La fin de ce siècle troublant pour l'Afrique comme pour le reste du
monde ébranlé par des conflits de toutes sortes du
Rwanda-Burundi, Libéria-Sierra-Léone, Angola-Soudan à la
Tchéchénie-Dagestan-Kosovo-Sarajevo sans oublier le Timor
oriental, passera à l'histoire comme le siècle des rêves
grandioses et des cauchemars délirants tant les espoirs de paix et
d'harmonie sociales furent immensément déçus.
Dans ce chaos indescriptible où génocide, violations des droits élémentaires des personnes, mutilations et tortures pèsent lourdement sur les mémoires individuelles et collectives, comprendre le passé pour mieux investir l'avenir relève de l'exploit tant ce passé est lourd à porter et flou à analyser. Lourd de l'oppression et de la négation d'êtres humains par d'autres humains, flou de la confusion et de l'oubli entretenus par des systèmes de gestion socio-politique au sein desquels aujourd'hui importe plus qu'hier et demain aura souci de lui-même. |
Dans un tel contexte, quelle place accorde-t-on encore à la Mémoire, cette empreinte du passé? Quelle place accordera-t-on au passé dans ce monde futuriste du nouveau millénaire? Quelle place le berceau de l'humanité aura-t-il dans le village global qui se dessine? Se souviendra-t-on encore des conteurs et conteuses d'Afrique dans cette civilisation de l'écrit et de l'électronique? Que deviendra la parole rebelle de ces hommes et femmes d'Afrique qui se sont donné pour tâche de garder vivante, par la magie de la création, la Mémoire des Pères transmise de mères en filles?
Dans les lignes suivantes, notre triple objectif sera, tout en faisant le bilan de ce siècle finissant, de nous interroger sur la place qu'occupera l'Afrique au cours de ce troisième millénaire sur la carte géopolitique mondiale et de questionner l'absence des mémoires féminines dans l'Histoire africaine. Nous essaierons de comprendre et d'expliquer ce paradoxe voulant que ce continent dont la majorité de la population est composée de femmes et qui parait si fier de son passé glorieux oublie celles qui sont les courroies de transmission de la Mémoire, celle des individus tout comme celle de la société.
S'il est admis que dans les sociétés africaines comme partout
ailleurs dans le monde, les femmes sont des porteuses du passé et de
l'avenir parce qu'elles transmettent la mémoire de par leurs
tâches d'éducation, il est notable de constater leur absence de la
mémoire historique. Comment se fait-il que celles par lesquelles se
transmettent la vie, la mémoire individuelle et collective soient
absentes de l'histoire qui se souvient?
Si Yennenga et Saraouina évoquent quelque chose aux oreilles des
cinéphiles africains à cause du prix du fespaco qui porte le nom
de la première et du film éponyme de Med Hondo concernant la
seconde, peut-on en dire de même de noms comme Abla Pokou? Anne Zingha?
Salou Casais? les Amazones du Dahomey?
Plus près de nous par le temps, qui se souvient encore du combat de
Winnie Mandela quand son célèbre mari croupissait dans les
geôles de l'Apartheid? N'a-t-on pas voué aux gémonies une
fois Mandela libéré, celle qui a longtemps été le
symbole du combat contre le régime de Pretoria?
Qui se souvient d'Aoua Kéita, militante anti-coloniale de
première heure, pionnière politique, première et seule
femme député de cette période
pré-indépendances? Qui se souvient des femmes qui
marchèrent sur la prison de Grand-Bassam pour exiger la
libération de leurs maris, pères et enfants au temps de la
colonisation? Qui se souviendra de l'engagement politique et social
d'Henriette Dagri Diabaté actuellement incarcérée à
la prison d'Abidjan, elle dont la mère a fait partie de ces braves qui
ont pris d'assaut la prison de Grand-Bassam? Elle qui, en historienne, a
relaté cet épisode de la lutte d'indépendance africaine
dans La marche des femmes sur Grand-Bassam[1]?
Les exemples n'en finissent pas quel que soit le domaine et le lieu
géographique abordés.
Qui se souvient des femmes de la Harlem Renaissance? On vous citera les noms de Langston Hughes, Claude Mac Kay, Countee Cullen et autres Jean Toomer mais qui se souvient de Jessie Redmon Fauset? Gwendolyn Brooks? Zora Hurston? Qui se préoccupe de savoir que c'est grâce à Jessie Redmon Fausset que Langston Hughes, Claude Mac Kay et Jean Toomer ont publié leurs premiers poèmes? On en rirait en considérant que c'est du passé si cela ne se pérennisait pas encore aujourd'hui.
A quelle enseigne sont logées les écrivaines d'Afrique?
Le passé se répète donc, même si on s'évertue
à nous faire croire qu'il ne se répète jamais. On ne
semble pas tirer leçon du passé, ce qui nous amène
à nous demander si on a compris ce passé, et s'il peut être
vraiment compris.
