Germain Sylaï Gotto, David Ndachi Tagne, Pierre Barrot et Jacques Douti Soutou
Cet article a été publié dans L'Afrique, côté cuisines Paris : Syros, 1994, pp.29-34. Reproduit avec l'aimable autorisation de Syfia. |
Si vous visitez Bangui la coquette, ne manquez pas d'aller au bord du fleuve, derrière l'ancien palais de l'Assemblée nationale, devenue le Haut-Conseil d'État. On y trouve les "gandas" ou "maquis", ces gargotes qui servent de délicieux poissons braisés et des plats de viande boucanée aux feuilles de koko. Dès l'aube, les tenancières des gandas sont à pied d'oeuvre. Il leur faut s'approvisionner en poisson frais, le capitaine surtout. A huit heures, la bière est au frais et le repas est sur le feu. A neuf heures sonnées, les premiers clients rappliquent. Dix heures, et c'est la ruée. Le Tout Bangui fonctionnaire vient consommer la "pause " au bord du fleuve. L'instauration de la journée continue, il y a deux ans, a fait la fortune des gandas. Les bureaux de l'administration ouvrent désormais à 6 h 30 du matin pour fermer à 13 h 30. La pause intervient officiellement de 10 h 30 à 11 heures. Mais beaucoup de fonctionnaires anticipent (il est vrai que, en cette année 1993, l'État ayant pris plusieurs mois de retard dans le paiement de ses agents, le zèle administratif est au plus bas). Ne vous hasardez pas dans les bureaux en fin de matinée, vous n'y trouverez guère que des plantons qui vous demanderont sur un ton désinvolte si vous vous moquez du monde, si vous n'avez pas vu l'heure. L'heure de la récréation ! D'ailleurs, pour huit fonctionnaires sur dix, la journée s'arrête là. L'heure légale de la clôture, 13 h 30, les trouvera encore installés derrière les planches de bois et sous le toit en tôle ondulée de leur gargote favorite. Si on ne traîne pas au bureau, on s'attarde volontiers du côté des gandas où, jusqu'à 16 heures, le capitaine grille à feu doux, garni de persil et de tomate, d'oignons et de piment haché. Mais les meilleurs morceaux sont ceux du matin et certains administrés, pour favoriser le traitement de leur dossier, n'hésitent pas à inviter le fonctionnaire concerné à rejoindre avant tout le monde les bords du fleuve. Délicate attention qui lui garantit une brusque accélération de la procédure.
Sortir le soir au Cameroun, c'est surtout aller au "chantier" ou au "circuit", autrement dit dans les restaurants de plein air tenus par des femmes. Les grillades y sont très prisées, qu'il s'agisse du poisson ou du poulet, lequel est également servi en bouillon ou, plus chic, en DG (comme directeur général), c'est-à-dire coupé en menus morceaux cuits avec de fines tranches de plantain et des légumes.
Mais la nourriture n'est pas l'essentiel dans le succès de ces gargotes, comme le raconte si bien la journaliste Pauline Manyinga dans ce reportage de Challenge Hebdo:
A Maroua, chef-lieu de la province de l'Extrême-Nord, la tradition des gargotes est tout aussi vivace qu'à Yaoundé ou Douala. Mais dans cette zone sahélienne où dominent les traditions musulmanes, elles sont tenues par des filles venues du Sud. Autre particularité : c'est le pigeon qui a, ici, les faveurs des clients.
Quiconque veut vous faire les honneurs de la cité vous invite à manger le pigeon braisé à L'Avion-me-laisse, le chantier d'Assene Flavienne. Cette dame de cinquante ans lança la mode du pigeon à la braise en 1984. Venue du Tchad où elle avait été répudiée par son époux tchadien, elle s'était installée quelques années plus tôt à Maroua, après un bref séjour au Nigeria. La recette miracle lui aurait été "communiquée par Dieu" . Depuis le jour où elle tenta l'expérience avec quatre pigeons achetés sur le marché, sa recette fait le bonheur des gourmets.
Aujourd'hui L'Avion-me-laisse accommode au moins une cinquantaine de pigeons par jour, soit plus de dix-huit mille par an. Mme Assene reste la championne incontestée de la spécialité même si les hommes lui font parfois des infidélités pour les beaux yeux de plus tendres tenancières.
