Isabelle Gros
Grande Valley State University
Cet article a été publié dans La Revue Française Université de Natal, Pietermaritzburg, no7, juillet 1999, pp.25-34. Reproduit avec l'aimable autorisation de la Revue Française. |
Les métaphores d'assimilation truffent l'oeuvre de Gérard Etienne. La société haïtienne y est représentée tantôt comme un corps où des cellules en mangent d'autres tantôt comme un plat dont chacun tente de se rassasier en vain car seul le dictateur mange à sa faim. Dans cette société où satisfaire son appétit demeure la quête essentielle, chaque individu se trouve fatalement acculé à devenir soit le mangeur soit le mangé. Tortionnaire et torturé mangent tous deux n'importe quoi : l'un parce que son appétit vorace le force à tout dévorer, l'autre parce qu'il doit tout supporter, tout avaler, parfois même ses propres excréments. Dans cette société, la femme est couramment considérée comme une nourriture, elle est bonne à manger comme le prouve le poème "Marabout de mon coeur" d'Émile Roumer. Je ne citerai ici que la première strophe de ce poème qui est devenu selon Etienne "le haut-chant des ensembles musicaux" d'Haïti. (1979 : 126):
Marabout de mon coeur aux seins de mandarine
Tu m'es plus savoureuse que crabe en aubergine
Tu es un afiba dedans mon calalou
le doumdoueil de mon pois mon thé de zherbe à clou (1979 : 126)
La femme est chantée comme une nourriture désirable et "savoureuse", elle est comestible. Etienne aborde lui-même le problème dans un article intitulé "La femme noire dans le discours littéraire haïtien", et écrit:
La représentation que se fait le féodal haïtien de la Négresse implique un rapport dialectique corps-manger. Tous les textes mettant en scène la femme noire en Haïti sont articulés sur des dominantes gastronomiques, lesquelles engendrent un réseau d'éléments qui nous font passer d'une rhétorique alimentaire à une rhétorique de défrustration (1979: 124).
Dans Une femme muette, l'avocat qui observe Marie-Anne note que:
Son demi-sourire (...) exprime quelque chose de différent de la description courante des négresses sous la plume de certains écrivains de son pays, sensuelles et mangeables, vicieuses et putains, hanches et fesses palpitant sous des robes claires qui laissent voir leur nudité (1983: 208).
On peut affirmer très nettement qu'il n'existe aucun personnage de femme semblable dans l'oeuvre d'Etienne. On n'y trouve pas de séductrices, exception faite des femmes apprivoisées par l'ambassadeur d'Haïti pour "voler les secrets de l'opposition" (AM, 1979 : 96) ou utilisées comme des fruits - mangues ou bananes mûres - pour manger soi-même ou pour offrir comme nourriture à des blancs (cf Ibid : 95). Ces femmes se sont sans doute prostituées pour survivre et ont été réduites à des fruits exotiques parfaitement consommables. Néanmoins, l'association femme/nourriture est générale dans la culture haïtienne, que ce soit l'affreux personnage de l'ambassadeur d'Haïti ou le sympathique Alexis d'Un Ambassadeur-macoute à Montréal. Les femmes sentent comme de la nourriture et l'association nourriture/femme se fait dans les deux sens : les odeurs dégagées par les restaurants évoquent la négresse et la négresse est faite de nourriture.
Les maîtresses du Diplomate...font des trous avec leurs ongles dans leurs robes, et dans ces trous montent des vapeurs d'encens, des fumées, des fumées de potasse, des odeurs de viande et d'huile de coco (Ibid : 127).
Cependant l'association nourriture et femme s'applique aussi aux relations avec les mulâtresses et les blanches. Si la négresse est bonne à manger, la blanche l'est aussi comme le prouvent les mots doux que le médecin Gros Zo susurre aux oreilles de son amante blanche canadienne : "depuis notre premìere recontre, je n'ai cessé de t'appeler ma reine, mon sucre, mon thé, mon soutien. Je t'aime Penny" (1983 : 87). On peut dire en fait qu'il n'y a qu'une différence de degré entre l'attitude de L'Ambassadeur-macoute et celle du médecin Gros Zo de La femme muette. Pour cette catégorie d'hommes - qu'ils soient ambassadeur-macoute ou médecin à Montréal - les femmes sont "de la chair fraîche" (AM, 1979 : 1 65/1983 : 38), et ils n'en "font qu'une bouchée (AM, 1979 : 38/1983 : 71).
