Hélène Jaccomard
The University of Western Australia
Si les personnages mangent beaucoup dans certaines oeuvres littéraires, comme chez Flaubert ou Proust, voire trop, comme chez Jules Verne, dans l'univers sarrautien, on ne mange pas. Pourtant, un livre fait exception: Enfance où se remarque d'autant plus l'importance de la nourriture qu'elle figure dès le deuxième souvenir. Ces pages en tête d'Enfance ne doivent pas occulter non plus une dizaine de passages traitant également d'alimentation. Recensement impressionnant par rapport aux romans sarrautiens, car même si l'on prend le terme alimentaire au sens large en l'étendant à toute ingestion, absorption de solides, de liquides ou de médicaments, simples images, ou encore scènes autour d'une table, tout cela a nettement la portion congrue, que ce soit dans Tropismes, Portrait d'un Inconnu, Planétarium, Les Fruits d'or, Entre la vie et la mort, Tu ne t'aimes pas... oeuvres de jeunesse et de maturité confondues.
Je reviendrai sur ce second souvenir, mais pour mieux établir son caractère original et central, voyons tout d'abord les passages d'Enfance où la nourriture joue un rôle.
La plupart ont le côté couleur locale d'anecdotes un peu convenues, où nulle vie ne palpite et qui auréolent l'enfance de bonheur et d'innocence, toutes choses contre lesquelles luttent âprement la narratrice et son double: la cérémonie autour de la table en Russie (32[1]), les gâteries de la vieille niania à Ivanovo avec "de succulentes tartines de beurre enduites d'une épaisse couche de sucre mouillé" (33), le rite du samovar (198), "la confiture de carottes" de sa grand-mère adoptive (227), le goûter que Natacha (c'est le nom de Nathalie enfant, ce qui permet de distinguer le personnage-enfant de Nathalie, la narratrice âgée) partage avec sa belle-mère souffrante, et qui consiste en "macaronis dorés et luisants de beurre frais, à chaque bouchée descend de la fourchette une longue coulée de fromage fondu qu'on tranche avec ses dents" (148); on en aurait l'eau à la bouche. Il est à remarquer qu'il ne s'agit aucunement de plaisirs de la table, ni nourriture fine, ni mets délicats, ni repas plantureux. Même l'épisode du vol d'"un de ces petits sachet de dragées empilés à l'étalage d'une confiserie" (155), un de ces larcins comme en contiennent toutes les autobiographies depuis Jean-Jacques Rousseau et le ruban volé, cette envie contrariée par Véra, ce désir n'a rien à voir avec la gourmandise, le ba-ba de l'art de manger, mais tout avec l'interdit et la culpabilité intrinsèque du plaisir.
Par souci d'exhaustivité, mentionnons aussi un épisode où la nourriture met à jour l'avarice de "Maman". Natacha remarque que sa mère choisit pour les bonnes les morceaux de viande les plus petits et les plus gras (épisode repris dans Martereau). Elle s'en trouve gênée, blessée. Cela n'a pas pour autant fait naître une conscience de classes chez Sarraute. Cet exemple du pouvoir des maîtres sur les serviteurs n'aurait pas valu la peine d'être mentionné s'il n'était répété dans une autre scène où l'attitude vis-à-vis de la nourriture révèle les vices cachés de la bourgeoisie. Natacha apprend de la bouche d'une bonne que Véra a une réserve spéciale de menues gâteries pour sa propre fille, Lili, une enfant un peu souffreteuse (144). Surprise, Natacha n'y attribue cependant pas une importance démesurée; elle est habituée désormais à être traitée en parent pauvre, en enfant qui compte moins. Un léger fatalisme, rien d'alarmant, est venu à Nathalie avec l'âge. Véra lui paraît d'ailleurs mûe par une loi de la nature plus que par la mesquinerie car la suite de la vignette développe l'image de Véra en tigresse tendue vers la survie de sa propre progéniture ("regard de tigre" 144; "vaincre le destin à tout prix" 145). Parallèle qui aurait certainement choqué cette Russe élégante et puritaine...
Mais il manque à ces passages des traits essentiels pour avoir la portée de ce que Nathalie Sarraute a appelé des tropismes.
