Valérie Loichot
Emory University
Cet article a été publié dans La Revue Française Université de Natal, Pietermaritzburg, no7, juillet 1999, pp.35-45. Reproduit avec l'aimable autorisation de la Revue Française. |
En enseignant un cours interdisciplinaire sur la nourriture, il m'est apparu évident que l'acte de manger librement, de créer une cuisine, de la partager et de la transmettre est souvent le dernier élément d'une culture passée ou perdue pour les peuples déplacés et opprimés tels ceux de la Diaspora africaine ou du Grand Dérangement acadien.
Cet intérêt personnel pour la nourriture est né de plusieurs prises de conscience. Tout d'abord, étudiante à l'Université d'Etat de Louisiane à Baton rouge, j'ai interrogé une dizaine d'étudiants cajuns qui ne parlaient pas français mais qui néanmoins se reconnaissaient dans cette identité culturelle, à travers la musique et surtout la nourriture où ils projetaient toute leur fierté. Toujours à la même université, dans un cours sur l'identité créole, Edouard Glissant, écrivain martiniquais a partagé avec nous l'introduction à Gombo Zhèbes, recueil de proverbes créoles compilés en 1885 par Lafcadio Hearn. Dans son introduction, Hearn utilise la métaphore du gombo[1] pour désigner la langue créole. Ce texte a permis de tirer la conclusion suivante : la nourriture, comme le prouve cette compilation de proverbes tirés de six créoles --Martiniquais, Hatien, Louisianais, Guyanais, Mauricien et Trinidadien - agit comme langue véhiculaire entre des cultures créoles issues de plantations du sud des Etats-Unis, des Antilles, d'Amérique du Sud et de l'Océan indien. La dernière prise de conscience est celle de mon expérience culinaire en Louisiane. Je me souviens de mon premier "crawfish boil" et de mes derniers. Je garde du tout premier une perspective visuelle, celle d'une spectatrice étrangère, à l'écart. Je revois l'image d'un homme barbu décorticant et dévorant les écrevisses à un rythme que ses mains pouvaient à peine suivre, mes tentatives vaines pour l'imiter. Les souvenirs de dégustations d'écrevisses ultérieures sont plus corporelles et sont celles qui me rappellent le plus vivement la Louisiane. Dès le moment où j'ai pu manger des écrevisses comme les Louisianais du sud, au même rythme, avec le même dextérité, et en suçant les têtes, je me suis sentie adoptée par cette culture d'accueil. Le décorticage d'écrevises est un acte de survie - qui décortiqu mange - et d'intégration culturelle - qui mange devient.
Parallèlement à cette expérience qui m'a prouvé que le partage des rites liés à la nourriture est l'accès le plus sûr à une culture, j'ai constaté, au cours de mes lectures de littérature antillaise, que la nourriture est une obsession permanente,un acte de survie journalier, mais aussi un outil de création élaborée.
Les contes mis ici en rapport sont issus de divers lieux appartenant à ce qu'Edouard Glissant appelle "l'Amérique des plantations". Dans un chapitre de Poétique de la Relation intitulé "Lieu clos, parole ouverte", l'auteur martiniquais réfléchit sur une contradiction inhérente au système de plantation. Il se demande comment des lieux clos et autarciques ont contribué à créer des cultures aux fontionnements parallèles dans des zones géographiquement éloignées. Il décrit les phases de la production littéraire - orale et écrite - en trois moments : "comme un acte de survie d'abord, comme un leurre ensuite, comme effort ou passion de la mémoire enfin" (1990 : 82). On étudiera ici les convergences du développement de la nourriture entre la Louisiane et la Martinique. Les sources seront les contes créoles relatés par Lafcadio Hearn dans ses écrits louisianais et martiniquais (Creole Sketches, Trois fois bel conte et Two Years in French West-Indies), les contes recueillis par l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau (Creole Folktales) ainsi que des contes louisianais transcris par divers chercheurs, conteurs et folkloristes tels que Alcée Fortier (Louisiana Folktales), Calvin André Claudel (Fools and Rascals), Carl Lindhal, Maida Owens, C. Renée Harvison (Swapping Stories) et Barry Jean Ancelet (Cajun and Creole Folktales). Dans une études idéale on aurait comparé les contes créoles martiniquais et louisianais racontés par les esclaves ou descendants d'esclaves sur la plantation. Or il était difficile pour la Louisiane, de délimiter d'une façon étanche des contes du groupe créole - par créole, on se limitera ici à la population formée des descendants d'esclaves africains.[2] Comme l'explique Barry Jean Ancelet dans son introduction à Cajun and CReole Folktales, les contacts culturels entre Cajuns et Creoles sont si fréquents qu'il est difficile de les distinguer clairement : "[there were]close cultural contacts between Cajuns and Black Creole" (1994).