Pour soi et les hommes de sa catégorie, les seins des femmes sont aussi piquants que des piments d'oiscaux...les cheveux des rousses sont comme des épis de maïs flottant sous les caresses du vent (1983 : 44).
Gros Zo ne va pas jusqu'à tuer lui-même sa femme Marie-Anne mais il n'hésite pas à la droguer et à la pousser au suicide. L'Ambassadeur, lui, réclame une femme à manger "avec du piment et des tomates vertes" (AM, 1979 : 69) et le préposé officiel du Québec lui fournit une blonde qui a été tirée au sort et qui est la fille du plus grand des capitalistes. On remarque ici au passage que les Blancs du Canada n'hésitent pas à donner leurs femmes comme nourriture quand les enjeux politiques ou économiques semblent tout justifier. Mais "prendre la blonde n'a pas suffi à l'Ambassadeur" (AM, 1979 : 174), il l'a tuée aussi et toutes sortes de mensonges contradictoires sont avancés pour justifier la mort non-réprimandée de cette jeune fille sacrifiée. A ce titre, il est intéressant de noter que Le Petit Littré note sous la définition de "consommer" que:
Consommer et consumer, qui ont été longtemps confondus par les auteurs, se distinguent aujourd'hui en ce que le premier suppose une destruction utile, servant à quelque usage; et le second, une destruction pure et simple" (338).
Cette précision donnée par Le Petit Littré montre clairement que manger/consommer la femelle est d'abord un acte destructeur qu'il soit utile ou pas, un acte violent foncièrement injustifiable même si on peut lui trouver des explications. Le Ben Chalom de La Pacotille raconte aussi son amour pour Guilène en utilisant bien souvent le verbe "manger":
J'enviais Guilène. Je la mangeais du soleil levant au soleil couchant (...) Je la mangeais (...) avec une joie constamment mêlée de tristesse...(1991 : 195). Je bouffais Guilène dans un désir ininterrompu...(Ibid : 197). Je bavais à la vue d'un corps que je n'avais pas même espéré toucher de ma vie, un corps que je dévorais, que j'allais enfin posséder (Ibid : 199).
C'est à l'occasion du récit de son amour de "petit nègre" (Ibid : 199) pour une mulâtresse que le narrateur utilise l'expression fort édifiante pour les rapports hommes-femmes en Haïti: "manger son infériorité". "J'étais donc la chose de Guilène. Le petit nègre qui mangeait son infériorité devant la mulâtresse (...) J'étais la pacotille de Guilène" (Ibid : 195). La question de couleur devient évidente. Le petit noir mange son infériorité en mangeant/possédant la mulâtresse ou la blanche; par cet exploit, il fait preuve d'héroïsme (cf Ibid : 199). Est-ce à dire qu'avec la négresse il mange sa supériorité? qu'il transforme la négresse en nourriture pour mieux se prouver à lui-même sa propre importance et surmonter ses complexes? Tout cela semble effectivement aller dans le sens de la "dé-frustration" dont parle Etienne bien qu'il ne parle pas de l'attitude vis à vis de la mulâtresse ni de la blanche (cf 1979 : 124).