Revenons donc sur la scène dite "de la liquéfaction de nourriture". Elle couvre cinq pages, soit l'une des vignettes les plus développées des quelque soixante-dix de ce récit d'enfance. Tout le livre s'y trouve, comme dans la tasse de thé de Proust, tout Combray. Peut-être même toute l'oeuvre. Tout au moins, telle est l'analyse qu'ont faite de ce récit Philippe Lejeune, Bruno Vercier, Bettina Knapp ou Jean Pierrot. Mais pour central que ces critiques aient jugé l'épisode en question, faute de l'avoir situé dans le (non-)traitement du thème alimentaire de l'oeuvre sarrautienne, ils ne me semblent pas en avoir épuisé toute la signification, et notamment en ce qui concerne le mécanisme du tropisme.
La scène se déroule dans un hôtel, où Natacha passe des vacances avec son père, un lieu public où on l'exhorte à manger plus vite, à avaler ses bouchées, alors que la petite fille s'oblige à "mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe" (15). On a beau lui faire remarquer qu'elle donne le mauvais exemple aux autres, l'exemple "d'un enfant fou, d'un enfant maniaque" (14), rien n'y fait. Au contraire de la folie (un leitmotiv du livre d'ailleurs), c'est le bon sens de l'enfant, sa logique implaquable qui ressortent de cet épisode, car Natacha est tenue par le devoir. Elle a donné sa parole à sa mère avant qu'elle ne reparte en Russie: "Tu as entendu ce qu'a dit le docteur Kervilly? Tu dois mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe." (15) Il s'agit donc, devant l'agacement des adultes, le ridicule même, de "résiste[r]... [de tenir] bon sur ce bout de terrain où j'ai hissé ses couleurs, où j'ai planté son drapeau" (17), image d'un croisé lié par un pacte avec sa dame. Et cette loyauté, ce combat sacré qui sont pris pour une obstination maladive par les autres (terme recouvrant une sorte de collectif: père, gouvernantes, bonnes, et parents) exposent le gouffre entre l'enfant et les adultes, la profondeur et la force morale des uns, l'hypocrisie et le pragmatisme aveugle des autres, la lutte sans cesse recommencée contre les faux-semblants, contre l'inauthenticité.
A la fin du chapitre, l'enfant se demande encore: "Est-ce vraiment ce qui peut s'appeler 'aussi liquide qu'une soupe'? n'est-ce pas encore trop épais?" (18). Cet épisode repose donc sur une question existentielle: à quel moment passe-t-on d'une forme à l'autre, du solide au liquide, du formel au fluide[2], mais surtout à quel moment passe-t-on de l'enfance à l'âge adulte, du sensible au sensé[3], du factuel au littéraire?
Car tel est l'enjeu de cet épisode, traduire du concret (le chaos du vécu) en littérature (l'ordre esthétique), de sorte que ce travail sur ce souvenir revient à une mise en abyme du travail sarrautien sur son matériau, elle qui n'est venue à l'écriture qu'après une longue période de "rumination":
Ces derniers mots incitent, effectivement, à traquer l'inconscient dans ce souvenir. Ainsi il est certainement significatif que soient mobilisées ici les deux figures parentales: le père et la mère, ce père admiré, cette mère égoïste jusqu'à la cruauté - témoins, ses paroles assassines jetées négligeamment et qui suscitent certains tropismes. Natacha a beau avoir senti que sa mère se déculpabilisait à bon compte de son absence en paraissant concernée par la santé de sa fille, il n'empêche: celle-ci a promis à celle-là. C'est dire combien ce souvenir introduit le thème psychologique majeur d'Enfance: comment gérer au moindre coût en terme de souffrance, la séparation des parents et le manque d'amour de la mère. On peut aller plus loin avec la critique Leah Hewitt qui estime que Natacha essaie de préserver, malgré la distance physique, le moment où elle et sa mère étaient unies par l'allaitement: "The figure of liquidity that is associated with eating and with the mother suggests their early nurturing bond."[5] "Sans vouloir faire à tout prix de cet épisode la source unique de toutes les métaphores liquides si chères à Nathalie Sarraute, on croit comprendre pourquoi elle l'a placée en tête du livre, à son origine", dit justement Bruno Vercier[6].