Autrement, comment une tragédie comme le Rwanda a-t-elle pu avoir lieu quand
nos mémoires sont encore assaillies par les monstruosités de
l'holocauste juif?
Comment a-t-il pu y avoir l'horreur sierra-léonais après ce qui
s'est passé au Rwanda?
Comment expliquer la terreur algérienne quand on se souvient de la
guerre de libération de 1954-1962?
Que dire face à Le Pen quand on apprend que la chasse aux
étrangers est ouverte en Côte d'Ivoire?
Comment s'y prendre pour convaincre les jeunes que le nazisme est mort et que
le Ku Klux Klan n'est plus que mauvais souvenir quand un Sikh se fait
sauvagement battre à mort par des jeunes skinheads qui se
réclament du "White Power" dans l'ouest canadien?
Cette fin de siècle apparaît déroutante et désespérante : catastrophes naturelles, séismes, inondations, crashs aériens, guerres, pauvreté, pandémies, le tableau n'est pas rose et donnerait des munitions aux alarmistes, annonceurs de fin du monde mais là n'est pas notre propos. Dans cette scène mondiale aux allures d'apocalypse, où se situe l'Afrique, continent d'où serait venue l'humanité? Que sont les rêves d'Afrique devenus?
Mosaïque culturelle, immensité géographique, scandale géologique, les prédicats ne manquent pas pour décrire le deuxième continent du monde en superficie après l'Asie. Cette vaste étendue de 30 millions de km2 avec ses 698 millions d'habitants ne pèse pourtant pas lourd sur l'échiquier mondial. L 'Afrique détient les records toutes catégories des fléaux mondiaux : pollution, guerres, famine, désertification, misère, analphabétisme, sida, paludisme, dictatures et j'en passe. Il est rare qu'elle ne fasse pas la une des journaux dans ces registres. Ce constat aussi amer soit-il n'entre pas dans la vague de la guerre afro-pessimistes contre afro-optimistes. Cet envers de la médaille est selon nos analyses ce qui se donne le plus à voir. S'il peut faire bon vivre sous le soleil, il faut aussi reconnaître que le soleil ne brille pas toujours partout. Jouer à l'autruche n'avance à rien. L'Afrique est sans doute un paradis mais pas pour la majorité. Et comme c'est le cas dans le débat à propos de la situation des femmes où un courant s'évertue à dire que tout va bien pour elles parce qu'elles sont représentées en politique, travaillent et étudient, donc s'épanouissent et ne sont pas opprimées, nous nous inscrivons en faux contre cette politique de la bonne conscience pour considérer le sort de la majorité silencieuse qui trime et à qui rien ne profite malgré les durs efforts. Cette majorité silencieuse ne sait pas ce que lui réserve les politiques du village global, elle ignore tout à fait où sera sa place au sein du village planétaire super connecté, elle qui n'a pas accès au téléphone et lutte pour faire boire de l'eau potable à ses enfants. Cette Afrique-là cherche vainement son siège dans la tribune du tableau paradisiaque qu'on dresse du nouveau millénaire. Elle ne se retrouve pas dans les croisades pacifiques du couple Banque Mondiale-FMI. Leurs programmes d'ajustement structurel ne semblent pas vraiment ajuster sa santé économique, ni politique, ni culturelle, encore moins sociale. Elle ne se retrouve pas non plus dans les négociations de l'OMC dans lesquelles l'exception culturelle ne tient pas compte de son exception à elle : richesse culturelle et humaine dans une politique déshumanisante!
Démembrée, désunie, fortement ébranlée par l'exode de ses cerveaux, l'Afrique n'a pas réalisé ses rêves d'unité. L'Europe et l'Amérique pourtant considérées comme issues de culture individualiste l'ont battue sur son propre terrain, pourrait-on dire, tant les notions de solidarité et de communauté ont longtemps semblé être sa marque déposée. Qu'est-il arrivé au rêve de Nkrumah? Indépendances ratées, démocraties devenues démocratures, l'Afrique rêvée par le père du panafricanisme est morte avant d'avoir vu le jour. Le monde pour elle s'est effondré[2] quand ses enfants ont remplacé les colons et décidé d'agir comme ceux-ci, sinon pire. Le piège sans fin s'est étendu quand elle a vu, médusée, ses enfants participer à son pillage en s'entre-tuant. Sa carte d'identité n'a plus rien valu lorsque ses enfants ont renié sa culture et copié servilement celle de l'Occident. Son histoire est devenue celle du fou et son aventure tellement ambiguë qu'elle est à présent incapable de la raconter. Habituée au malheur, elle n'a pas cru bon crier pour sortir du labyrinthe.