Pour en revenir à l'accusation d'Etienne selon laquelle la négresse est couramment représentée dans la littérature haïtienne comme vicieuse, on trouve dans son oeuvre même le personnage de la belle-mère vicieuse et cruelle qui apparaît dans Le nègre crucifié et revient dans La pacotile. C'est une femme qui fait peur au narrateur-enfant, qui le maltraite et le bat. Elle paraît extrêmement méchante avec son beau-fils qui un jour par esprit de revanche imagine "pénétrer au fond des entrailles de (s)a belle-mère, faire en sorte que rien n'échappe à la voracité de (s)a queue" (1991 : 88). La belle-mère est une mauvaise mère qui refuse de nourrir son fils et l'envoie mendier alors que la mère violée et quittée par le père, a elle-même abandonné ses enfants. La mère est pour l'enfant la première nourriture et dès lors que ce premier rapport est troublé, insatisfaisant, il entraîne toutes sortes de complications en ce qui concerne les rapports à la nourriture et à la femme. Comme la belle-mère se refuse à assouvir les désirs de nourriture et d'affection de l'enfant, il imagine comme vengeance de la posséder sexuellement. Comme l'explique Maggie Kilgour:
Une image moins absolue mais néanmoins corporelle pour illustrer l'incorporation est celle du rapport sexuel qui est souvent représenté comme une sorte de repas. En français, consommer de la nourriture (to consume) et consommer l'acte sexuel (to consummate) est le même mot. Les Patriarches mettaient en garde contre la relation intime qui existe entre la gloutonnerie et la luxure..." (traduction personnelle, 1990 : 7).
La femme qui est traditionnellement associée à la nourriture - sans doute en partie à cause de la phase orale - la femme allaite son enfant, devient elle-même nourriture, objet du désir, de possession et d'assimilation. La femme-mère accepte beaucoup de ses enfants - elle a accepté au commencement d'être leur première nourriture - et elle accepte aussi souvent d'être mangée par son homme. Alors que Gros Zo sent que sa femme Marie-Anne lui échappe pour toujours et qu'il perd sa femme-mère nourricière, le texte met clairement en évidence le rapport ambigu à la mère:
La mère chez la femme noire continue à bouleverser ses entrailles (...) C'était la mère qu'il torturait ainsi. (...) Il savait qu'elle n'allait pas le mordre ou le punir pour toutes les saloperies qu'il lui a fait manger (1983 : 226-228).
D'après Étienne, il existe une tradition des femmes haïtiennes nourrissant leurs hommes. Elles sont à la fois la mère et l'épouse de leurs hommes. La Mathilda de La Reine Soleil Levée refuse ce rôle, elle refuse de "se faire manger toute crue" (1987 : 22), elle ne veut absolument pas que son mari Jo Cannel, le transporteur frappé d'une maladie soudaine, puisse s'engraisser de sa sueur de femme" (Ibid : 22); Mathilda n'aime pas "les hommes dépendants" ou "les bons vivants du quartier" qui profitent de leurs femmes (Ibid : 83).
Dans Une femme muette, Marie-Anne se rappelle : "Mon mari... je l'ai conçu dans la misère. Je l'ai habillé, nourri, protégé contre les griffes du démon" (1983 : 56). Elle voudrait dire à Hélène que "le jour où elle a rencontré son mari, il avait faim" (Ibid : 63). Elle a été pendant longtemps celle qui a nourri son mari, celle qui lui a permis de faire des études de médecine et de devenir qui il est maintenant. Il est donc juste de dire qu'elle lui a donné naissance et qu'il lui doit tout. Quand le mari de Marie-Anne avait besoin d'elle, il aurait fait n'importe quoi pour lui plaire : "L'eût-elle voulu qu'elle l'aurait fait marcher à quatre pattes avant de lui céder, tellement il avait besoin d'elle pour mettre quelque chose dans sa panse dévorée par la faim." (Ibid : 108). On voit ici que le rapport entre Marie-Anne et son mari, Gros Zo, n'a jamais été équilibré. Que toujours il s'est agi entre eux d'un rapport de force, d'un rapport entre mère nourricière-dominatrice et homme-enfant dominé, qui s'est transformé quand Gros Zo est devenu médecin et riche, en un rapport dominateur-esclave. Quand Marie-Anne se rend compte qu'elle a permis la naissance d'un monstre qui veut se débarrasser d'elle en la poussant au suicide, elle voudrait pouvoir le re-créer:
une envie de lui mordre les testicules jusqu'à ce qu'il demande pardon, qu'il retourne dans mon ventre afin que je le ré-invente pour le rendre semblable à mon délire, à ma noirceur (Ibid : 108).