Certes, il serait tentant de broder à l'envi sur le thème du traumatisme d'enfance. Mais ce serait trahir la méfiance envers le psychologique que Sarraute a poussée à l'extrême dans son oeuvre, romanesque et autobiographique. Les beaux souvenirs, comme les moments de souffrance enfantine, Sarraute les raconte sans l'emphase, sans l'apitoiement, vers lesquels la psychologisation de l'autobiographe risque de nous entraîner. Certes la "méthode" de Sarraute s'apparente, sous certains aspects, à une cure psychanalytique freudienne du fait de l'hyperconscience de la narratrice, de l'émergence du refoulé, de la mise en paroles de la sensation grâce au recours à un double narrateur qui joue souvent le rôle de l'analyste. Mais cette méthode, si méthode il y a, s'en éloigne par le refus des explications stéréotypées, phalliques et dictatoriales. Elle s'apparente davantage à la "schizo-analyse"[7] à la Deleuze-Guattari, laquelle rejette les structures arborescentes et hiérarchiques freudiennes en faveur d'une sorte de "rhizome" où le langage ne décalque ni le monde phénoménologique, ni l'inconscient, mais y est connecté en tout point et les rejoint dans leurs lignes de fuite, dans cet inconscient que le langage lui-même produit. Ce qu'on peut, à tout le moins, emprunter au cadre conceptuel de la schizo-analyse, c'est une lecture empathique toute en nuances et en mouvance du texte sarrautien. Percevoir par exemple l'immense effort conscient indispensable pour faire ressortir la vérité du ressenti, douleur et bonheur tout à la fois. Car, si c'est la souffrance qu'on entend en premier dans l'épisode de liquéfaction de la nourriture, il y a aussi chez le personnage une pointe de jubilation d'avoir résisté aux adultes qui tentaient de la faire revenir sur cette parole donnée à l'une mais impossible à faire comprendre à l'autre.
Ce récit de tentative de communication ratée permet d'annoncer le type de communication souhaitée par l'auteur, son pacte autobiographique avec le lecteur[8]: le combat contre l'inauthenticité de l'enfant a son pendant dans le combat de la narratrice, aidée de son double, pour traduire la vérité du ressenti enfantin que les mots risquent de trahir: "C'était ressenti, comme toujours, hors des mots, globalement... Mais ces mots, ces images sont ce qui permet de saisir tant bien que mal, de retenir ces sensations" (17). C'est dire que cette quête est vouée, non à l'échec total, mais à une victoire provisionnelle, semblable à celle de l'enfant refusant d'avaler des nourritures solides. Ce en quoi, contrairement aux apparences, Sarraute s'inscrit bien dans la tradition de l'autobiographie, genre voué à l'inachèvement. Pensons, par exemple, à Stendhal conscient de sa mémoire comme d'"une fresque dont de grands morceaux seraient tombés"[9]; ou encore à Marguerite Yourcenar, assimilant son entreprise autobiographique au rejointoiement d'"une mosaïque en rapprochant les uns des autres des tessons épars"[10] d'une fresque antique, entreprise d'emblée frappée d'incomplétude. Cette scène est donc avant toute chose un scénario de lecture, comme on en trouve tant dans les autobiographies, textes placés entre berceau et bibliothèque[11]. Ces scénarios ont pour but d'éduquer le lecteur implicite, de guider sa lecture, chose cruciale dans une autobiographie aussi expérimentale qu'Enfance. Ce à quoi Sarraute nous éduque, c'est à lire - à ressentir - un tropisme, en l'occurrence un "tropisme alimentaire".
Du point de vue du lecteur, le tropisme permet de mettre un mot sur un magma, un indicible, une force psychique, tous "ces riens qui déclenchent des réactions de résistance"[12], et s'incarnent dans des paroles, des sous-entendus, des sous-conversations, des intuitions, des rêves. Même si "[l]e tropisme est un mouvement imperceptible pour autrui, incommunicable et même paradoxal"[13], le rôle de l'écrivain est de "faire parler ce qui se tait, se cache et fuit, et [de] le saisir dans le mouvement même de sa fuite"[14]. Le rôle du lecteur est d'entrer en sympathie avec ce travail sur le refoulé.
Le refoulé qu'il s'agit de faire délicatement émerger et ressentir au lecteur ici, est d'autant plus central qu'il est lié à la nutrition, à un instinct vital. Il l'est peut-être davantage que le premier récit de souvenir d'Enfance, lorsque la petite fille déchire un sofa avec des ciseaux, scène qui a reçu beaucoup plus d'attention critique que l'épisode de liquéfaction de la nourriture, en tant que pulsion primitive et sexuelle et allégorie, déjà, du rôle de Sarraute, enfant terrible de la République des lettres. La scène de liquéfaction de la nourriture associe trois éléments: une origine (manger), un ressenti (l'angoisse mêlée de jubilation) et des paroles (celles du vécu auxquelles s'ajoutent celles du "rendu").