Paradoxe des paradoxes, 52% de sa composante sociale est absente. Absente de partout! Absente des livres et des lieux de la mémoire. Absente du présent et du passé. Absente de l'Histoire. Absente de la Parole. Absente de la scène politique. Absente de la société. Sa place est nulle part. Oubliée, recluse. Elle se confond à l'ombre. L'ombre du silence. Silence des traditions. Traditions : poids, fardeau insurmontable des pères porté par les mères. Mères gentiment confondues à l'Afrique : culte de la féminité et de la maternité. Parenthèse fermée. Et pourtant, elle devrait s'ouvrir. Oui, s'ouvrir car de cette ouverture, dépend l'avenir du continent numériquement dominé par les femmes qui la portent à bout de bras comme leurs rêves portatifs[3] qu'elles essaiment à tout vent. Que serait le continent africain sans le travail des femmes?
En quoi consisterait l'économie africaine sans le travail informel des femmes des campagnes et des villes? Elle supportent, silencieuses, le poids énorme des conditions de vie draconienne qui sont les leurs en ville comme en campagne. Elles ne voient pas venir les bienfaits annoncés des multiples programmes des organismes gouvernementaux et non gouvernementaux qui se servent de leurs drames pour s'enrichir. Elles ont beau crier, personne ne les entend. Elles ont beau parler, personne ne les écoute. Awa Thiam devra leur redonner la parole tant leurs voix ont été étouffées. Si elles ont plus facilement accès à l'éducation qu'auparavant, de nombreuses fillettes ne mettront jamais les pieds à l'école et referont inexorablement le même parcours que leurs mères, reproduisant ainsi le cycle de la dépendance, de la soumission, de la pauvreté et de ses corollaires. Cibles idéales lors des guerres, elles sont traitées comme des trophées; monnaie échangeable, elles subissent toutes sortes de traitements déshumanisants : viols, violence, sévices corporels et sexuels sont leurs lots. Victimes des pratiques rétrogrades, elles passent par les rites dits initiatiques de l'excision et de l'infibulation élégamment regroupées sous l'appellation de MGF (Mutilations génitales féminines). Deux millions de fillettes africaines subissent ce sort chaque année. Mariages précoces, maternités nombreuses et rapprochées, voilà l'avenir qui attend la plupart d'entre elles.
Pour leur malheur, les femmes du continent africain ne sont pas plus unies que leurs hommes et ne parlent pas toujours de la même voix. Des louves pour d'autres femmes, elles peuvent l'être en reproduisant le cercle de l'axe dominant-dominé. Certaines parmi elles, n'hésitent pas à faire carrière sur les malheurs de leurs consoeurs. D'autres acceptent de jouer les marionnettes dans des programmes politiques qui ignorent royalement cette moitié du ciel.
Bien que chevilles ouvrières du continent, elles détiennent le record de la pauvreté tant les gains (tout comme à l'échelle du schéma pays riches et pays démunis) sont mal répartis. Elles pourraient tresser leurs misères en cordes tant celles-ci s'étalent à n'en pas finir.
Des survivantes donc, soutenues par leur détermination face à l'adversité. Détermination de vivre. Plus forte que la mort qui rode alentour. Elles reviennent de loin, ces femmes de la majorité silencieuse. Est-ce la force de leurs chants? la force de leurs espoirs? la force de leur foi en des lendemains meilleurs? Mais elles sont debout. Debout malgré tout avec leurs mémoires éveillées. Les mémoires absentes restent éveillées. Eveillées comme des lampes dans l'ombre de la nuit. Elles éclairent ce continent qui ne saurait s'éteindre parce qu'un jour, l'humanité en est sortie. Origines. Les mémoires s'y trouvent mêlées. Et si, comme le dit Jacques Attali, "l'avenir, c'est un retour au passé", chacun devra alors y retourner physiquement ou en esprit car c'est un lieu hautement privilégié de mémoires. Mémoire du monde qui ne saurait être oubliée. Pèlerinage indispensable pour rendre hommage aux mémoires oubliées qui survivent quand même.
Notes
[1] Diabaté, Dagri Henriette. La Marche des femmes sur Grand-Bassam Dakar: NEA, 1975.
[2] Ce paragraphe contient des références aux titres des ouvrages suivants : Le Monde s'effondre, Chinua Achebe; Un Piège sans fin, Olympe Bely Quenum; La Carte d'identité, Jean-Marie Adiaffi; L'Histoire du fou, Perpétue et l'habitude du malheur, Mongo Beti; L'Aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane; Labyrinthe, Tanella Boni.
[3] Bemba, Sylvain. Rêves portatifs. Dakar: NEA, 1979.
[4] Boni, Tanella. "Cordes de femmes" in Grains de sable. Limoges: Le bruit des autres, 1993, pp.51-52.
Dr. Angèle Bassolé Ouédraogo est titulaire d'une Maîtrise ès Lettres (Université de Ouagadougou), d'un Doctorat en Lettres (Universié d'Ottawa) et d'un Diplôme de Journalisme, (Université de Montréal). Elle a enseigné au Burkina Faso d'où elle est originaire, et au Canada. Elle combine son métier d'enseignante avec ses activités de Journaliste reporter et de Chroniqueur. Son intérêt pour la littérature féminine africaine en général et la poésie en particulier date de plusieurs années. Son ouvrage "Du silence à la parole: Poètes africaines francophones" est en cours de publication.
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