L'objet de cet article sera de montrer que le nourriture n'est pas seulement une obsession délibilitante mais qu'elle est aussi le moyen de dépasser la situation d'oppression et de s'affirmer culturellement et linguistiquement dans ces deux cultures "plantationnaires" de Louisiane et de Martinique.
Affamés et gloutons |
Le monde des contes martiniquais de Chamoiseau ainsi que celui des conteurs louisianais, abonde d'affamés et de gloutons. Le couple Bouki - la hyène - et Lapin nous rappelle saus cesse cette inégalité. Cette situation répète clairement le contexts esclavagiste ou post-esclavagiste où esclaves et ouvriers étaient souvent victimes de malnutrition. Il n'est qu'à examiner le Code Noir (1685) pour constater cette pénurie:
Seront tenus les maîtres de faire fournir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés de dix ans et au-dessus pour leur nourriture, deux pots et demis mesure du pays, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant deux livres et demie chacune au moins, ou choses équivalentes, avec deux livres de boeuf salé ou trois livres de poisson ou autres choses à proportion ; et aux enfants, depuis qu'ils sont sevrés jusqu'à l'âge de dix ans la moitié des vivres ci-dessus (1685 : Articles 22, 25).
Pour manger à leur faim et d'une façon équilibrée, les esclaves devaient cultiver leurs propres récoltes après une longue journée de travail, le Code Noir stipulant que les esclaves devaient travailler du lever au coucher du soleil pour leurs maîtres. A cet exemple, Bouki travaille incessamment pour demeurer maigre et affamé. Le conte "compare Bouki, compare Lapin, et dézéf zozo" (Compère Bouki, compère Lapin et les oeufs d'oiseau) recueilli par Alcée Fortier nous offre un témoignage poignant de cette pénurie:
Compair Bouki couri chez li et dit so moman li té gagnin in bien bon souper chez compare Lapin. Son moman dit li ouvri so labouche pou le capab senti qui ça li té mangé. Li prend alors in ti morceau dibois et gratté on dents compare Bouki morceau dizéf qui té resté là. (1895 : 30)[3].
Les contes sont parsemés de personnages affamés qui servivent sur des miettes, des déchêts ou simplement des fumets. La nourriture est si précieuse que Bouki va jusqu'à vendre sa mère pour un bol de maïs et de gumbo dans un des contes transcrits par l'ortier.
Ce qui sauverait Bouki et sa famille, c'est la solidarité et l'aide de Lapin. Malheureusement, Lapin, toujours fatigué, refuse de travailler et dévore la piètre pitance de Bouki, comme le résume le proverbe suivant : "Bouki fait gombo, Lapin mangé li" (1885 : 11). Sans solidarité, pas de salut pour Bouki. A l'image de Bouki, les contes de Chamoiseau sont peuplés de créatures qui mangent et restent maigres, comme des puits sans fond. Nanie-Rosette, "l'esclave-ventre" a "une abysse au lieu d'un estomac, un lit de rivière à la place de la gorge et un genre de moulin où la bouche et les dents auraient dû être" (1924 : 20)[4]. Le corps de Nanie-Rosette, aux épithètes mécaniques, répète celui de la plantation où les produits transitent incessamment sans jamais nourrir ceux qui y travaillent - problème typique des économies coloniales ou postcoloniales. Le conteur créole louisianais, Wilson `Ben Guiné' Mitchell, présenté par Ancelet, indique clairement cette inégalité : "vieux mulet a toujours travaillé. Les autres té tous assis apè enjoy eux-mêmes manger" (1994 : 74). Ou encore : "O, Fiva!" "Il y avait tous des vieux boug", des vieux nèg-là, qui labouraient tout la semaine. C'est manière comme l'esclavage, vous comprends?" [...] "Les autres té tous assis apè enjoy eux-mêmes manger" (Ibid : 71).