Chez Sarraute, le tropisme (il est significatif de rappeler que le mot est emprunté à la biologie et la chimie) repose donc sur un dispositif en trois temps: une cause (un vécu physique et des paroles d'autrui), un ressenti et un discours auctorial. Négligeant la toute première cause, la critique se concentre généralement sur les paroles d'autrui et le deuxième temps, tout ce qui relève du psychologique en fait, ainsi que sur le troisième, puisque c'est le domaine de l'écriture, du poétique et de la glose - ce à quoi j'ai moi-même sacrifié, jusque-là, en insistant sur les parallèles entre écriture et lectorat sarrautiens. De fait, en se penchant sur le tout premier temps, le germe, le levain du tropisme, il est envisageable d'opérer une classification selon des catégories thématiques: ici l'alimentaire, ailleurs l'animal[15], ou encore l'objet[16] (comme la poignée de porte dans Le Planétarium). Au sein de cette taxonomie, se dessine une graduation, qui part du primordial et arrive au trivial, du nécessaire au contingent. Si certains tropismes paraissent plus essentiels que d'autres, c'est souvent par leur cause, en ce qu'elle est plus ou moins ancrée dans le physiologique, le corps, le vital. Peut-être même trouverait-on si l'on recensait tous les tropismes des textes sarrautiens, que les tropismes reposant sur les sens "extérieurs" (la vue, le toucher...) n'ont pas la prégnance de ceux associés aux sens "intérieurs" (goût, ouïe).
Ce qui frappe dans ce dispositif du tropisme en trois temps (sensation et paroles, ressenti et discours), c'est que l'on ne sait ce qui est en aval (en l'occurrence pour ce souvenir, le déclencheur du souvenir gustatif, la "madeleine" de Sarraute). Le moment est venu (à 83 ans) de l'extraire de sa gangue physique, son amont, son "limon".
En réalité, Sarraute avait déjà fait allusion à cet épisode dès Tropisme. Un enfant ressent la chose suivante au cours d'un moment banal où son grand-père lui fait traverser la rue:
Mais s'il n'y a rien d'angoissant dans cette version "romancée" du tropisme, juste une constatation, le travail discursif reste incomplet, embryonnaire: il y manque les paroles d'autrui et le ressenti. On y lit le pouvoir incontesté et arbitraire des adultes, mais ici accepté par l'enfant. Cette brève notation prouve tout de même que l'auteur adulte n'a pas "digéré" cette scène primitive[18].
Du fait de ce refoulement, rien n'apparaît dans l'oeuvre romanesque de plus construit que quelques images alimentaires de ci de là, rien qui s'apparente à cette "rumination obstinée" (selon le terme de Philippe Lejeune)[19]. Par exemple, dans Tropismes, à nouveau, une image, une seule, la description d'un personnage décidé à percer "le vrai du vrai": "Elle écoutait, elle absorbait, gloutonne, jouisseuse et âpre." (69), image que l'on peut prendre comme celle d'une bref scénario d'écoute, ou de lecture.
Autre exemple de l'alimentaire: dans Le Planétarium, carottes râpées et gâteaux des beaux-parents s'opposent aux plats fins conçus par Germaine Lemaire, carpe au bleu et omelette (512). La nourriture met en rapport le littéral et le métaphorique au sein d'une dialectique entre conventionnel et valorisé récurrente dans le roman[20]. Mais rien d'un tropisme: il n'y a ni sensation germinale, ni paroles incrustées dans les personnages, ni véritable ressenti, ni glose auctoriale.
