machinalement le front avec le pan de son pagne. Elle tâte la feuille, la tourne dans un sens puis dans l'autre, la renifle et la redonne enfin à son frère.
- Tiens, ouvre la et ne me dis rien si ce n'est pas bon.
Ayoléla sent la feuille à son tour.
- Elle a fait du chemin, déclare-t-il.
Il parcourt lentement des yeux le feuillet froissé et taché par endroits. Écoute ceci...
Ayoléla replie la feuille et quête la réaction de sa soeur.
- Il sait bien que je n'irai pas. Ici vivent mes ancêtres et ici est mon histoire et celle de l'enfant qui va naître.
Ayolée déplie ses jambes. Son regard croise celui de son frère.
- Il est d'ailleurs temps de prendre le chemin de la rivière, dit-elle en massant son ventre d'un air rêveur.
Quelques jours plus tard, Ayolée et son petit frère dressent leur camp dans un coin de l'immense forêt. Ils choisissent un endroit près d'un filet d'eau où quelques arbres touffus forment un dôme. Ils s'activent avant la délivrance d'Ayolée qui s'essouffle à présent très vite. La jeune femme chante à longueur de journée et le soir venu, elle raconte à son jeune frère de jolies histoires. Elle n'oublie pas qu'Ayoléla n'est encore qu'un enfant qui lui est dévoué et qui lui a prouvé sa bravoure en acceptant d'être à ses côtés.
L'absence de lune derrière les grands arbres multiplie les échos de la forêt. Ayolée a donné naissance à deux enfants à la fin de la nuit. La petite fille, Minalée, braille sans cesse. Le petit garçon, Hohola, accroche son regard à celui de sa mère et lui sourit comme une déclaration d'attachement éternel. Chacun vissé sur un sein, les enfants tètent goulûment. La mère se repose, la tête calée contre une calebasse remplie d'eau fraîche. Ayoléla est parti à la pêche.
Les jours passent, puis les lunes. Les enfants grandissent. Pour eux, la forêt n'est qu'un vaste domaine de jeux. Quand leur mère est occupée, l'oncle prend le relais et les emmène dans de longues promenades. Ils apprennent à connaître les animaux les moins farouches. Le soir, Ayolée leur chante sa chanson et rassemble une histoire à leur conter.
Ce jour-là, Minalée, la petite fille, s'aventure jusqu'au bord de la rivière. Hohola, le petit garçon, traîne à quatre pattes autour de sa mère. Minalée pousse un long cri. Ayolée lâche aussitôt la pâte de maïs qu'elle s'apprête à enrouler dans la feuille de bananier. Terrifié, Hohola essaye de s'agripper aux jambes de sa mère, qui court jusqu'à la rive boueuse. Alors qu'elle y arrive, elle ne peut qu'assister, impuissante, à la capture de sa fille par trois hommes à cheval, emportant à jamais ses cris avec eux...
Vingt ans plus tard, la petite Minalée est devenue la Reine de Matikin et elle s'ennuie. La sérénité est revenue après des mois de combats fratricides à la mort du vieux roi son époux. Minalée sifflote un air qui lui trotte dans la tête et qui vient souvent effleurer ses lèvres, dans les moments de détresse.
Personne n'a encore réussi à y mettre des paroles. Chaque année, avec l'équipe du Grand Conservatoire, elle lance un concours qui voit débarquer des faiseurs d'histoires en pagaille. Jusqu'à ce jour, nul n'a trouvé le texte qui plaise à la Reine. Minalée fait les cents pas dans son immense salle de réception. Que n'en sait-elle davantage sur ses origines. Elle sait qu'elle ne trouvera pas la paix avec elle-même tant que sa soif de mémoire ne sera étanchée. Et la clé de l'énigme, elle en est certaine, se trouve dans ce chant dont personne n'arrive à lui apporter les paroles. Depuis la mort du vieux Roi, Sapitiyé, elle a réussi à glaner quelques informations qu'il avait préféré lui taire, mais elle veut en savoir plus.
Un coup léger frappé à la porte interrompt net la mélodie qui se perd dans les jardins avoisinants.
- Qui ose? gronde Minalée de sa voix cassée.
- C'est votre Porte-parole, ma Reine.