A côté de ces créatures faméliques de labeur, le monde plantationnaire est hanté par les figures de gloutons ou "diables de gloutonnerie" rappelant par leurs attributs la machinerie de la plantation. Ils sont accompagnés d'explosions et d'aboiements de chiens enchainés. Rappelons nous que dans le contexte de la plantation, les chiens étaient les suppôts du maître, lancés à la pousuite d'esclaves fugitifs.
Si la gloutonnerie est un facteur d'aliénation de l'extérieur, sous la forme de la plantation, elle l'est aussi de l'intérieur, à travers l'obsession pour la nourriture. Les gloutons sont souvent punis par leur faim incontrôlable. Dans les contes martiniquais, rapportés par Lafcadio Hearn et Patrick Chamoiseau, Yé est présenté comme l'archétype de la paresse et de l'excès : "Y té tini toutt difauts assous laté : feignan, goumand - vorace pou mié di. Y té tini yon rafale yches ; - toutt ça té ka mouri faim"[5] (1939 :132). Il est décrit comme "un chien qui adorait sa liberté" (1924) et refusant de travailler, mène sa famille à sa perte parce qu'il ne peut s'empêcher de manger tout ce qu'il trouve su son passage. Un jour, il recontre en chemin un de ces diables de gloutonnerie et lui vole son festin d'escargot. Le démon s'invite alors chez l'homme et dévore chaque pauvre repas avant de forcer tous les membres de la famile à dévorer ses excréments : "Epi y té ka soufflé assous yo. Yo té ka tombé raide. Diabe-à té ka monté assou tab là, épi fai caca adans toutt plats à"[6] (1939 : 135). Ce conte prouve que les gloutons, ou quiconque est obsédé par la nourriture, ne peut penser. Lorsqu'il doit se rappeler d'une formule magique pouvant les libérer du démon que Bon-Dié ("le bon Dieu") lui a donné. Yé ne pense qu'à manger : "Et sur la route du retour, l'homme se bourrait les dents - et la mémoire - avec tout ce qu'il trouvait"[7] (1994 : 82). La morale de cet épisode est claire : manger excessivement empêche toute chance de libération et la gourmandise est aussi asservissante que la famine.
Dans les contes louisianais, Bouki, l'affamé, est aussi celui qui ne peut contrôler sa faim, ce qui l'amène à récolter encore plus de travail. Dans le conte intitulé "Dans la grosserie", pendant une famine, Lapin montre à Bouki un trou secret meanant à une épicerie. bouki, qui ne peut s'arrêter de manger devient énorme et ne peut sortir du trou:
Et Lapin a commencé à manger, mais Bouki était beaucoup gourmand. Il attrapait ça avec ses deux mains. Et il mangeait à pleine gueule. Ça lui tombait à chaque bord de la bouche [...] Il a mangé jusqu'à son ventre était au moment de casser. Et quand il a cru qu'il en avait assez, il est venu pour passer. Il pouvait plus passer (1997 : 9).
Le marchand qui l'attrape le fait travailler toute la journée. Cet épisode montre clairement que l'asservissement à l'appétit entraîne l'enchaînement au labeur4. On sait que le contrôle de l'apport de nourriture donné aux esclaves ou à des peuples opprimés, équivaut au contrôle de leurliberté.
La survie par la ruse |
La contrepartie de la bêtise associée à la gloutonnerie est la ruse. Il convient d'en distinguer deux : celle portant préjudice à la communauté et celle permettant son établissement. Les actions de Lapin relèvent de la première catégorie. Ce personnage agit en effet par pure satisfaction égoïste. Chaque fois que Bouki l'invite à travailler pour qu'ils partagent le fruit d'une récolte, Lapin trouve le moyen de dévorer tous les biens de Bouki sans rien faire. Cette ruse destructrice est aussi présente dans un conte martiniquais où une femme mauvaise tente de voler un oiseau magique qui procure nourriture à volonté. Cette femme est punie parce que tout comme Lapin, elle refuse de partager avec la communauté. Cette femme est punie parce que tout comme Lapin, elle refuse de partager avec la communauté. Comme l'explique Simone Schwartz-Bart dans un discours intitulé "Du Fond des casseroles", dans la société antillaise, ceux qui mangent en solitaire sont punis:
Ainsi il y avait dans mon village une bonne femme si vorace qu'elle mangeait dans son coin la porte fermée, ne soulevant même pas le couvercle de sa marmite, de crainte que quelqu'un ne sente la bonne odeur et ne s'en vienne auprès d'elle, réclamer sa part. A la fin, disait-on, [...] un esprit malin s'était installé dans sa case et renversait tout le contenu de sa marmite, ce qui fit que la vorace termina ses jours en se nourissant de pain sec (1989 : 76).
