Alphonse Mbuyamba Kankolongo
Institut Supérieur
Pédagogique de la Gombe à Kinshasa
La Gangue, de Maliza, fut la première nouvelle de langue française de notre pays à être primée, en 1973. Le récit témoigne de la réalité contemporaine, telle qu'on la rencontre de façon courante sur l'ensemble de notre continent : des jeunes arrivés au terme de leurs études pensent mener une existence autonome, loin de leur famille. Ils veulent ainsi "s'occidentaliser" en s'éloignant des leurs, et ce, d'autant plus que ces derniers croupissent dans la misère. C'est le cas de Katuta, le personnage principal de la nouvelle qui ne veut pas vivre parmi ses frères et sa famille de peur d'être dévoré par ses parents nécessiteux. Une fois son diplôme obtenu, Katuba croit pouvoir échapper à la double gangue qui l'enserre dans son village : le clan et la misère. Il se voit quittant son village et arrivant en ville où, gagnant la confiance d'un notable, il lui serait possible de faire carrière. Une chose conduisant à une autre, il serait alors à même de dénicher une bourse de perfectionnement pour l'Europe et pourquoi pas l'Amérique. Il allait enfin pouvoir abandonner sa famille et évoluer loin d'elle, seul et heureux. On imagine le drame que représente la décision des autorités de l'affecter dans son propre village. Toutes ses illusions s'envolent d'un coup lorsqu'il ouvre la lettre du Ministre de l'Enseignement lui annonçant la nouvelle.
Onze ans plus tard, c'est-à-dire en 1984, Maliza réédite son exploit en remportant le premier prix du même concours avec sa nouvelle Un voyage comme tant d'autres. Ce récit raconte l'humiliation extrême de " la petite dame " - c'est ainsi qu'elle est nommée dans le récit - qui doit choisir entre une fouille corporelle abjecte qui lui permettrait de voyager et l'abandon de son projet. Elle se soumet à la fouille en gardant le silence et le secret qu'elle s'impose permet au douanier d'agir de même avec la passagère suivante et " La petite dame " embarque dans l'avion en ruminant sa honte et sa meurtrissure. En date, la dernière nouvelle de Maliza écrite en 1991 est encore inédite. Elle s'intitule La semence germera-t-elle? et représente une interrogation sur la valeur de l'homme. Maliza vit actuellement à Lubumbashi, au Katanga, où il enseigne le français à l'Ecole Maadène et où il est un des opérateurs littéraires les plus influents du lieu.
En ce qui concerne Yoka, c'est Le Fossoyeur qui lui permit de se faire connaître du public comme un nouvelliste de talent. Cette nouvelle reçut, en 1975, le grand prix de la meilleure nouvelle de langue française et elle remportera aussi plus tard le prix littéraire Nemis[2] de la République du Chili. L'auteur y raconte la révolte sans issue d'un fossoyeur. Celui-ci, mécontent de la médiocrité de ses conditions de travail et de son salaire de misère, comparé à ses collègues travaillant dans le cimetière du centre ville réservé aux riches, se décide un jour à faire la grève. Mais dès le lendemain, il se remet à creuser parce que les morts, eux, ne peuvent attendre ni faire la grève comme lui. Et, quelle n'est pas sa surprise de reconnaître ce jour-là, parmi les corps des étudiants tués par les militaires, la silhouette de son fils Mwamba. Aucune réaction n'est possible. Le corps de Mwamba disparaît et le père, impuissant, reste là, figé face à sa condition misérable et à l'implacabilité du destin. Solidement ancré dans la réalité, Le Fossoyeur révèle tout à la fois la violence et la brutalité élevées à un statut de projet politique et le machiavélisme des nouveaux pouvoirs africains.
En 1991, Yoka réunit sous le titre Destins broyés un recueil de sept nouvelles intitulées : "L'araignée", "Stop", "Le cannibale", "Le bouquiniste", "La méprise", "Le triangle" et "Qui a dit ivrogne ?" Trois de ces textes avaient déjà été couronnés individuellement par des prix littéraires internationaux.[3] Ces nouvelles sont, dans leur ensemble, autant de petits tableaux dont la juxtaposition dépeint une société urbaine en perpétuelle déchéance morale. L'auteur y met en scène des personnages désarçonnés et vivant dans un contexte où la véritable personnalité de l'individu est diluée par les contraintes sociales. Avec un réalisme qui fascine le lecteur, Yoka dévoile la face cachée de certains faits vécus au quotidien et qui ne sont anodins qu'à première vue. Les victimes de ces situations sont essentiellement le petit peuple, pauvre, clochardisé et souvent abandonné à son triste sort qui frise la déchéance. Tous les personnages de Yoka sont confrontés à la misère, à l'humiliation, au déshonneur, au désespoir, etc... et aucune issue ne se profile à l'horizon. En définitive, Destins broyés s'offre comme un cri d'appel au réveil des consciences qui sendorment, insouciantes face à cette descente aux enfers et à l'abandon des valeurs fondamentales qui pourraient sauver la dignité humaine : valeurs de justice, d'honnêteté, du respect d'autrui, de solidarité, etc...