- Qu'y a-t-il, Manilé?
- Il y a ici un prisonnier qui demande audience avant son exécution. Un
musicien qui...
- Ça va, fais-le entrer.
- Bien, ma Reine.
Manilé, cheveux grisonnants et tout de blanc vêtu, ouvre les deux battants de la porte et s'efface devant un jeune homme en guenilles. C'est Hohola, pieds nus, un instrument bizarre pendu à son cou décharné. Manilé regarde fixement passer le vagabond, le reflet de son propre visage hanté, mais indubitablement plus jeune. Il referme délicatement la porte, pensant à son propre destin. Entré au service de feu le Roi, Sapitiyé, Manilé avait su gagné la confiance de celui-ci. Informé par Ayoléla de l'emplacement de leur campement, il avait organisé l'enlèvement de sa propre famille. Croyant que les trois cavaliers reviendraient avec Ayolée, son frère et les deux enfants, il les avait vus partir avec bonheur. L'excitation avait atteint son paroxysme lorsqu'il s'était imaginé respirer à nouveau le parfum d'Ayolée. Puis, un Prince croisé au hasard des couloirs du Palais, lui avait appris le véritable dessein du Roi. Rien que la petite fille, Minalée, intéressait Sapitiyé. Les cavaliers n'avaient pour mission de ne ramener qu'elle. Ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient des autres.
Depuis, Manilé n'avait jamais pu faire taire sa propre culpabilité. Certes, le Roi l'avait désigné comme Conseiller et Porte-parole à vie de la future Reine et lorsque Ayoléla était arrivé à la mort d'Ayolée, il l'avait aussitôt fait nommé Chef des cuisines, détaché près de la Reine. Ainsi, il avait le sentiment d'avoir en partie payé sa dette à Ayolée, morte de chagrin. Aujourd'hui, il voyait son fils pour la première fois et sentait qu'il allait régler ses comptes avec sa mémoire, son histoire et son passé, avec ses ambitions aussi. Après toutes ces années, la Reine allait enfin apprendre qu'il était son père.
Ayoléla, vieilli mais fier, arriva silencieusement. Minalé lui fait discrètement signe de le rejoindre dans l'angle où il se tient caché.
- Il est temps de révéler la vérité à la Reine, murmura
Manilé dans l'oreille d'Ayoléla. Les événements se
précipitent. Impossible d'empêcher son frère de la voir. Il
nous faut faire vite, les Princes de sang grondent déjà sous les
rumeurs.
- Je te laisse la décision, Manilé.Tu connais mieux le pouvoir
que moi, mais n'oublie pas de lui dire que je n'ai jamais failli à mon
devoir d'oncle. Il n'y a que la mort de leur mère qui m'a poussé
à te rechercher, à la retrouver.
Quelques instants plus tard, Manilé tombe sur un groupe d'hommes en colère, qui demandent à être reçus sur le champ. Ces jeunes Princes, plus très jeunes, viennent d'apprendre que la Reine, leur Reine, a autorisé l'accès de ses quartiers à un jeune inconnu.
Manilé ouvre la bouche, mais ils ne veulent rien entendre. Pour les retenir, il décide alors de leur raconter son histoire. Il leur dévoile que la Reine est sa fille. Il leur révèle le destinée des jumeaux séparés avant leur premier anniversaire et enfin réunis. Il leur promet aussi que la Reine sachant qui elle est sera enfin apaisée et pourra choisir un époux parmi eux. Matikin connaîtra une nouvelle vigueur, prophétise-t-il.
Tandis que le vieux Manilé termine son histoire, un long chant s'élève du Palais. La voix de leur Reine, limpide et harmonieuse, soutenue par une autre triste et déchirée, brise le silence derrière la porte close. Comme une pluie qui danse sous le soleil, ce chant divin attire la population devant les portes du Palais et loin de là, au village où est enterrée Ayolée, une pluie diluvienne décolle les Anciens de leur baobab. Dieu nous pardonne. Il faudra tenir un Conseil. Les femmes ne seront plus envoyées hors d'ici pour accoucher, songent-ils alors que les échos assourdissants du tonnerre couvrent tout le village.
Le rêve d'Ayolée est devenu réalité.