Cette description correspond à celle de Lapin, ou de Yé, le père de famille égoïste, qui ne pensent qu'à satisfaire leurs besoins individuels alors que le salut réside dans le partage avec la communauté. Le fils de Yé, Ti-Fonté, "le petit effronté" libère sa famille par la ruse : il se souvient de la formule magique en s'abstenant de manger, les libère du diable de la gloutonnerie et leur offre un festin de "trois crabes bleus et de fruit à pain" (1994 : 84). Le lien à la nature qu'évoque Schwartz-Bart est rendu explicite. La nourriture lie à la terre, au pays, à l'espace mais aussi au temps et à l'histoire. On sait que le fruit à pain est le symbole de la survie et de l'affirmationd es nègres marrons.
La nourriture devient plus qu'un moyen de survie et sert aussi d'emblême à une communauté formée autour d'elle. Elle donne accès à l'émancipation quand on s'abstient de la manger et qu'on l'utilise intelligemment, comme un proverbe de l'île Maurice recueilli par Hearn le proclame : "Quand vente faim, siprit vini", (Quand le ventre a faim, l'esprit vient) (1885 : 32).
Déconstruction et reconstruction culturelle |
La réappropriation de la nourriture se fait dans la privation, la douleur et la durée, comme l'illustre un conte martiniquais intitulé "Soucouyan" chez Hearn et "Glan-Glan, l'oiseau craché" chez Chamoiseau. Les protagonistes du conte sont un mari végétarien qui ne mange que des akras[8] ou beignets, et sa femme, carnivore vorace et acharnée, même le Vendredi Saint. L'oiseau parlant exhorte la femme à le tuer et le manger. A peine avalé, l'oiseau prie la femme de le reconstruire: "Recolle-moi ma p'tite fille!" (1994 : 73). Suite à cela, le mari et la femme passent toutes le failles de leur maison au peigne fin, démontent la bâtisse afin de reconstruire cet oiseau jusqu'à la dernière plume manquante. Ce re-colmatage de l'oiseau, cette recherche des fragments manquants pourrait symboliser la reconstruction d'une culture antillaise violemment fragmentée. L'oiseau craché doit être avalé, incorporé dans la douleur, vomi et reconstruit dans la durée. L'oiseau pourrait aussi représenter l'esprit de liberté qui doit être nommé par l'effort commun d'un groupe. Comme l'affirme l'anthropologue Sidney Mintz dans son essai Tasting Food, Tasting Freedom, la situation des Antilles doit être reconstruite "en l'absence de la pleine structure de leurs sociétés d'origine" (in the absence of the full institutional structure of their societies of origin) (1996 : 35. Cette déconstruction exhaustive de la maison est nécessaire parce que sa structure est étrangère au couple, comme l'est la structure institutionnelle imposée par les européens. L'insertion d'un contenu propre est le but final des personnages qui construisent une cuisine qui leur est propre. Il faut ajouter que l'oiseau, pris, déconstruit et reconstruit est un être "que la langue créole n'avait pas encore nommé" (It was a small bird that had never been named by the Creole tongue) (1994 : 31). Ce contenant sans contenu représente ainsi la liberté en tant que potentialité ouverte - liberté de choix, liberté de construction. Cette métaphore trouve résonance dans une histoire que conte Toni Morrison dans son discours d'acceptation du Prix Nobel. Dans son récit, des jeunes gens rendent visite à une vieille femme, aveugle et sage, un oiseau dans leurs mains. Ils demandent si ce qu'ils tiennent dans leurs mains est mort ou vivant. La vieille femme se contente de leur répondre que l'oiseau est entre leurs mains. En d'autres termes, qu'il est libre à eux de décider de sa vie, de sa mort ou de son sens. Morrison, quant à elle, choisit de faire de cet oiseau un récit : "Je choisis donc de lire cet oiseau comme la langue" ("So I choose to read the bird as language") 1993 : 14). L'oiseau, dans les deux cas, représente un choix menant à la création. C'est ce choix de la nourriture comme acte explicite de création, comme langage qui fera l'objet de notre dernière partie.