Si l'on décale notre recherche des aliments proprement dits aux images d'ingestion, d'absorption orale, la manne est plus abondante. De fait, revenons à un épisode un peu plus tardif relaté dans Enfance. Il s'agit d'un dialogue entre Natacha et sa mère:
Voici un des rares passages humoristiques du texte qu'on rangerait, chez tout autre auteur, dans la catégorie des mots d'enfants. C'est en réalité une très sérieuse mise en garde aux parents de ne pas raconter n'importe quoi sur "les choses de la vie". Dans un sens, Enfance dans son entier est un traité d'éducation, une série de conseils sur les erreurs à ne pas commettre, un regard sur la conscience enfantine confrontée au mensonge, au puritanisme et à la malhonnêteté: un ensemble d'admonitions sur comment lire un enfant. Emblématique aussi, cette scène l'est de la quête des origines, universelle et inassouvie. Le désir incestueux et impossible de féconder la mère, le rêve mythique de parthénogenèse, reflète le désir de la petite fille d'agir sur le monde en donnant la vie, en se donnant un allié contre les adultes. L'inversion de la situation par rapport à la "liquéfaction totale" - c'est Natacha qui veut nourrir un adulte - montre une maturation de la petite fille désireuse de prendre sa vie en main au moyen de la création, une métaphorisation de son rôle futur d'écrivain et une inscription du futur lecteur en... enfant de l'écrivain (puisque la mère écrit des histoires pour enfants)? Ingérer a une dimension psychologique, voire mythique ici, mais ce n'est pas une situation physiologiquement vitale: le germe du tropisme ne concerne pas le corps de l'enfant, la mère n'a prononcé aucune parole gangrénée, le ressenti s'apparente au ludique, l'auteur en discourt avec amusement et détachement.
Jean Pierrot a relevé, sur la base de ce type de notations et d'autres dans les romans de Sarraute, notamment Portrait d'un inconnu et Martereau, "une réduction fréquente des rapports humains à des phénomènes d'absorption et de dévoration... imprégnation de la chair par une liquidité à la fois nécessaire et louche.[21]
Natacha toutefois n'est pas traumatisée durablement par cette
oralité problématique. De fait, elle n'est pas difficile,
question nourriture, "elle mange n'importe quoi", dit sa belle-mère
(160). Faire feu de tout bois ("manger n'importe quoi") n'est-ce pas ce qui
donne un grand écrivain? Ce commentaire n'est pas neutre pour autant
puisque, paradoxalement, au lieu d'être considérée comme une
chose rassurante, surtout par cette mère soucieuse de sa propre fille
qui est si difficile, Vera pense que "la bonne santé [de Natacha] est la
marque d'une nature assez grossière, un peu frustre" (160).
Douloureuses, mais détachées de tout phénomène
physiologique, les paroles remontent facilement à la conscience de la
narratrice. De fait, ici il s'agit de paroles prononcées par sa
belle-mère, et non de celles de la mère ou du père,
lesquelles ont l'apanage de faire souffrir, de laisser des tropismes profonds.
Il apparaît donc que les tropismes, de par leur cause, n'ont pas tous la
même valeur: certains sont davantage pris dans leur gangue physique et
mnémonique (comme avec la nourriture à liquéfier),
davantage liés aux fonctions vitales et aux figures parentales, plus
difficiles à faire ré-émerger, plus rétifs aux mots
que d'autres.
Ces épisodes alimentaires dans Enfance,
tropistiques à des degrés fort différents, forment
contraste avec l'absence de nourriture dans l'oeuvre où, pour tout
frémissants de tropismes qu'ils soient, les personnages "jeûnent"
à longueur de livres. Toutefois, en s'attachant à l'origine des
tropismes alimentaires d'Enfance, on s'aperçoit que ce n'est pas
seulement la nourriture qui est quasiment absente des textes, mais le corps
lui-même.
Le discours sarrautien détache les tropismes de leur origine phénoménologique, divorçant le ressenti de sa génèse physique pour "ruminer" sur la parole entendue. L'alimentaire, ce paradigme du vital, est détrôné par le discursif. Les personnages sont désincarnés, réduits à de pures voix dénuées d'enveloppes charnelles.
Dès lors, ce qui importe, ce n'est pas le silence de Nathalie Sarraute quant aux arts de la table mais, plus globalement, ce dont ce silence témoigne: une absence d'appétence, un déficit des désirs, un manque de jouissance. En gommant le corps, Sarraute dépouille ses personnages de tout appétit sensuel - ne reste pour leur plaisir, et encore bien raréfié, qu'un zeste de jubilation.
Notes
[1] Enfance, Folio, Gallimard, 1983.
[2] Voir Jean Roudaut qui distingue "dans chaque ouvrage de Nathalie Sarraute deux champs sémantiques antagonistes: celui du minéral [...] et de l'aqueux", "Garder le change", Littérature 118, juin 2000, 91.
[3] Rachel Boué, Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole, Paris, L'Harmattan, 1997, 11.
[4] Vercier, Bruno, "(Nouveau) Roman et autobiographie: Enfance de Nathalie Sarraute", French Literature Series 7, 1985, p. 169.