Par la suite, collaborant avec d'autres jeunes auteurs qui, pour la plupart, s'essayent pour la première fois à la nouvelle,Yoka participe à un recueil collectif intitulé : Sandruma on démon-cratise.[4] Toutes les nouvelles de ce recueil, chacune à sa manière, livrent les témoignages réellement vécus des pillages qui ont été opérés dans la quasi-totalité des grands centres de notre pays, en particulier à Kinshasa en septembre 1991 et en janvier 1993 . Ces pillages avaient été essentiellement l'oeuvre des militaires mécontents non seulement de la modicité de leur paie, mais aussi de l'irrégularité avec laquelle elle leur était versée. Et les populations civiles avaient fini par emboîter le pas aux militaires pillards. La nouvelle de Yoka dont le titre est évocateur : "Profession : sandrumeur" relate un certain nombre de faits divers réels ou imaginaires entendus par l'auteur au sujet des pillages évoqués. Elle met aussi à nu les déficits culturels et moraux des masses populaires durement mises à l'épreuve de la vengeance, des règlements de compte, de la jalousie, de la haine, etc.
La première partie de Lettres d'un kinois à l'oncle du village, paru en 1995, comprend quarante quatre lettres à travers lesquelles l'auteur projette l'image de Kinshasa à un moment crucial de son histoire: la période de la longue, interminable et tragique transition politique du Congo-Zaïre consécutive à la décision du Président Mobutu de "démocratiser" à sa manière, sous la pression des événements, les institutions du grand pays de l'Afrique centrale. La deuxième partie du volume comporte sept nouvelles, toutes publiées précédemment ailleurs.
L'intérêt général de cet ouvrage est de faire découvrir à l'opinion l'un des témoignages les plus poignants sur les réalités effrayantes et grotesques à la fois d'un pays livré au pire des arbitraires et otage de ses propres fils, sur les chemins rocailleux de sa dignité.
L'analyse du contenu des nouvelles de Maliza et de Yoka montre que tous les maux sociaux et individuels conduisent au milieu urbain qui a permi d'ériger en valeurs nobles des anti-valeurs. Une même intention anime les deux auteurs : celle de témoigner des événements sociaux de leur époque dont ils sont les témoins privilégiés et, du même coup, dénoncer les tares de leur société. Ils se présentent ainsi à la fois comme les porte-parole des sans voix et les redresseurs de torts de la société qui part à la dérive.
Bien que la nouvelle soit un art difficile à maîtriser et à pratiquer, elle s'appuie sur un certain nombre de caractéristiques que l'on retrouve souvent chez Maliza et chez Yoka: la brièveté, la vraisemblance, la concentration de l'action sur un seul personnage, l'intensité dramatique, l'exploitation d'un espace clos et d'un temps chronométré. Toutes les nouvelles de Maliza et de Yoka ne dépassent guère une dizaine de pages. Dès lors, on peut souligner un certain équilibre entre les nouvelles des divers volumes, équilibre qui crée une sorte d'harmonie intratextuelle.
La vraisemblance de la nouvelle est toujours rigoureusement respectée. Les textes de Maliza et de Yoka offrent un tableau des moeurs de notre temps, à une époque précise dans l'évolution de la société congolaise. Ils dévoilent souvent des histoires vraies, bien que retravaillées par l'imaginaire. Il va sans dire que les problèmes que ces deux auteurs abordent dans leurs textes relatent des faits sociaux, des histoires qui renvoient souvent au vécu des gens confrontés à la réalité. Leurs héros sont choisis parmi le commun des mortels, parmi les laissés-pour-compte de la société, ceux appelés couramment "les gens du petit peuple" : chauffeurs de taxi, cireurs de souliers, femmes prostituées, etc. Le témoignage et le documentaire l'emportent sur la dimension psychologique ou fictionnelle et il semble que l'urgence d'informer et d'éduquer le public lecteur incite les nouvellistes à puiser leur matière narrative dans le déjà-existant plutôt qu'à mettre leur imagination au service de faits gratuits et sans rapport avec la réalités sociale.