Nourriture, liberté, création |
La nourriture permet l'accès au pouvoir de plusieurs façons. Tout d'abord, à un niveau concret, celle ou celui qui cuisine parvient à surpasser le maître. Dans les contes de Chamoiseau, plusieurs personnages accèdent au pouvoir grâce à leurs talents culinaires. C'est le cas de Ti-Jean Lhorizon qui fait croire à son maître - qui est aussi son père illégitime - qu'il peut cuisiner à l'aide d'un seul fouet. Ti-Jean lui vend l'objet à un prix extravagant et le maître se tourne en ridicule devant les autres en prétendant cuisiner avec le fouet, et en conséquence perd ses biens, don't Ti-Jean hérite. Ce contrôle de la nourriture permet à ces jeunes démunis de surpasser les maîtres et d'hériter de leurs biens. Ce pouvoir est semblable à celui des cuisiniers au sein des plantations. Mintz conclut son essai en insistant sur la dépendance des maîtres à leurs esclaves-cuisiniers :
D'une part parce que la classe des maîtres devint dépendante des cuisiniers, d'autre part parce que les cuisiniers inventèrent une cuisine que les maîtres pouvaient vanter sans pouvoir la reproduire. (Both because the master class became dependent upon its cooks, and because the cooks actually invented a cuisine that the masters could vaunt, but could not themselves duplicate) (1996 : 47-48).
Cette libération par la création d'une cuisine donne également l'autonomie de création au peuple antillais et louisianais. Créer sa propre cuisine est aussi important que proclamer son nom dans la préservations ou la reconstruction d'une identité culturelle. Il est significatif que la plupart des contes antillais et certains contes louisianais observés se terminent par l''vocation de produits locaux consommés par les personnages libérés - "Gombos", "Force plats gratinés, des piles de fricassée, des tonnes de poissons cuits au court-bouillon, des potages à la viande, des potées et des rôtis"[9] (1994 : 24), "des lits de yams éternels et profusion de fruits à pain bleus", "des papayes au gratin et des soupes zhabitant", "des pois angola, des fruits à pain, des beignets de morue, des pieuvres au poivre, des écrevisses au court-bouillon..."[10] (Ibid: 27, 90, 104), pour nous mettre l'eau à la bouche.
Ces listes exhaustives, et le fait que les fins heureuses des contes se délectent à les décrire prouvent que la nourriture et sa nomination sont essentielles à la définition de l'identité créole. La cuisine créole, louisianaise et martiniquaise est caractérisée par la variété des techniques culinaires et des ingrédients importés. Comme nous le déchiffrons dans la liste, la variété des composants raconte l'histoire d'origines étendues et souvent intraçables. Le fruit à pain vient d'océanie, le yam d'Afrique et l'adjectif "zhabitan" réfère à une variété autochtone d'écrevisses. C'est cette variété de mets aux origines éclectiques parsemés de quelques produits locaux qui fait la spécificité de la cuisine créole. Ni africaine, ni européenne, ni levantine, ni amérindienne, elle répond à la définition de la Créolité développée par Bernabé, Confiant et Chamoiseau dans leur Eloge de la Créolité : "La Créolité est l'agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l'histoire a réuni sur le même sol" (1993 : 26). Dans cette recontre, les éléments sont en relation d'interaction - une action réciproque dans laquelle nul élément ne domine l'autre - et de transaction - dans laquelle chaque élément renonce à une partie de soi. Dans cette relation, les éléments ne s'uniformisent pas mais restent distincts. Edouard Glissant nous avertit de cette possible ménarde entre créolisation et métissage :
Si nous posons le métissage comme en général une recontre et une synthèse entre deux éléments différents, la créolisation nous apparaît comme le métissage sans limites, don't les éléments sont démultipliés, les résultantes imprévisibles. La créolisation diffracte, quand certains modes du métissage peuvent concentrer une fois encore (1990 : 46).