Elle a tout à fait conscience du processus par lequel est passée sa relation avec Gros Zo : il y a eu passage de la "femme-secours d'autrefois" à "la valetaille" d'aujourd'hui (Ibid : 11). Encore une fois, la relation maritale est présentée comme une relation où la femme utile est la nourriture de son homme tout en étant sa maîtresse - et la plus forte financièrement - puis après que son mari s'est nourri d'elle pour acquérir une position sociale plus élevée, elle n'est plus qu'une domestique parmi d'autres, un objet de peu de valeur. La relation maître-esclave apparaît évidente dans les termes que choisit Étienne. Selon Le Petit Littré "valetaille" est "un terme collectif de dénigrement qui fait référence à une "multitude de valets" (1 871). La relation de Marie-Anne et de Gros Zo n'est pas, selon Étienne, un cas isolé mais bien l'illustration d'un fait de société répandu : "tous les hommes de son espèce [sont] responsables de la déconfiture de milliers d'Haïtiennes" (1983 : 18).
Déjà, l'attitude des Haïtiens en général vis-à-vis du mariage est critiquée dans l'oeuvre d'Étienne. L'amour semble y jouer un rôle minime. Il s'agit plutôt d'une transaction où la femme paie chèrement la sécurité qu'elle gagne. "En Haïti, dit-on, la femme accepte une bague au doigt mais devra en payer les conséquences c'est-à-dire avaler les cochonneries de son nègre" (Ibid : 102). Bien se marier signifie "décrocher un morceau" que ce soit comme Philomène qui épouse un ingénieur et "pour qui le mariage représente un bon moyen de manger et de se coucher sur un bon matelas" (Ibid : 105) ou comme Gros Zo qui a domestiqué et sucé (cf Ibid : 166) Marie-Anne (et qui veut épouser Penny Nicholson pour entrer dans la haute société québécoise). Ainsi, quelle que soit la situation, le nègre "ne fait qu'une bouchée" de la femme. Haïti est traditionnellement "un pays où le nègre suce le sang de la négresse jusqu'à la dernière goutte... " (Ibid : 226), un pays où l'homme est vampire et zombificateur et la femme-nourriture.
Néanmoins, lorsque la communauté haïtienne est alertée des méfaits de Gros Zo envers sa femme, elle réagit très vivement à ce qu'elle considère comme une injustice sociale. Selon elle "les affaires de ménage sont les affaires de tout le monde; un nègre n'a pas le droit de manger la sueur d'une négresse" (Ibid : 174). Un nègre n'a pas le droit de traiter une négresse comme une esclave, il lui doit le respect surtout s'il a, comme Gros Zo, "mangé sa soupe; [s']il a bu son lait" (Ibid : 121).
Les termes employés pour parler de la vengeance utilisent aussi une rhétorique alimentaire : Andréane dit : "je vais manger son pénis et brûler son derrière" (Ibid :112) et Lysias ajoute : "il va payer pour son crime (...) je vais lui arracher le pénis et je le mangerai avec du piment (...) c'est ainsi qu'on traite des nègres-assassins comme lui" (Ibid : 118). L'homme aussi peut être mangé dans le contexte social sexuel, mais d'abord il faut qu'il ait abusé de sa force et de son pouvoir, qu'il soit assassin.
Étienne prend bien soin de distinguer la société des médecins haïtiens de Montréal des Haïtiens qui sont employés dans les usines et les manufactures. Il existe un véritable fossé social entre eux. Gros Zo, comme ses autres amis médecins noirs, s'intéresse maintenant aux femmes blanches canadiennes. S'il veut provoquer le suicide de sa femme c'est parce qu'il veut "se débarrasser d'une négresse qui le gêne dans ses relations avec les personnes de la haute société" (Ibid : 19). Gros Zo a honte de sa femme qui est fille de cordonnier. A l'hôpital, il dit qu'il y a une femme noire chez lui qui est une "domestique" ou "une demi-soeur". Il prétend que les négresses qui se disent femmes de médecins sont folles et mentent parce qu'elles rêvent de décrocher un millionnaire" (Ibid : 177).