Cuisine familiale par excellence, la cuisine africaine a dû, en moins d'une génération, descendre dans la rue et s'adapter aux contraintes de rapidité et de simplicité propres à la restauration collective. Alors que les plats qu'on déguste en famille demandent souvent une préparation pénible et des temps de cuisson extrêmement longs, l'alimentation de rue, de type "fast-food" a pris une importance considérable dans toutes les grandes villes. Les métropoles africaines en pleine explosion démographique ont la particularité de s'étendre démesurément au lieu de se densifier. Il en résulte des trajets domicile - travail en forme de marathon, ce qui interdit tout retour au domicile à l'heure des repas et favorise la pause casse-croûte près du bureau, du chantier ou de l'atelier.
Depuis l'instauration au Mali en 1992 de la journée continue pour les fonctionnaires comme pour la plupart des salariés (avec pause d'une demi-heure), Bamako a vu fleurir les cantines d'entreprise et les gargotes à grillades. Tantie-j'ai faim rivalise avec Mariam-miam-miam. Le mil, l'aliment de base traditionnel, y est généralement absent (sa place est plutôt à la maison) et c'est le riz au gras qui tient le haut du pavé, talonné de près par les spaghettis-sauce tomate, le sandwich-brochettes et le ragoût d'ignames. Hormis le riz, aliment-roi au Mali et pour lequel le pays est presque autosuffisant, tous ces plats ont été empruntés à l'Europe ou aux pays africains côtiers. Non pas que les consommateurs aient des goûts extravertis. C'est plutôt que les plats traditionnels du Sahel se prêtent mal à une préparation rapide et à une consommation accélérée. A moins de rompre avec les modes de préparation domestiques minutieux et interminables pour adopter une organisation plus appropriée. A cette condition seulement, les plats traditionnels peuvent retrouver une place au menu des cantines.
C'est du moins le credo d'Ami Sow, vedette de la gastronomie malienne. Cette femme médiatique et entreprenante a créé sa propre entreprise de restauration collective spécialisée dans la cuisine africaine. Après s'être fait connaître en présentant l'émission culinaire Gourmands et gourmets à la télévision malienne, Ami Sow propose ses services en 1990 à un grand hôpital de Bamako désireux de privatiser la préparation des repas des malades et du personnel.
Dès lors, son équipe nourrit chaque jour près de cinq cents personnes à l' "hôpital national du point G" (sic). Elle fournit également trente repas par jour à la cantine d'une société pétrolière de Bamako. Ami Sow, enfin, est sollicitée par le personnel d'une grande banque qui ne supporte plus de manger tous les jours des repas à l'européenne au restaurant d'entreprise. Les cent vingt employés obtiennent de la direction que tous les repas du jeudi soient réservés à la cuisine africaine d'Ami Sow. Si celle-ci fait souvent appel au riz, base de l'alimentation urbaine au Mali, elle fait aussi la part belle à des céréales plus traditionnelles et réputées plus difficiles, comme le fonio.
Autrefois, la cuisine africaine attendait sagement les convives en mijotant au fond de la cour familiale. Désormais, elle va chercher les consommateurs là où ils se trouvent et à n'importe quelle heure de la journée. Le dernier avatar de cette cuisine vagabonde et "à la carte" est né à Lomé, à la faveur de la grève générale qui a paralysé la capitale togolaise pendant plusieurs mois à partir de novembre 1992. Durant ces jours de tension et de répression sanglante, la plupart des habitants se terraient chez eux et les vendeuses de rues, habituées à proposer leurs plats à grignoter à partir d'un point fixe, sont devenues ambulantes. Circulant au mépris du danger, elles allaient proposer de quartier en quartier leurs plats de riz ou de haricots.
Après la grève, l'habitude est restée. Les vendeuses ambulantes ont trouvé désormais une clientèle fidèle auprès des ouvriers travaillant sur des chantiers éloignés du centre, ainsi que dans les quartiers périphériques. Ces adeptes de la "promenade vente" ont ainsi leurs abonnés et leurs lieux de distribution privilégiés dont elles font la tournée. Si désormais elles ne craignent plus les balles perdues, d'autres dangers guettent ces aventurières de la restauration. Des maçons et des menuisiers profitent parfois de l'isolement de leur lieu de travail pour violer la vendeuse téméraire qui vient les y retrouver. Les chantiers du Togo ont ceci de commun avec les "chantiers" du Cameroun. L'appétit des hommes y est aiguisé autant par la nourriture que par celle qui la procure.
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