Cette définition implique que la créolité est un moteur de création puissant et sans limites. La nourriture créole est donc un lieu de richesses et de contrastes, et non pas une bouillie indéfinissable. Afin d'illustrer ce procédé créateur, Glissant, dans son roman Tout-Monde, utilise l'exemple du masala. En Inde, le masala est un mélange d'épices utilisé dans de nombreuses recettes, en Martinique, c'est une combinaison d'ingrédients pouvant être recyclée indéfiniment : mélangé à la viande, cela devient du colombo, aux lentilles, du dol. Glissant conclut : "le masala, c'est l'invariant de ce chaos de cuisine, que les Antillais hindous nous ont appris à intégrer dans notre maelström" (1993 : 478). Comme nous l'indique cet exemple, c'est à partir d'une combinaison héritée que la cuisine antillaise se développe indépendamment dans une créolisation sans fin. On pourrait observer le même procédé créateur dans la nourriture louisianaise ; par exemple la jambalaya qui hérite de la méthode de cuisson et du riz de la paella espagnole, de la saucisse française, des écrevisses locales. La cuisine louisianaise contemporaine est l'illustration de ce procédé de création, ouvert, vivant et fertile. Il n'est qu'à observer les fettucini aux écrevisses des restaurants italos-américo-créoles ou les "pasta jambalaya" d'une chaîne locale de restaurants, pour se rendre compete de cette créolisation ouverte et permanente.
Finalement, la cuisine peut être lue comme une langue à part entrière qui servirait de moyen de communication entre les Créoles des antilles et de Louisiane. Revenous à Lafcadio Hearn qui observe en 1885 :
Ces résidents anglophones de Louisiane appellent rarement cette langue "Créole : ils l'appellent gombo, pour quelque raison mystérieuse que je ne parvins jamais à expliquer de façon convaincante. Les gens de couleur de la ville ont eux-mêmes commencé à utiliser ce terme pour caractériser le patois parlé par les survivants du temps de l'esclavage [...] Un jeune nègre ou une jeune négresse de la Nouvelle-Orléans pourrait dire à un membre âgé de sa race : "Ça qui to palé ça pas Créole: ça c'est gombo"[11] (1885 : 3).
Le mystère de cette assimilation entre langue et cuisine peut s'expliquer par des ressemblances de composition, de fonctionnement et d'utilisation. Le gombo (en tant que soupe) nous explique Hearn, "est composé de bribes et morceaux, d'okra [...] mais comprenant occasionnellement de "losè, zépinard, laitie" et d'autres légumes vendus en bouquets sur le Marché français"[12] (1924). Ce que nous pouvons retenir de cette description du gombo - qui pourrait aussi être appliquée au callalou antillais, mélange d'herbes diverses - c'est que son vocabulaire, ses ingrédients, sont composés de bribes, de restes, tout comme le vocabulaire créole est l'agrégat de fragments de vocables français, africains, amérindiens. Si l'on dresse une analogie entre grammaire et techniques culinaires, les accords, conjugaisons et combinaisons créoles ont diverses sources, tout comme la syntaxe créole est influencée par des grammaires d'Afrique de l'Ouest et d'Europe. La cuisine, tout comme la langue, repose sur un nombre limité de techniques de base et offre des combinaisons illimitées, comme dans l'exemple du gombo donné par Hearn - à la base l'okra, comme résultante, un nombre illimité de soupes : gombo au crabe, aux crevettes, à l'okra tout simplement, aux huitres et au filé, au poulet et aux huitres, pour n'en citer que quelques-unes.
La cuisine créole, tout comme la langue, est partagée par une communauté et ne peut être reproduite que par les membres de cette communauté ou par des étrangers initiés. La nourriture, tout comme la langue, dépasse les limites de l'Amérique des Plantations, fragmentée géographiquement, économiquement et politiquement. Elle relie les Antilles et la Louisiane, plus même que la langue créole. En Louisiane, on cuisine toujours créole, mais très rares sont ceux qui le parlent encore.
Enfin, tout comme l'histoire de la langue peut être retracée à travers l'étymologie, les plats et ingrédients retiennent la mémoire du passé à plusieurs niveaux : les signifiants des noms importés sont des fragments préservés de langues perdues ou oubliées. Mais surtout, la nourriture est absorbée et transormée par le corps. On la voit, on la sent, ou la touche et on la goûte. Comme Marcel Proust l'enchâsse dans le fameux épisode de la madeleine, c'est à travers la mémoire du corps, véhiculée par le goût et l'odorat - non pas à travers des fragments d'images visuelles - que le passé peut être retrouvé tout entier : "tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé" (1990 : 28). Cette fonction mnémonique de la nourriture, totale et vitale, est soulignée par Simone Schwarz-Bart :
Car dans l'exil, manger n'est pas manger, c'est se souvenir des fleurs, des fruits, des herbes, de la montagne et de la mer, c'est consommer le pays en quelque sorte, et c'est faire surgir tout un monde absent, c'est faire lever des visages et des rires, des gestes, des paroles, sans lesquelles on se dissoudrait, on cesserait d'être (1989 : 176).