Il ne veut pas avouer à Penny, sa maîtresse blanche, qu'il est marié à une négresse à laquelle il doit tout. Gros Zo refuse d'employer les moyens normaux et légaux du Québec pour se séparer de sa femme. Il n'envisage même pas une seconde le divorce et agit véritablement comme un féodal qui a "tous les pouvoirs, même celui de décider que sa femme a la rage" (Ibid : 19). En ceci il ne diffère pas des propriétaires d'esclaves et emploie leurs méthodes. Gros Zo et ses amis et complices médecins s'entendent pour "zombifier les femmes" (Ibid : 26). Ils justifient leurs mauvais traitements dans des conférences de presse où ils parlent "de la situation des négresses névrotiques incapables de s'adapter à un milieu de femmes émancipées (1983 : 29). Quand ils veulent se débarrasser de leurs femmes qu'ils cocufient sans arrêt, ils disent qu'elles sont folles et les font enfermer à l'hôpital psychiatrique. Si, comme Marie-Anne, elles refusent de se tuer même après avoir été barricadées tête en bas dans une chambre avec bien en vue le portrait de leur rivale blanche - que Marie-Anne assimile à la déesse Erzulie - elles sont enfermées dans un hôpital où un complice de leur mari fera d'elles un légume en les droguant avec de la morphine et si malgré cela elles arrivent à s'échapper alors leur mari enverra la police à leurs trousses en les décrivant comme "une mangeuse d'hommes possédée du démon et présentant des symptômes d'une maladie mentale qui échappe à la thérapeutique canadienne" (Ibid : 176). Cette attitude effarante et criminelle s'explique selon une "rhétorique de défrustration" - terme de Gérard Étienne ilustré dans La femme muette par le biais de l'avocat Maître Fouché:
Pour lui, le nègre haïtien traîne les conséquences du système esclavagiste. Son mode de penser, de sentir et même d'aimer est tributaire des conceptions philosophiques du colonisateur (...) Si nous respections nos femmes, nous serions maintenant un peuple civilisé (Ibid : 172-173).
Il n'est pas surprenant que l'ami de Gros Zo, le docteur Hippolyte, ne partage pas cette opinion et trouve tout à fait justifiable d'employer "les grands moyens" quand une femme n'est pas satisfaite. On voit ici encore une fois une insoutenable mauvaise foi et une malhonnêteté invraisemblable:
Il faut avoir la cervelle détraquée pour se plaindre à longueur de journée, pour n'être pas satisfaite même quand ça vit dans un château, et que tu fais manger sa progéniture. Seul Jésus-Christ tolère de telles créatures. Ça fait des tripotages, ça boude; toujours la même nourriture. Si vous voulez mon avis, les femmes noires sont les plus conservatrices du monde, je les rends responsables de l'état délabré des sociétés qu'elles ont engendré (Ibid : 43).
Faire référence à la femme de Gros Zo en disant "ça" marque une familiarité et un mépris certains ; l'utilisation du pronom démonstratif (singulier masculin) au lieu du pronom sujet féminin "elle" assimile la femme aux animaux familiers. La femme se trouve donc dans une situation inférieure à l'homme et sa prétendue insatisfaction n'est en fait que le désir légitime d'être aimée et respectée. Quant à l'accusation selon laquelle les femmes noires seraient conservatrices, elle aussi paraît injustifiée. A quel renouvellement de société les femmes noires s'opposeraient-elles? S'il s'agit de refuser d'être maltraitées et abandonnées par des maris, qui dès qu'ils réussissent socialement grâce à elles, n'ont de cesse de trouver une femme blanche de condition sociale supérieure à la leur, il est facile de comprendre leur opposition. Ce renouvellement social ne cacherait rien d'autre que l'injustice qu'il leur est faite.
