Lynn Marie Houston
Arizona State University
Cet article a été publié en anglais par Lynn Houston dans Safundi, the journal of South African and American comparative studies sous le titre "Serpent's Teeth in the Kitchen of Meaning: A Theory of South African Culinary Historiography" |
La recherche de documents proposés par les librairies électroniques sur le thème de la cuisine sud-africaine souligne le manque de matériel récent concernant ce sujet. La cuisine sud-africaine est pourtant le site d'enjeux politiques importants que véhicule le discours et auxquels nous participons, que nous en soyons conscients ou non. La rhétorique associée à la cuisine sud-africaine entretient un rapport problématique avec la politique de la nation, un rapport qui laisse apparaître certaines caractéristiques du discours actuel: la généralisation, l'universalisme, l'exotisme, la représentation historique déformée, l'effacement des éléments locaux, l'adoption des États-Unis ou de l'Europe comme unité de référence, l'adoption d'un style d'écriture destinée au monde du tourisme (avec ses stéréotypes et manque de sensibilité face aux besoins locaux).
Comme dans tous les discours associés à la réification de la Culture, la rhétorique du discours culinaire que certains critiques imposent à la cuisine sud-africaine est problématique. Pour le critique Pappas, par exemple, la cuisine sud africaine "reflète la profondeur culturelle, la vaste créativité et l'unité spirituelle d'un peuple divers"; elle exprime "un mélange de plusieurs sociétés culturelles - européenne, asiatique et africaine." Cette vision d'une culture sud-africaine unifiée au niveau de la cuisine ne tient toutefois pas compte des divisions léguées par l'histoire. Elle ne tient compte ni de la violence raciale qui a marqué de son influence tous les aspects sociaux de la nation, ni des dynamiques de pouvoir de la politique sud-africaine contemporaine. Les plats servis dans l'Afrique du Sud aujourd'hui ont leurs origines dans des traditions culturelles différentes . Et leur coexistence ne traduit pas nécessairement la paix ou une unité spirituelle mais souvent une simple coexistence imposée par l'histoire, aujourd'hui encore dominée par les inégalités et les injustices d'un passé encore proche. N'est-il pas possible d'imaginer qu'un Khoi à qui l'on sert un "potjie," associera plus ou moins inconsciemment ce plat à ceux qui ont introduit ce genre de cuisine dans son pays et à l'oppression de son peuple? Quels sont les processus de représentation culturelle qui naissent de la nourriture? Y-a-t'il dans le langage et l'histoire culinaires une manière particulière de raconter l'histoire du colonialisme?
Il faut d'abord noter que la nourriture a été au centre des préoccupations qui ont conduit à la fondation de Capetown. Au milieu du dix-septième siècle, cette ville fut établie par Jan Van Riebeeck pour servir de point d'approvisionnement aux navires hollandais. Entrant en compétition avec la cuisine des habitants indigènes de la région (des tribus africaines en partie nomades), les Hollandais y introduisirent alors les potjies, krakelinges, klapperterts, koek sisters, et autres mets agréables à leur palais. Mais la cuisine de Capetown n'est jamais restée figée. Elle s'est diversifiée rapidement en fonction de l'origine des populations implantées dans la région de gré ou de force sous couvert d'importation de main d'oeuvre et d'échanges commerciaux. Les travailleurs malais, par exemple, ont introduit des sauces aigre-douces, des sambals (légumes coupés), des chutneys ("bobotie"), des sosaties, des bredies, des biryanis et l'art de bien préserver la nourriture pour les voyages. Les Français qui sont arrivés à la fin du siècle ont amené leur coutume (que nous pratiquons encore aujourd'hui) de manger des repas faits de plats préparés et servis séparément. Les rôtis et puddings ont débarqué avec les Anglais au dix-huitième siècle. Au milieu du dix-neuvième siècle, ce sont de nombreux immigrés juifs qui se sont installés et la cuisine sud-africaine comprend certaines de leurs recettes traditionnelles. Enfin, de nombreux travailleurs venant des Indes ont élargi la cuisine sud-africaine aux curries, masalas et d'autres plats à base de riz.
Cette diversité née de l'asservissement de certains peuples par d'autres et des déplacements de la main d'oeuvre exigés par la colonisation, est obscurcie lorsqu'on tente d'interpréter les préoccupations locales en dehors de leur contexte historique. Si la cuisine sud-africaine relève de nombreuses traditions locales et étrangères, elle est le fruit d'une expérience sud-africaine unique - quoi que très diverse - qui offre ses propres points de repère et qui ne se prête pas aux comparaisons. Un critique peu averti affirmait: "... Il y a beaucoup de recettes de plats soi-disant sud-africains qui sont une simple évolution des prototypes figurant dans d'anciens livres de cuisine européens". Il n'en est rien et une telle affirmation souligne davantage les préoccupations d'un touriste-colonisateur que celle d'un critique sensible à l'univers sud-africain. Raconter l'histoire des territoires coloniaux - et l'histoire de leur cuisine - en se limitant aux influences européennes revient à faire violence à l'Histoire et aux relations de pouvoir qui ont marqué la vie des peuples asservis et exploités au nom du profit et des idéaux coloniaux - ainsi que leur descendants - en effaçant leur histoire, leurs voix, leur l'existence et leur version de l'histoire. Il en va de même lorsqu'on tente de réduire une diversité culinaire foisonnante aux normes exigées par l'industrie du tourisme international.
La cuisine n'est pas un fait innocent; c'est une manière d'exprimer des liens ancestraux et des enjeux politiques très actuels. La manière d'en parler reflète une époque et certains a priori. De nombreux textes sur la cuisine sud-africaine expriment encore de nos jours les idéaux d'une idéologie néocoloniale et s'en font le dépositaire. Vouloir faire de la cuisine un symbole de l'influence étrangère en Afrique du Sud ou encore de l'unité sud-africaine est une entreprise utopique et mal inspirée. Cette approche ne saurait en aucun cas répondre aux questions essentielles qui se posent aujourd'hui: comment le discours culinaire influe-t-il sur la perception de soi? Qu'est-ce que la nourriture que nous mangeons dit de notre identité? Quel type de pouvoir relationnel met-on en jeu lorsqu'on mange un plat appartenant à une culture dont on fait - ou dont on ne fait pas partie? Dans quelle mesure le fait d'imposer une tradition culinaire à une autre culture est-il un acte de violence? Dans quelle mesure la nourriture, comme la langue, est-elle un des moteurs de l'appartenance culturelle et identitaire?
Back to [the top of the page] [the contents of this issue of MOTS PLURIELS]