C'est grâce à la consommation libre d'une nourriture propre, que les descendants de la diaspora africaine revivent leur passé corporellement et tissent des liens entre les brêches de cette Amérique créole des Plantations.
Notes
[1] Le gombo ou gumbo est une préparation culinaire créole du sud de la Louisiane. C'est une soupe à base d'okra ou de feuilles de sassafras ou filé. Comme l'explique Hearn dans son introduction à La Cuisine créole, divers restes de viande ou de fruits de mer peuvent être incorporés dans la préparation de ce plat économique et aux multiples variantes. ("[This] is an economical way of using up the remainsof any cold-roasted chicken, turkey, game, or other meats." (1885 : 18).
[2] L'adjectif créole est dérivé du verbe portugais eriare signifiant "créer" ou "éliver", il désigne de ce fait, tout être, animal ou plante élevé ou cultivé dans l'enceinte de la plantation par opposition aux êtres ou espèces nouvellement arrivés. On parle ainsi d'esclaves ou detomatoes créoles. Par dérivation, l'adjectif créole peut aussi désigner une couleur de peau, différente selon le contexte ou le point de vue. Il peut désigner les colons blancs, ainsi que leurs créations - on parle d'architecture créole - il peut tout aussi bien désigner les habitants de couleur.
[3] "Compère Bouki courut chez lui et dit à sa maman qu'il avait eu un bien bon souper chez compère Lapin. Sa maman lui dit d'ouvrir la bouche pour qu'elle puisse sentir ce qu'il avait mangé. Elle prit alors un petit bout de bois et gratta des dents de compère Bouki un morceau d'oeuf qui restait". (Toutes les traductions données directement après le texte original sont celles de l'auteur de l'article).
[4] "An abyss for a stomach, a riverbed for a throat, and a kindof grinding mill where mouth and teeth should have been."
[5] "Il avait tous les défauts de la terre : fainéant, gourmand - vorace pour mieux dire. Il avait une ribambelle d'enfants. Et tous mouraient de faim."
[6] "Puis il leur soufflait dessus. Ils tombaient raides. Le diable montait sur la table et puis faisait caca dans leurs assiettes."
[7] "And all the way back, our man gummed up his teet - and his memory - with whatever junk he could find."
[8] "Every body eats akras; - they sell at a cent a piece. The akra is a small fritter or pancake, which may be made of fifty different things, - among others codfish, titiri, beans, brains, coux-caraïbes, little black peas (poix-zié-nouè, black-eyed peas"), or of crawfish (akracribîche)" (1890 : 359). (Tout le monde mange des akras; - on les vend on sou la pièce. L'akra est un petit beignet ou une crêpe, qui peut être fait d'une cinquantaine de choses, - parmi elles la morue, le titiri, les haricots, la cervelle, les choux-caraïbes, les petits haricots (poix-zié-nouè, poix aux yeux noirs") ou les écrevisses (akracribîche).)
[9] "scads of things au gratin, piles of fricassee, rafts of fishes cooked in court-bouillon, and various meaty soups, stews and roasts."
[10] "patches of everlasting yams and groves of blue breadfruit trees", "papaya au gratin and zabitan soup", "angola peas, breadfruit, codfish fritters, peppery octopus, crawfish cooked in court-bouillon, avocado slices dusted with flour, and a heap of sweetmeats."
[11] Such English-speaking residents of New Orleans seldom speak of it as "Creole": they call it gombo, for some mysterious reason which I have never been able to explain satisfactorily. The coloured people of the city have themselves begun to use the term to characterize the patois spoken by the survivors of slavery days [...] A young Creolenegro or negress of New Orleans might tell an aged member of his race: "Ça qui to palé ça pas Créole: ça c'est Gombo.."
[12] "Gombo" - compounded of many odds and ends, with the okra - plant or true gombo for basis, but also comprising occasionally "losé, sépinard, laitie", and the other vegetables sold in bunches at the French market."
Bibliographie
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Dr Valérie Loichot is an Assistant Professor of French
and Postcolonial Studies at Emory University, Atlanta,
Georgia. She is the author of articles published in
the French Review, Francographies, La Revue
Frontenac, La Revue Française d'Afrique du Sud, and
has a forthcoming article in the Journal of Caribbean
Literatures. She is currently working on two book
manuscripts on food in the literature of the African
Diaspora and on fatherhood in the plantation world
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