D'un autre côté, les Haïtiennes ont une réputation de révolutionnaires et une tradition héroïque. Marie-Anne elle-même a un passé héroïque de lutte contre l'oppression en Haïti (cf Ibid : 165). Elle n'est pas le seul personnage féminin dans l'oeuvre d'Étienne à avoir ces qualités. Dans Le Nègre crucifié, Nounoune, l'amante, soutient la lutte du narrateur et Guilène, la mulâtresse qu'aimait le narrateur dans La Pacotille, est aussi une combattante active contre la tyrannie. Elle est arrêtée en même temps que le narrateur et tuée sous la torture. Elle n'est pas la seule femme emprisonnée d'ailleurs:
Personne ne voudra entendre parler d'une poitrine, là, sur le parquet arrachée d'un coup de machette, d'une fillette de deux ans arrêtée en même temps que sa mère, privée de nourriture depuis un bon bout de temps, de la vieille Léontine forcée de manger ses excréments (1991 : 206-207).
Quant à la Mathilda de La Reine Soleil Levée, il est évident dès le début du roman qu'elle est une femme forte, volontaire et indépendante qui lutte pour la justice et pour sauver son mari frappé soudainement d'une maladie inexplicable. Le narrateur dit explicitement que Mathilda "symbolise la tradition des combattantes antillaises" (1987 : 146). Le groupe de personnes qui suivent Mathilda au travers de la ville de l'hôpital à la maison du vaudouissant Ti-Boss
...s'identifie soudainement à une image niée, combattue, enracinée dans la conscience d'un groupe privilégié d'habitants, celle des femmes prises pour des folles en raison de leur audace, de leurs prouesses, de leur arrogance (Ibid : 121).
La folie de Mathilda consiste à refuser la fatalité de l'oppression. Qu'il s'agisse de l'immobilisme des médecins qu'elle consulte à l'hôpital ou de vaudouissants peu scrupuleux tel Ti-Boss qui entendent profiter de leur pouvoir pour "dévorer des yeux le corps" des femmes qui viennent les consulter et qui sous prétexte que "l'esprit (...) aime la chair" (Ibid : 39) entendent profiter de leur détresse pour se prévaloir de faveurs sexuelles. Mathilda refuse de se laisser manger comme ses aïeules "autrefois, violées par les maîtres et leurs fils, écrasées par de gros camions alors qu'elles portaient de lourdes charges" (Ibid : 117). Mathilda est une révoltée, une révolutionnaire mais encore une fois elle n'est pas la seule femme à "avoir la tête fêlée" : "les voilà maintenant assassins, mangeuses d'hommes, démones au coeur tendre" (Ibid : 117).
Mathilda est bien l'inverse d'une femme noire conservatrice et Marie-Anne aussi par son refus de succomber au "mijoté" de son mari est une femme consciente et courageuse. Elle se rend bien compte qu'elle est devenue prisonnière, esclave réduite "à [s'] agenouiller, les bras au ciel nourrissant le rêve de faire péter [sa] cage" (1983 : 93). Lorsqu'elle lit dans le journal qu'on parle de l'évasion d'une femme noire, elle évalue avec une extrême lucidité sa situation présente :
Rien, se dit-elle n'a changé depuis cinq siècles. Ce sont les mêmes annonces de fuites d'esclaves et de prisons (...) elle aussi est une marronne, la chose d'un propriétaire qui, lui aussi, a signalé son évasion (1987 : 99-100).
La continuation de ce système est d'autant plus scandaleuse qu'il se perpétue en terre étrangère, au Canada, et que les tortionnaires, les féodaux sont des hommes éduqués qui n'ont même plus l'excuse de souffrir de la faim ou de l'oppression d'un régime tyrannique et injuste. En Haïti au moins il était possible d'expliquer ce phénomène - ce qui ne signifie pas l'excuser - en évoquant avec Albert Memmi "l'histoire de la pyramide des tyranneaux : chacun, socialement opprimé par un plus puissant que lui, trouve toujours un moins puissant pour se reposer sur lui, et se faire tyran à son tour" (1957 : 45). C'est bien cela que déteste le Ben Chalom de La Pacotille : "tout ce qui fait vomir votre race (...) que des hommes aux lèvres fendues par la faim maltraitent leur femme en guise de compensation au mauvais sort que les valets de la bête leur font subir" (1991 : 60).