[5] Leah D. Hewitt, Autobiographical Tightropes, Lincoln, University of Nebraska Press, 1990, 79.
[6] Vercier, Bruno, "(Nouveau) Roman et autobiographie: Enfance de Nathalie Sarraute", French Literature Series 7, 1985, 162-170, 169.
[7] Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris: Editions de Minuit, 1980, 27.
[8] Strictement parlant, il s'agit d'un lecteur inscrit, implicite, et non réel.
[9] La Vie d'Henry Brulard, Paris, Gallimard, La Pléïade, 1955, 657.
[10] Archives du nord, in Le Labyrinthe du monde, Paris Gallimard, Biblos. 1990, 419.
[11] Je fais allusion au beau titre de l'essai de Rebecca M. Pauly, Le berceau et la bibliothèque: le paradoxe de l'écriture autobiographique, Saratoga, Stanford French & Italian Studies 62, Anma Libri, 1989.
[12] Lucette Finas, "Le coeur transpercé des statues de cire", Littérature 118, juin 2000, 20.
[13] Monique Gosselin, Enfance de Nathalie Sarraute, Folio, 1996, 69.
[14] Pierre Lepape, "Oeuvres Complètes de Nathalie Sarraute", Le Monde des livres, 29 novembre 1996, II.
[15] Un exemple parmi d'autres: "subrepticement cela s'insinue en lui, quelque chose d'informe, de gluant avec une obstination sournoise ... cela se tortille, se débat, cela veut s'échapper, mais il le tient, le serre de toutes ses forces" (Entre la vie et la mort, La Pléïade, Gallimard, 1996, 658)
[16] Voir Tiphaine Samoyault "Les choses sont [...] sans objectalité, en quelque sorte sans objet. Disposées entre un espace littéral, intérieur et extérieur, et un espace métaphorique [...]", "Des choses sans objet", Littérature 118, juin 2000, 25.
[17] Tropismes, Paris: Ed. de Minuit, 1957, 53.
[18] Autre image significative dans Portrait d'un inconnu: "Il sent de plus en plus, [...] une sorte de crampe douloureuse comme celle qu'on aurait dans les mâchoires si l'on s'efforçait de mastiquer pendant longtemps une nourriture liquide [...] (Paris, La Pléïade, Gallimard, 129).
[19] Philippe Lejeune, "Paroles d'enfance", Revue des Sciences humaines, 217, janvier-mars 1990, 25.
[20] Tiphaine Samoyault, "Des choses sans objet", Littérature 118, juin 2000, 27-8.
[21] Jean Pierrot, Nathalie Sarraute, Paris: José Corti, 1990, 20.
Bibliographie
Boué, Rachel. Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole, Paris, L'Harmattan, 1997
Deleuze Gilles, Félix Guattari. Mille plateaux, Paris: Editions de Minuit, 1980
Finas, Lucette. "Le coeur transpercé des statues de cire", Littérature 118, juin 2000, 15-24.
Gosselin, Monique. Commente Enfance de Nathalie Sarraute, Paris: Folio, 1996.
Hewitt, Leah D. Autobiographical Tightropes, Lincoln, University of Nebraska Press, 1990.
Lejeune, Philippe. "Paroles d'enfance", Revue des Sciences humaines 93, 217, janvier-mars 1990, 23-38.
Pierrot, Jean. Nathalie Sarraute, Paris: José Corti, 1990.
Roudaut, Jean. "Garder le change", Littérature 118, juin 2000, 87-97.
Samoyault, Tiphaine. "Des choses sans objet", Littérature 118, juin 2000, 25-34.
Stendhal, La Vie d'Henry Brulard, Paris: Gallimard, Pléïade, 1955.
Vercier, Bruno. "(Nouveau) Roman et autobiographie: Enfance de Nathalie Sarraute", French Literature Series 7, 1985, 162-170.
Yourcenar, Marguerite. Le Labyrinthe du monde, Paris Gallimard, Biblos, 1990.
Dr Hélène Jaccomard
enseigne le français à l'Université d'Australie
Occidentale. Elle a publié un livre sur l'autobiographie Lecteur et lecture
dans l'autobiographie française contemporaine (Genève: Droz, 1992) ainsi que de nombreux
articles sur les récits de vie, la littérature beur et le sida. Elle fait
partie du comité de rédaction de Mots Pluriels depuis ses débuts et a
co-publié un Guide de la littérature du sida
en ligne.
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