Maliza et Yoka offrent ainsi au lecteur, en quelques pages, dans un espace clos (cimetière, voiture, aéroport, etc...) et dans un temps relativement court, l'essentiel de leurs intrigues narratives. Ces moyens textuels fort limités, n'empêchent toutefois pas Maliza et Yoka de créer dans leurs nouvelles une intensité dramatique à laquelle le lecteur ne peut pas rester indifférent. C'est donc avec plaisir que ce dernier dévore ces histories simples, mais captivantes.
L'intérêt des oeuvres de Maliza et Yoka ne se trouve donc pas dans un renouvellement de la thématique et des formes de la nouvelle dans notre pays - leurs textes portent les marques d'une écriture conforme au règles du genre - mais dans la conscience de la fonction esthétique et culturelle de leurs écritures. Et tous deux se font les défenseurs d'une vision du monde faisant appel à un changement radical des valeurs de leur société.
[1] Les nouvelles, primées au concours organisé par l'Union Africaine des Arts et des Lettres/Section locale de Léopoldville (actuelle Kinshasa) en 1950, n'ont pas été publiées comme le Règlement le prévoyait. Il en est de même des nouvelles primées aussi dans le cadre du concours littéraire de la Foire coloniale de Bruxelles (1948, 1949 et 1950), à l'exception de Ngando, le crocodile (1998) de paul Lomami Tshibamba.
[2] Ce prix est institué depuis 1985 par le Ministère Chilien des Relations Extérieures à l'intention des écrivains des pays francophones d'Afrique. Le sigle "Nemis" a été emprunté aux noms des célèbres prix Nobel Chiliens de Littérature.
[3] "Stop", "Le cannibale" et "La méprise"
[4] Sandruma ou Sambruma : déformation en jargon militaire congolais de "rassemblement" ; par extension : pagaille, pillage, mutinerie.
Maliza, Mwine Kintende . "La gangue" in Dix nouvelles de... Oeuvres primées dans le cadre du "Concours radiophonique de la meilleure nouvelle de langue française" Paris: Agence de Coopération Culturelle et Technique/Radio - France, 1975 ("concours de 1973"), pp.67-80.
Maliza, Mwene Kintente . Un voyage comme tant d'autres et onze nouvelles. Paris: Editions Hatier/CEDA, 1984, 128p. (Collection Monde Noir Poche).
Mudaba, Yoka Lye. "Le Fossoyeur" in Dix nouvelles de... Oeuvres primées dans le cadre du "Concours radiophonique de la meilleure nouvelle de langue française". Paris: Agence de Coopération Culturelle et Technique/Radio France Internationale, 1979, "Concours de 1977 "), pp.5-15 p. Le Fossoyeur et sept nouvelles primées. Paris: Editions Hatier/ACCT/CEDA, Collection "Monde Noir Poche", 1986, 127p.
Yoka, Lye Mudaba. Destins broyés. Préface de Djungu - Simba K., Kinshasa, Editions Saint Paul Afrique, 1991, 63 p.
Yoka, Lye Mudaba. "Profession : Sandruma" in Sandruma, on démon-cratise de Charles Djungu-Simba K. (éd.), Kinshasa: Editions du Trottoir, 1994.
Yoka, Lye Mudaba. Lettres d'un Kinois à l'oncle du village. Zaïre: Années 1990, Volume 15, Bruxelles/Paris, Institut Africain - CEDAF/L'Harmattan, 1995, 176p.
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[the contents of this issue of MOTS PLURIELS]
Professeur Alphonse Mbuyamba Kankolongo est Docteur en langue et littérature française de
l'Université de Lubumbashi avec une thèse intitulée La
littérature narrative de langue française au Zaïre:
idéologie, écriture et société. Il est
actuellement Professeur de littérature négro-africaine
d'expression française à l'Institut Supérieur
Pédagogique de la Gombe à Kinshasa et Directeur-adjoint du Centre
d'études et de promotion de la littérature écrite au Congo
(CEPROLEC) [B.P. 5.011 Kinshasa X]. Au nombre de ses publications, on
relèvera son ouvrage intitilé: Guide de la littérature
zaïroise de langue française 1974-1992. Kinshasa: Editions
Universitaires Africaines, 1993, 114p.