Pour ce qui est du médecin Gros Zo et de ses amis, ils rejettent leurs origines, leur pays, les femmes noires et s'identifient totalement aux gros blancs capitalistes tels que le père avocat de Penny, qui en d'autres temps auraient sans doute été colonisateurs et esclavagistes. Ainsi des Haïtiens comme Gros Zo à peine sortis eux-mêmes de l'esclavage de la faim se transforment-ils en tyrans et oppresseurs. Lassés des femmes noires qui représentent pour eux, comme le dit le docteur Hippolyte, "toujours la même nourriture", ils poursuivent d'autres proies. Dans une boîte de nuit, ils se font "dépisteurs de chairs fraîches" (1983 : 38). La comédie de la séduction, même quand il s'agit de femmes blanches, reste un "jeu du chat et de la souris" (Ibid : 53). Encore une fois, il s'agit de "mijoter son coup" en prétendant que les Américaines sont :
L'activité sexuelle n'est pas une expression de l'amour mais bien le goût prononcé et avide pour "la bonne chair". La gloutonnerie alimentaire et la gloutonnerie sexuelle ne font qu'un. Les bons vivants se spécialisent dans "l'art de posséder des dizaines de femmes" (Ibid : 81). Avoir des rapports sexuels fréquents équivaut à s'assurer que l'on possède bien la femme:
Puisque [Gros Zos] n'avait pas pris [Penny] ce matin, et que le régime prescrit commande la chose au moins trois fois par jour, il faudra donc faire le travail pour avoir la certitude de posséder la femelle. (Ibid : 83).
Lorsque Hélène rend visite à Gros Zo, il lui "fait l'éloge de la puissance sexuelle des Noirs qu'il considère comme de vrais poètes de la volupté" (Ibid : 157). Gros Zo raconte sa vie en prenant soin "d'épicer" (Ibid : 83) ses exploits et agrémente à son avantage sa boulimie sexuelle. Quand il s'agit de nourriture, Gros Zo "fait la petite bouche", le dédaigneux. Il n'aime pas la nourriture des Américains, il vomit la cuisine haïtienne qui est pour les gens du peuple et qui "dérange la cervelle, corrompt les moeurs et développe des maladies mentales" (Ibid : 89).
On remarque ici combien le lien entre la nourriture, la cuisine et la femme est fort. Gros Zo rejette son peuple, son pays et sa nourriture mais il se veut un "produit de la civilisation française" et désire épouser une blanche canadienne. Néanmoins sa façon de manger trahit involontairement ses origines, la faim dont il a souffert jeune et même le fait qu'il continue à adhérer à des pratiques vaudoues. Dans le restaurant français qu'il affectionne, il se jette de façon habituelle sur un plat de pattes de grenouilles puis consomme deux plats de canard à l'orange. Il dévore "en un clin d'oeil" et voracement tout ce qui se trouve sur son assiette et souffre après de gaz (cf Ibid :89). Lors de son dernier repas - car il meurt étouffé en se gavant - il est dit qu'il se gave "comme devant l'autel d'un vaudoussant". (Ibid : 228). Malgré sa volonté farouche d'assimilation et l'identification avec le côté le plus réactionnaire et rétrograde de la société canadienne, son rapport à la nourriture révèle qu'il reste malgré lui bien haïtien. D'ailleurs sa maîtresse Penny qu'il a promis d'épouser - alors qu'il est marié à Marie-Anne - veut "dégrossir Gros Zo", "modifier son alimentation":
Il mange trop de riz aux pois, trop de viande de cochon, il ne peut se passer de ce jus de pamplemousse mêlé de lait condensé ni de ces crutacés mangés goulûment avant de la prendre (Ibid : 219).
On remarque aussi par la liste des aliments citée par Penny que la conduite alimentaire de Gros Zo dans le privé diffère de celle qu'il a au restaurant. Dans l'intimité, il continue à se gaver mais les plats et les boissons qu'il consomme paraissent plus traditionnellement haïtiens que français. Pourquoi se gave-t-il ainsi? La réponse se trouve dans le texte : "Il se croit fort. Et gros. Ce n'est pas pour rien qu'il fait engraisser son ventre, symbole de la richesse pour l'Haïtien (Ibid : 71). Il continue donc à avoir une vision séculaire du pouvoir liée au fait de manger trop dans un pays où "la faim n' a pas de fin" (1994 : 125).
A ce propos, il est intéressant de noter que les héros valorisés dans l'oeuvre d'Étienne sont précisément ceux qui sont capables de contrôler leur faim et de ne pas manger. Pour Alexis Accius, le petit immigrant héroïque d'Un Ambassadeur macoute à Montréal, être fort signifie pouvoir ne pas manger : "Il refuse de penser à la faim qui dévore ses tripes. C'est une façon de se prouver à lui-même qu'il est fort (...) Qu'il est capable de passer des jours sans manger "(AM, 1979 : 48). De même Mathilda dans La Reine Soleil Levée lutte de toutes ses forces sans rien dans le ventre. Contrôler son appétit, accepter sa faim en luttant pour sa dignité c'est aussi abandonner le désir de manger l'autre. Le narrateur du Nègre crucifié voit dans la voracité sexuelle l'origine de la tyrannie et de la cruauté:
Pourquoi ne fait-on pas l'amour dans la bouche? C'est à cause de cet animal que les rois nègres deviennent des bourreaux, tuent les opposants pour avoir cet animal dont les poils cachent une pile de maringouins (1994 : 61).
Que cette explication soit satisfaisante est douteux mais le narrateur pense que : "... en Haïti, l'amour est impossible. Oui, l'amour au pays, c'est un panier d'avocats pourris qu'on jette aux cochons" (Ibid : 98). On ne sort décidément pas des métaphores alimentaires! Mais comment l'amour pourrait-il être une nourriture saine quand toujours il s'agit de posséder et même de consommer l'autre? Le narrateur du Nègre crucifié offre une solution possible qui est encore une image intéressante à méditer ; quand il fait l'amour avec Nunoune "elle coupe sa langue en deux et lui donne un morceau. Il fait de même" (Ibid : 61). Là, si encore l'amour continue à signifier qu'on mange l'autre, il existe du moins une réciprocité et l'espoir qu'en se mutilant chacun d'une moitié de langue, on finit quand même par avoir une langue entière, par redevenir un individu pleinement humain.
Bibliographie
Étienne, G. La Reine Soleil Levée. Montréal : Guérin littérature, 1987.
---. Le Nègre crucifié. Montréal : Editions Balzac, 3e ed., 1994
---. La Pacotille. Montréal : L'Hexagone, 1991.
---. Une Femme muette. Montréal: Fiction/Nouvelle Optique, 1983.
---. Un Ambassadeur macoute à Montréal. Montréal : Nouvelle Optique, 1979.
---. "La Femme noire dans le discours littéraire haïtien", Présence Francophone vol. 1. Québec : Sherbrooke, 1979, pp.109-126. .
Hurbon, L. Le barbare imaginaire. Port-au-Prince, Haïti : Editions Henri Deschamps, 1987.
---. Culture et Dictature en Haïti : L'imaginaire sous contrôle. Paris : L'Harmattan, 1979.
Memmi, A. Portrait du colonisé. Précédé de Portrait du colonisateur. Paris: Editions Corréa, 1957 et Gallimard, 1985.
Kilgour, M. From Communion to Cannibalism: Anatomy of Methaphors of Incorpration. Princeton : UP, 1990.
Dr Isabelle Gros est titulaire d'une licence d'anglais et d'espagnol de Paris III. Elle a également obtenu une
maîtrise et un doctorat de lettres françaises à l'Université de Southern California (Los
Angeles). Son Ph.D.
(1993) est consacrée à l'oeuvre de Victor Segalen et "Siddhartha". Une spécialiste du XXeme siècle, Isabelle Gros
travaille aussi sur la francophonie et elle a
publié sur Malraux, Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra,
Michele Lacrosil et Etienne. Depuis 1993, elle enseigne à Grand Valley State
University où elle est Associate Professor of French.
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